Depuis des années, Michael Collins, irlandais pur souche, raconte son pays d’adoption, les Etats-Unis. Les Ames perdues clôt aujourd’hui sa trilogie du Middle West. Villes désertées et miséreuses, Amérique crasse, hommes détruits, espoir vain : rien de très optimiste, juste le tableau d’une région abandonnée, laissée au banc d’un rêve américain dont elle fut le symbole. Epouvantés par tant de noirceur, les éditeurs ont commencé par le refuser et les critiques par le taxer d’anti-américanisme. Collins, lui assure qu’il n’est pas pessimiste : il raconte ce qu’il voit. Entretien-fleuve avec le plus américain des grands écrivains irlandais d’aujourd’hui.
Chronic’art : Vous avez travaillé chez Microsoft pendant des années, activité qu’on n’imagine pas forcément compatible avec une vie d’écrivain. Quand avez-vous commencé à écrire ?
Michael Collins : Je ne sais pas trop. Les choses étaient différentes avant que je n’arrive aux Etats-Unis. J’avais écrit un peu, j’avais des pages et des pages de notes, mais je n’en avais encore rien fait de concret. Il m’a fallu attendre avant de me lancer dans la fiction, avant d’avoir la matière nécessaire. Ici, c’était au demeurant un peu compliqué : il fallait que je bosse pour mes diplômes, j’avais mon PHD en anglais à boucler… Je me suis tourné vers les ordinateurs parce que j’avais besoin d’argent et que c’était un moyen plutôt facile de trouver des cours à donner à la fac. J’ai appris pas mal de choses, je n’étais pas mauvais : je suis donc sorti docteur en anglais, avec en plus un diplôme pour ce que je faisais en informatique. Microsoft est venu recruter des gens sur place : j’ai dit oui et je suis parti travailler pour eux. Il se trouve que pendant ces années d’études, j’avais écrit trois bouquins qu’il ne me restait qu’à faire publier.
Ça a été difficile ?
En fait, rien n’a été fait aux Etats-Unis. Pour le premier livre, on m’a dit que ce n’était pas une voix américain, mais l’histoire d’un émigrant irlandais, que c’était trop sombre, trop négatif, trop différent, bref, trop irlandais. On me disait : « OK, vous êtes un bon écrivain. Pourquoi vous ne choisissez pas un autre sujet, le sport par exemple ? Vous pourriez raconter vos courses, ce serait moins déprimant… ». Mais je ne voulais pas, bien sûr. Si ce que je faisais était vraiment bien, comme ils le disaient malgré tout, je n’allais pas changer de sujet ! C’est seulement avec les autres livres, après, que j’ai compris ce qui se passait vraiment. Les éditeurs imaginaient que mes textes étaient anti-américains, entre autres parce que j’étais étranger. Heureusement, j’ai été publié en Europe, et les critiques n’y ont pas été du même avis.
Qu’avez-vous fait ensuite ?
Je suis retourné travailler chez Microsoft. Je n’étais pas vraiment frustré, mais je me disais : « Tu voulais être écrivain : tu as écrit des livres. Tu es venu aux Etats-Unis il y a pas mal de temps maintenant : tu ne peux pas rentrer en Europe, ça ne serait pas facile… Il faut que tu restes ». Alors, je suis resté. Les gens de chez Microsoft ne savaient même pas que j’écrivais. J’ai arrêté d’écrire quelques temps, j’avais besoin d’un peu de recul. C’est déjà ce qu’il m’avait fallu en quittant l’Irlande, ça a été pareil pour le Midwest. La mémoire fait sa sélection quand on est loin des choses : sur place, quand on voit tous les jours la même chose, c’est beaucoup plus dur d’arriver à quelque chose de vraiment convaincant. Ma grande chance, chez Microsoft, ça a été de me retrouver dans un univers totalement différent de celui que j’avais vu jusque là. Je connaissais Chicago, les villes du chômage et du désespoir. Là, j’étais chez Microsoft à Seattle, à l’âge de l’ordinateur, du virtuel. L’avenir par rapport au passé.
C’est pour cela que vous avez écrit ces trois livres sur le Midwest ?
Sans me lancer dans une étude sociologique sur moi-même, j’ai vécu une forme de choc dont j’ai pris pleinement conscience en arrivant dans l’Etat de Washington.
Il y avait une vraie différence, fondamentale, entre deux mondes, comme une sorte de fossé générationnel infranchissable, comme si un pan entier du pays était laissé dans l’ornière, tandis que l’autre avançait… C’est un sentiment qu’on retrouve chez pas mal d’auteurs : comme moi, ils évoquent ce sentiment de perte, cette misère qui envahit tout. Et à mon avis, quiconque voit ça doit retranscrire une dimension sociale. Je pense qu’on ne peut pas s’en abstraire. Il y a donc aussi un enjeu politique, si on essaie d’aller un peu plus loin, qu’on réfléchit à tout ce qui pourrait conditionner un changement. Si on pense qu’un changement est possible, bien sûr.
Comment votre situation a-t-elle évolué ?
La situation a complètement changé très récemment, quand j’ai été finaliste du Booker Prize. Là, les journaux ont dit que le livre était bon, que j’étais un écrivain, marginal certes, mais un écrivain. Certains sont allés jusqu’à dire que j’aurais dû gagner le prix ! Bref, tout s’est inversé, notamment dans mes rapports aux médias et aux éditeurs. L’année d’avant, tout avait pourtant été terrible pour moi : on m’avait redit, encore et encore, que ce que j’écrivais était atrocement sombre ; surtout, certains allaient jusqu’à m’expliquer que je ne connaissais rien à la culture américaine, que mes livres n’étaient pas authentiques, qu’ils ne reflétaient aucune réalité concrète, que les personnages étaient des pantins, que tout était faux ! Faire face à toute cette suspicion a été vraiment usant, et je dois dire que je ne l’ai pas toujours très bien vécu.
Comment expliquer ce rejet ?
En fait, il revenait à me sanctionner pour cette raison que j’aurais dû écrire un autre type de littérature : quelque chose d’irlandais par exemple. Mais plus le temps passait, plus je m’ancrais aux Etats-Unis, plus je voulais raconter ce pays. Et j’étais le seul à trouver ça naturel. Je me souviens même de rumeurs qui parlaient d’imitation, de critiques selon lesquelles mon style aurait été « trop américain pour être vrai, trop américain pour quelqu’un qui n’est pas né ici ». Je trouve d’ailleurs que c’est plutôt flatteur, pour le coup… Tout ça était ridicule : bien sûr, j’ai lu Richard Ford ou Raymond Carver ; bien sûr, nous exploitons des thèmes similaires. Mais au final, rien ne se fait consciemment. On vit dans un pays, on s’en imprègne, on écoute les gens, on leur parle, on lit. Ce que j’écris est toujours de la fiction : le problème n’est pas de savoir si je suis étranger ou non, si je comprend les Etats-Unis ou non, si je suis né ici ou non. Le problème est que raconter les villes et les vies que j’ai vues dans cette région du Midwest, ça conduit forcément à écrire du noir, à moins de mentir ou de se voiler la face.
Que vous a-t-on reproché, littéralement ?
Quand Les Profanateurs est sorti, certains critiques se sont réellement demandé dans leurs articles si un écrivain irlandais était habilité à parler de leur pays de cette façon ! Alors que tout le monde, quelle que soit l’opinion qu’il émette, a le droit d’en parler… D’autant que je ne revendique pas non plus une portée clairement politique : mes livres illustrent juste un aspect de l’Amérique, sans sanction ni moralisation. Ils sont le portrait d’un sentiment, d’un état en place, permanent, récurrent et, malheureusement, caractéristique. Pour moi, mes récits devaient être noirs, et je n’ai pas voulu transiger avec ce que je pensais, ce que je ressentais. Tant pis si cela rendait la publication difficile ou déplaisait aux critiques. Heureusement, j’ai eu derrière moi les éditeurs anglais.
La désillusion a-t-elle été immédiate lors de votre arrivée aux Etats-Unis ?
Je suis arrivé aux Etats-Unis de manière, disons, illégale. J’avais quinze ans, je bossais à New York dans des bars, des restos italiens, des pubs irlandais. Je voulais rester le plus longtemps possible, même si les choses n’étaient pas faciles. Quand on est en situation illégale, on n’est pas toujours payé et on ne peut pas protester…
Mais j’étais jeune, j’avais des copains, on était tous dans la même situation, on finissait de bosser tard la nuit, on arrivait dans les boîtes à l’ouverture. Bien sûr, on avait l’air trop jeunes et ça se voyait, sans compter qu’on arrivait à dix ou douze… Finalement, c’est notre accent qui nous sauvait : on racontait qu’on accompagnait les groupes anglais, car c’était l’époque des groupes punk, et les videurs nous croyaient. C’était une belle période, je suis content de l’avoir vécue. Et puis un jour, je me suis rendu compte que j’étais limite niveau argent, que j’en avais marre de vivre dans un motel et de dormir par terre. J’avais fait ce que je voulais jusque là, mais je ne pouvais pas vivre comme ça en permanence. Je pensais pour la première fois qu’il était temps peut-être de rentrer au pays… Comme je venais d’acheter une voiture pour quelque chose comme 450 dollars, j’ai tout laissé tomber et je suis parti faire un tour.
Ça a changé votre perception du pays ?
New York était un type de ville bien particulier, je voulais voir autre chose. J’ai roulé, les gens étaient gentils, j’avais mon accent étranger, ils me parlaient sans problème, ils étaient toujours un peu curieux… Quand on se déplace comme ça, on est moins confronté au réel, à la mesquinerie, au racisme ordinaire, à l’intolérance. Je me contentais de conduire, d’avancer en permanence. J’ai vu différentes facettes du pays, de la culture, de la vraie vie. Et puis il y a eu le Midwest, Detroit, la région alentours. Ce que décrit Michael Moore dans ses films. C’était vraiment l’horreur. Des choses telles que je n’avais jamais vues en Irlande. On était en 81, je crois, et c’était la merde, il n’y a pas d’autre mot, la merde la plus complète. Ces gens étaient pauvres, il y avait quelque chose comme 200 meurtres par an dans le coin, un cauchemar. Je me souviens d’une histoire qui m’avait marquée, autour d’une chanson qui s’appelle « Je n’aime pas le lundi matin ». Un jour, il y a un type qui est sorti de chez lui, un lundi, avec un flingue, et qui s’est mis à descendre des gens. Quand on lui a demandé pourquoi, il a répondu « Je n’aime pas le lundi matin ». Bien sûr, il avait agi sous le coup d’un moment de folie. Mais personne n’a dépassé ça, personne n’a dit que le lundi, c’est le jour où normalement on retourne au boulot et de du boulot, lui, il n’en avait plus, qu’il était au bout du rouleau, bref, que tout ça était éminemment symbolique.
Personne ne réagissait comme vous ?
Non. C’est une attitude assez fréquente ici, et difficile à appréhender pour un européen. Déjà à l’époque, je me demandais pourquoi personne ne faisait rien, où était l’Etat providence, pourquoi personne n’aidait ces gens. J’ai posé la question à des types qui vivaient dans une misère noire : tous répondaient que le gouvernement n’avait pas à les aider, que c’était à eux de s’en sortir, de changer, de faire les choses pour ça. Ils pensaient tous que ce qui arrivait était leur faute, c’est eux qu’ils blâmaient ! Et ça n’a pas changé depuis. Les gens se placent au cœur des choses, exclus eux même d’un contexte plus large qui pourrait pourtant les stabiliser, ou au moins ouvrir d’autres horizons.
A quoi est-ce lié, selon vous ?
Il y a toujours l’impact de la religion, complètement différent de ce qu’on trouve en Europe. Aux Etats-Unis, le rapport à Dieu est personnel. Face à quelque chose de grave, un catholique européen prie, demande de l’aide au ciel. Là non. On doit s’en sortir seul. Si vous ne vous en sortez pas, c’est que vous n’avez pas fait ce qu’il faut, et personne n’y changera rien. Pour moi, tous ces constats sont à l’origine de mes impressions sur la société américaine, celle qu’on voit dans Les Gardiens de la vérité, dans Les Profanateurs et dans Les Ames perdues. Une société très cloisonnée. Les Ames perdues, qui va sans doute être adapté au cinéma, est très représentatif de ma vision des Etats-Unis : l’histoire d’une ville morte, ces mensonges, ce marasme, tout ça comme hors contexte. Il y a le football, le maire, les notables, les voitures. Tout est bloqué, on n’élargit jamais son champ de vision ; finalement tout reste immuable, puisque toutes les peurs et tous les espoirs imaginables sont là.
Vous êtes pessimiste pour l’avenir de cette société ?
Pas complètement, non. Disons que la société américaine se plante souvent et ne veut pas toujours l’admettre. Il suffit de regarder autour de ces villes que j’ai décrites : pas de travail, un échec politique et économique et jamais une remise en question. Il y a vraiment un problème à résoudre là-dedans, qu’on ressent bien dans les talk-shows télévisés : ils assènent à longueur de journée de la psychologie au rabais pour des gens qui ont besoin de parler. On imagine toujours l’Amérique en pensant à Hollywood, sans voir l’envers du décors, les petites villes, la télé toute la journée, le vide. Mais dans la vraie vie, c’est souvent comme dans le Jerry Springer Show : il n’y a rien à faire, sinon échanger des ragots. Il n’y a rien. Dans d’autres endroits, vous parlez politique. Pas là. Vous parlez de gens qui ont couché ensemble, qui avec qui, et c’est tout : il n’y a rien d’autre à dire, rien d’autre à faire. C’est un immense bourbier dont on ne sort jamais. Et c’est vrai que j’aime ça, scruter les gens, savoir qui peuvent être les américains, ces gens qui votent Bush, ceux qu’on rencontre loin des grandes villes, qui sont les conservateurs et pourquoi…
Vous arrive-t-il de ressentir la fatigue qu’on trouve chez vos personnages ?
Parfois, on a un profond sentiment de lassitude. Dans le Midwest, il est parfois difficile de trouver ne serait-ce qu’un coin de nature salvatrice, un endroit où se reposer, méditer, Dieu sait quoi encore. Les gens qu’on croise dans les forêts sont là pour chasser… J’ai essayé de retranscrire cette lassitude, ce ras le bol, un sentiment de vacuité. Cette impuissance à s’extraire de son monde. Le moment où on le voit le mieux dans Les Ames perdues, c’est quand Lawrence va à Chicago et qu’il se sent déstabilisé, effrayé par ce qu’il voit, par cette misère qu’il n’avait pas imaginée, qui s’infiltre dans tout ce qu’il rencontre. Les coins de la ville où il va sont terribles, gangrenés par la misère et par les gangs. Lawrence a un sursaut en voyant ça. Alors naît l’envie de partir, l’idée que peut-être, tout n’est pas partout pareil.
Vous allez continuer à écrire dans cette veine ?
Maintenant que j’ai écrit cette trilogie du Midwest, je vais changer de sujet, parler de la société américaine de façon différente. J’ai commencé. Ce sera lié à tout ce qu’on lit en ce moment, notamment à propos de l’espace : un livre qui se passerait dans un futur proche, disons dix ou quinze ans. Le monde ira alors très mal : attaques biologiques ou catastrophes naturelles sur New York ou Chicago, exode. J’avais d’abord pensé écrire sur l’Ouest, mais avec les histoires de reprise de la conquête spatiale et les discours de Bush sur l’avancée vers Mars, j’ai pensé à quelque chose qui aurait trait à tout ça. Un exil et un terrible conflit aux Etats-Unis, un conflit d’idées entre technocrates et fondamentalistes. Science contre croyance aveugle. Quelque chose d’assez « Ancien Testament », des gens à sauver, d’autres à punir. C’est ça, aussi, avoir une autre idée de l’Amérique : essayer de se projeter en avant, même seulement de dix ans. Faire un peu d’anticipation. Le jeu peut être intéressant, en plaçant toujours au centre la société son évolution, les gens qui se demandent vers quoi on va.
Ces interrogations sont-elles présentes dans l’esprit des gens, aujourd’hui ?
Oui, assez, mais entourées de beaucoup de clichés, surtout dans les petites villes. Là-bas, on croit toujours que l’Irlande est un pays où les gens meurent de faim ! Il n’y a aucun recul, juste des clichés intégrés. Les gens n’y ont qu’une idée très vague de l’Europe d’aujourd’hui ; pour beaucoup, les souvenirs s’arrêtent à la seconde guerre mondiale. Le rapport au passé est permanent. On en a beaucoup parlé cette année, avec la guerre en Irak. L’Europe, ici, c’est généralement un endroit où des barbares s’entretuaient avant que les américains n’arrivent.
Vous pensez que auriez pu écrire en Europe ?
Je ne sais pas ce que j’aurais fait si j’étais resté en Irlande. Je n’aurais pas pu écrire comme je l’ai fait. Venir ici a créé ma motivation d’écrivain. C’est le départ qui m’a donné l’occasion d’écrire : voir des choses différentes, m’ouvrir sur l’extérieur, apprendre en vivant dans des endroits différents de ceux que je connaissais… Voyager, quand on veut écrire, ça sert forcément. Je ne suis pas le premier à le dire, mais c’est absolument vrai !
Vous êtes donc satisfait de ce que vous avez accompli.
J’aime l’idée que je réussis à bien faire ce que je fais, à écrire exactement ce que je veux, des romans avec un fond, qui ne se contentent pas de rester à la surface. J’ai douté, parfois. Quand j’ai pensé écrire des textes avec une intrigue, une enquête, par exemple, mais je ne connaissais rien à la procédure policière. De plus, les romans genre Agatha Christie, par exemple, c’est bien dans des petites villes où tout le monde se connaît, où on cherche la faille pour tout résoudre logiquement, par simple déduction. Dans les grandes villes, ça ne marche pas. Du coup, les auteurs ont tendance à recourir à la science : Patricia Cornwell, par exemple. Je suis à la fois très impressionné et très dépassé par ce genre de livres : c’est une experte en son domaine, quand on lit ses livres, on a l’impression de devenir légiste. C’est comme lire des manuels médicaux, à peine de la fiction. Ce n’est absolument pas ce que je veux faire. Je me situe loin de toute technique, je veux que l’homme soit au cœur du récit, avec ses forces, et surtout ses faiblesses.
Propos recueillis par
Lire notre chronique des Ames perdues, ainsi que nos chroniques des deux premiers volumes de la trilogie : Les Gardiens de la vérité et Les Profanateurs