La sélection d’Innocence au festival de Cannes 2004 est venue couronner 25 ans de carrière d’un des réalisateurs d’animation nippons les plus marquants de sa génération. L’oeuvre pléthorique de Mamoru Oshii -entre travaux de commande et oeuvres personnelles, animation et prise de vue réelle- n’en demeure pas moins difficile à cerner dans son ensemble..

– version publiée dans Chronic’art #15 – Etét 2004

Mamoru Oshii est aujourd’hui l’unique personnalité du cinéma d’animation japonais dont l’envergure puisse rivaliser avec celle de ses aînés, Hayao Miyazaki (Le Voyage de Chihiro) et Isao Takahata (Mes voisins les Yamada). Il fréquente d’ailleurs les deux fondateurs du Studio Ghibli depuis 20 ans. La légende leur prête même un projet commun avorté… Oshii continue d’entretenir avec Miyazaki une relation ambivalente, entre estime réciproque et règlements de comptes. Celui-ci n’a pas hésité à remettre son cadet à sa place lors d’une interview croisée au moment de la sortie de Patlabor 2 (1993), tandis qu’Oshii a comparé, dans un pamphlet demeuré célèbre, le studio Ghibli au Kremlin, en référence à la discipline de fer qui y règne. Loin de la ferveur pionnière qui caractérise l’œuvre des deux figures tutélaires de l’animation nippone, Oshii apparaît comme un artiste plus difficile à cerner, venu au dessin animé presque par hasard. Ses premières armes de réalisateur, il les fait à la fin des années 70 chez Tatsunoko Production, studio connu pour ses dessins animés mettant en scène des super héros bigarrés. Il y dirige des épisodes de séries TV destinées aux enfants, comme Gatchaman (la Bataille des planètes, 1978). Recruté via une petite annonce après des études de cinéma, Oshii est un réalisateur par vocation, venu à l’animation par intérêt pour la mise en scène et non le dessin, qu’il ne pratique qu’en amateur. Contrairement au cliché du réalisateur de dessin animé, il ne conçoit pas de sa main l’univers graphique des productions auxquelles il collabore, s’appuyant sur des dessinateurs aux styles divers, rendant l’appréhension de son oeuvre pas nécessairement évidente pour le grand public.

Contrebandier

Jusqu’au début des années 80, Oshii est confiné à des travaux de commande, qui ne laissent guère transparaître sa personnalité, comme la série Nils Holgersson (1980), adaptée du classique de la littérature enfantine. C’est sa collaboration à la série TV, puis aux films tirés de la bande dessinée Urusei Yatsura (Lamu) de Rumiko Takahashi, la spécialiste des comédies sentimentales échevelées (Maison IkkokuJuliette je t’aime -, Ranma, etc.), qui va lui permettre de se faire un nom. Si Only you (1983), son premier long métrage tiré de la série, qui dépeint les amours contrariés d’un humain et d’une plantureuse extraterrestre, reste relativement fidèle à l’oeuvre originale, le second s’en éloigne résolument. Beautiful dreamer (1) (1984) joue en effet -bien avant Un Jour sans fin d’Harold Ramis- sur un paradoxe temporel à répétition, pour entraîner les héros de Takahashi dans une aventure onirique, où la frontière entre rêve et réalité s’estompe. L’étrangeté du récit, la pesanteur de la mise en scène, les références mythologiques et la présence de motifs qui deviendront récurrents préfigurent les chefs-d’œuvre à venir.
Encouragé par le succès de ces longs métrages, Oshii se lance successivement dans deux projets personnels : Dallos (1983) a aujourd’hui quelque peu vieilli, mais cet anime d’anticipation inaugure au Japon le format de l’OAV (Original Animation Video) -long métrage ou mini-série destinée directement au marché de la vidéo-, et témoigne pour la première fois de l’engouement du réalisateur pour les véhicules de guerre. Tenshi No Tamago (l’Oeuf de l’ange, 1985) est une expérience plus convaincante, réalisée pour la partie graphique en collaboration avec Yoshitaka Amano, le designer des premiers Final Fantasy, aujourd’hui peintre et illustrateur reconnu. Cet OAV se présente comme une fable sur le devenir de l’Humanité, bourrée de références bibliques, aussi somptueuse qu’impénétrable. Son échec commercial tient Oshii éloigné des studios quelques temps, et lui offre matière à une prise de conscience décisive : il se consacrera désormais presque exclusivement à des adaptations, adoptant la posture du contrebandier qui lui avait si bien réussi avec Beautiful dreamer.

Bastons de robots

Après l’OAV Twilight Q2 (1987), Oshii se trouve associé à l’un des premiers projets multimédias de l’histoire du dessin animé nippon : Patlabor. Cette comédie policière met en scène une brigade de robots de patrouille, dans un futur proche où la présence des machines fait partie du quotidien. Elle est déclinée simultanément en OAV et manga, puis en série TV. Cet univers a été mis au point par un collectif caché derrière le nom de code Headgear : Yutaka Izubuchi se charge de concevoir les machines, Akemi Takada du design des personnages, Masami Yûki de la version manga, Kazunori Ito écrit les scénarii et Oshii met en scène les OAV puis le premier long métrage réalisé en 1989, auquel il imprime sa marque. A l’atmosphère décontractée de la série, succède un récit plus sombre, où les bastons de robots sont reléguées au second plan. Le film se veut une réflexion sur l’avenir de Tokyo : les pilotes de la Brigade de Labors doivent mettre en échec les plans d’un terroriste, visant à prévenir les autorités contre les risques de l’urbanisation forcenée. C’est la première collaboration d’envergure entre Oshii et le musicien Kenji Kawai. Patlabor 2 est un quasi-remake du premier : cette fois-ci, c’est un ancien officier marqué par la guerre qui menace la ville, dans le but de faire prendre conscience aux habitants de la précarité de la paix qui règne au Japon. Le film est plus encore prétexte à de longues digressions éthiques et à des séquences de déambulations urbaines lymphatiques, la seule scène d’action étant confinée dans les dix dernières minutes. Oshii reproduit ainsi le même schéma que pour Urusei Yatsura : un premier film relativement fidèle à l’oeuvre originale suivi d’un second plus personnel, avant de passer à autre chose. Patlabor 2 permet aussi au réalisateur de rôder des techniques d’animation par ordinateur et un staff -au premier rang duquel Ito au scénario, Kawai à la musique et Hiroyuki Okiura à la création des personnages- que l’on retrouve à l’identique sur le film suivant : Ghost in the shell (1995). Avant de revenir à l’animation avec Innocence, Oshii a notamment écrit et produit l’anime Jin-roh (1999), dirigé par Okiura.
Icône post-moderne

Parallèlement à sa carrière de réalisateur d’animation, Oshii n’a jamais perdu de vue le cinéma en prise de vue réelle. Akai Megane (Lunettes rouges, 1987), son premier long métrage, est une improbable course-poursuite tournée en quelques jours et en 16 mm, avec la caution d’un célèbre -mais calamiteux- acteur de doublage, dans un esprit proche de la La Marque du tueur (1967) de Seijun Suzuki, ou encore des premiers films de la Nouvelle Vague. Plus abouti, Stray Dog (1991) pose les bases de l’uchronie développée par la suite dans Jin-Roh : le Japon est sous le joug d’un régime militaire, dont les troupes d’élites apparaissent sous la forme de sinistres guerriers en armure. Si Talking head (1992) met côte à côte séquences live et animation pour un résultat peu convaincant, Avalon (2002) est largement plus réussi, tourné en Pologne, et utilisant des procédés d’animation numérique de pointe pour enrichir la prise de vue réelle. « Subete no eiga wa anime ni naru » (« tous les films s’apparentent au cinéma d’animation ») : telle est la conviction d’Oshii en la matière, également le titre d’un essai qu’il a récemment fait paraître au Japon. Du fait de la postérité des thèmes traités dans Ghost in the shell puis Avalon, Oshii est devenu en Occident une sorte d’icône post-moderne, les références insistantes à son égard par les frères Wachowsky (Matrix), notamment, ayant depuis achevé de le confiner dans cette cage dorée. Par son décalage imaginaire et sa capacité à faire vivre l’impossible, la science-fiction semble plutôt pour le réalisateur l’outil idéal de transmission à un large public de ses fables philosophiques : « Si l’on compare mes films à un corps humain, je dirais par exemple que c’est plutôt le squelette qui m’intéresse. Néanmoins si je montre les os de manière brute (c’est un peu ce que j’ai fait dans Tenshi No Tamago), le public ne me suivra pas car personne n’a envie de voir un squelette. Par contre, si je rajoute des muscles, une peau, si l’ensemble devient présentable, le spectateur appréciera davantage ce que je veux exprimer, il y sera plus réceptif. Quand je montre mes films, certains spectateurs vont voir directement le squelette, d’autres uniquement la surface, d’autres encore, les deux. Et c’est là l’intérêt du cinéma : il y a plusieurs degrés d’interprétation » (2).

Lire notre chronique d’Innocence.

(1) Edité en vidéo en 1996 chez nous, le film est à nouveau disponible en DVD depuis ce printemps chez Kaze
(2) AnimeLand n°93, avril 2002

Le meilleur ami d’Oshii
L’un des traits caractéristiques de la personnalité du réalisateur d’Innocence est sa passion pour les chiens, et plus particulièrement les bassets. Il en possède deux, l’un répondant au doux nom de Gabriel, et dont il arbore fièrement l’effigie en public sur un T-shirt. « Mon amour des chiens dépasse la norme », admet Oshii, qui se débrouille toujours pour en faire apparaître à l’écran, au premier plan (Patlabor 2) ou par le biais détourné d’affiches ou de spots TV (Ghost in the shell). On détecte d’ailleurs des figures canines au sein de son œuvre dès la série Nils Holgersson puis dans Dallos, mais c’est à partir de Patlabor que la présence de bassets devient systématique. Si ces apparitions, que les fans s’amusent à dénicher -à l’instar des caméos d’Hitchcock-, tiennent alors plutôt du clin d’oeil, le chien favori d’Oshii devient un personnage à part entière dans Avalon : Ash vit avec pour seule compagnie un sosie de Gabriel, symbolisant la sécurité du foyer et son unique lien avec le monde réel. La disparition énigmatique de l’animal à mi-film, qui précède le moment où la jeune femme bascule dans l’univers virtuel, demeure l’un des moments forts de l’OVNI polonais d’Oshii. Il va plus loin encore dans Innocence : le basset est l’objet exclusif de l’affection de Batô, unique vestige de chair et de chaleur dans un univers froid et mécanisé. La séquence la plus émouvante du film montre le cyborg rentrer chez lui, donner pieusement à manger à son chien, avant que celui-ci ne vienne se lover sur lui et s’endormir paisiblement… Parmi les produits dérivés d’Innocence, on trouve d’ailleurs des maquettes grandeur nature de Gabriel ainsi que ses boîtes de croquettes préférées. Au journaliste d’un grand quotidien nippon lui demandant ce qu’il comptait faire maintenant, Oshii répondait d’ailleurs, sans rire : « Rentrer chez moi et passer du temps avec mes chiens ».