A quelques semaines de la sortie de son Dictionnaire du rock en deux volumes chez Laffont (collection « Bouquins »), Michka Assayas nous a consacré un après-midi. Ancien critique rock à « Libération » et aux « Inrockuptibles », écrivain (il est l’auteur de deux romans, « Les Années vides » et « Dans sa peau », publiés chez L’Arpenteur-Gallimard), il revient sur une aventure collective de cinq ans. Rencontre avec un enfant du rock enfin apaisé.
Chronic’art : Pourquoi un dictionnaire plutôt qu’une encyclopédie ?
Michka Assayas : Il est vrai que ce dictionnaire possède par certains côtés un aspect encyclopédique. Cependant il ne s’agit pas pour moi de résumer la vie d’un artiste puis les aspects de son œuvre comme on le fait dans une encyclopédie. Cette manière de procéder m’apparaissait trop académique pour l’histoire du rock. Ce qui me passionne, ce sont les histoires et les gens. Il n’était pas question pour moi de présenter une collection de coléoptères. On a aujourd’hui une vision trop désincarnée de la musique, un côté gare de triage qui me déplaît : on parle de « post-rock », « techno-pop »… Or, quand on discute avec des musiciens, quand on lit des récits sur la façon dont la musique s’est faite, on se rend bien compte que cette élaboration est très accidentelle, très intuitive et surtout que les musiciens ne sont pas capables de dire ce qu’ils veulent faire clairement. Prenons un groupe comme les Doors : ce n’était pas un groupe de rock à proprement parler avec un style bien défini. Il y avait là un étudiant de cinéma, un type qui voulait faire du théâtre, un musicien destiné à devenir banquier et qui avait joué dans des bases en Extrême-Orient. Ils n’avaient qu’un truc en commun : ils n’aimaient pas le rock’n’roll. Quel sens ça aurait eu de parler des Doors en faisant une brève biographie et en écrivant ensuite « eh bien la musique des Doors se compose d’un orgue et de longues improvisation, etc. » ? Aucun. Je voulais accompagner la naissance d’une musique qui traduit la vie d’un groupe, la vie d’un homme, mêlée à des circonstances qu’il ne maîtrise pas. Il est très important de savoir qui sont historiquement, socialement, géographiquement les artistes, pourquoi un fils d’ébéniste a décidé de tout arrêter pour monter un groupe de rock, pourquoi aux Etats-Unis le Sud-Est n’est pas le Midwest…Toutes ces questions sont essentielles, on ne peut pas ne pas faire d’archéologie.
Depuis quand portiez-vous ce projet ?
A proprement parler, le projet date de 1994. C’était une commande de Robert Laffont. Mais en fait, il s’agissait pour moi de liquider une histoire, une sorte d’obsession. Vous savez, le rock est une affaire de maniaques. J’aime beaucoup ce mot d’Edith Piaf : « ce que les autres vous reprochent, cultivez-le ». Je voulais prouver que les obsessions pouvaient aussi se révéler constructives, salvatrices. Il s’agissait pour moi de regarder en face ce que j’avais été sans me dire seulement « c’était ma jeunesse ». Il fallait en faire quelque chose. Je pense que j’ai une nature de drogué. Je suis quelqu’un qui s’accoutume aux choses mais qui veut aussi s’en défaire. Le dictionnaire traduit cette ambivalence : à la fois une boulimie et un désir de destruction de toutes ces choses qui me phagocytaient.
Comment avez-vous procédé avec votre équipe pour réaliser ce travail énorme ?
Nous avons fonctionné d’abord comme une petite équipe qui se serait partagé le continent rock. Il n’est resté très vite qu’un petit noyau. Chacun avait un portefeuille comme dans un ministère. Par exemple, deux de mes plus proches collaborateurs, Philippe Auclair, alias Louis Philippe, et Vincent Laufer, se sont ainsi consacrés l’un à la soul et à la pop « baroque », l’autre au rock indépendant. Jean-William Thoury s’est chargé des pionniers du rock français.
Ce qui nous réunissait tous, c’était la volonté de jouer le jeu, de prendre part à une aventure où il n’y avait pas grand-chose à gagner. Pour ma part, j’ai mis en archives vingt ans de collection du NME. J’en ai fait une base de données. Quand je devais rédiger la notice d’un groupe, j’ouvrais le fichier correspondant, je lisais, j’écoutais les disques et je me lançais. Ensuite nous nous réunissions, nous rassemblions les textes, confrontions les idées, les rapprochements opérés et le dictionnaire s’est construit comme ça, progressivement.
Quelle était la marge de manœuvre de chacun ?
J’ai laissé beaucoup de marge à mes collaborateurs. Certains ont voulu être concis, d’autres se sont épanchés davantage. C’est le côté « cathédrale » du dictionnaire. Il y a un plan d’ensemble mais certains ont fait des statues plus grandes que d’autres. Quand un article racontait des choses passionnantes, je ne cherchais pas à faire du centrisme. Par exemple, en ce qui concerne les articles consacrés au reggae. Certains étaient interminables. Et puis Bruno (Blum, ndlr) m’a convaincu. Il m’a dit : « c’est la seule possibilité de rendre justice à des musiques qui ont été pillées, dont on ne connaît absolument pas les pionniers ». Il n’y a pas une encyclopédie où vous trouverez des articles aussi détaillés sur les Techniques, sur King Stitt ou sur Lee Perry. Or ces types sont quand même à l’origine d’une partie du rap, de la drum’n’bass ; ils ont eu une influence énorme sur la musique née du punk rock à la fin des années 70. Il était temps de leur rendre justice.
Cela justifie-t-il que les articles consacrés à Michel Berger ou à Antoine soient aussi importants que ceux des Pixies ?
C’est un livre qui doit aussi refléter la perception historique du rock en France. Michel Berger est un peu le Elton John français ; il a donc parfaitement sa place, de même que Véronique Sanson, qui a été l’une des ambassadrices du rock FM américain. On nous reprochera inévitablement certains choix parce que la critique rock traditionnelle a toujours nourri le mythe de l’authenticité et on pense que des types comme Berger ou Antoine n’étaient pas véritablement authentiques. Mais prenons l’exemple basique des Rolling Stones. On ne le dit pas assez mais c’étaient avant tout des petits-bourgeois. Mike Jagger était déjà un homme d’affaires. Le seul fou déclassé authentique, c’était Brian Jones. On a voulu donner leur place à des gens sous-estimés. En fait, ce dictionnaire est un livre populaire, de vulgarisation historique.
Cette accessibilité n’empêche pas une réelle qualité littéraire. Votre expérience d’écrivain ne doit pas y être étrangère…
Avant tout nous avons voulu éviter les anglicismes inutiles et le vocabulaire d’initié. En revanche Michel Houellebecq, qui n’est pas un critique, a produit un très bel article sur Neil Young. Pour ma part, j’ai tenté de rassembler mon expérience d’auditeur, d’amateur et de critique rock. Et comme un écrivain, j’ai voulu raconter des histoires et rendre compte de ma propre perception de la musique.
Avec ce dictionnaire, le rock n’entre-t-il pas au musée ?
Oui, si vous voulez. Et alors ? On vit une époque où tout se recycle, où tout est réutilisé sans qu’on en sache la provenance. Autrefois le rock était comme une sorte de village où tout s’échangeait : folk, country, jazz, musique africaine… C’était une world music avant la lettre. On savait d’où les influences venaient. Ce village a été bouleversé par l’apparition du sample. Aujourd’hui tout se balade, tout est accessible. On ne sait pas d’où viennent les choses. Le lac est devenu océan. Alors oui, le rock entre au musée dans la mesure où on a peut-être perdu cette vision collective de partage.
Vous êtes nostalgique ?
Je ne peux pas être nostalgique d’une chose qui est encore vivante. Le rock a gagné parce qu’il s’est dissous partout…
Propos recueillis par et
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