Nouvelle venue dans la jeune génération des romanciers espagnols, Mercedes Deambrosis brosse l’implacable chronique de l’Espagne franquiste d’après-guerre.
Si proches géographiquement, l’Espagne et la France ont vu leurs histoires prendre des chemins opposés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la péninsule Ibérique s’effaçant derrière le voile de la dictature. La récente parution de Milagrosa, le roman doux-amer de Mercedes Deambrosis, fournit le prétexte idéal pour revenir sur les relations littéraires entre les deux pays depuis ces sombres années.
S’il s’agit de sa première publication par une maison d’édition, la romancière écrit depuis toujours, sur les traces de Michel del Castillo et d’Agustin Gomez-Arcos, en langue française et à propos de son milieu d’origine : la bourgeoisie espagnole de l’après-guerre. Le lien avec ces deux grands auteurs n’est pas anodin ; au-delà de thèmes communs brassés fiévreusement (les lendemains de la guerre civile, le franquisme à l’échelle de micro-sociétés, les enfants victimes des conflits des adultes…), on retrouve quelque chose de l’observation lucide du premier et de la violence verbale du second dans l’écriture nerveuse de Mercedes Deambrosis.
Dans la région de Valencia, Maria de los Milagros, dite Milagrosa, vit une enfance apeurée (« Je n’avais aucune amie, mais je n’en ressentais pas le besoin ») auprès de Carmen, sa mère, volcanique et possessive, et de son père, affectueux mais effacé (« le phare incandescent de sa cigarette veillait sur nous, sans cris, sans mouvements »). Grand-mère gâteuse et complaisante, Tante Matilda, dévote et résignée, et le rebelle Cousin Arturo complètent cet univers très féminin que constitue la cellule familiale de Milagrosa : « Grand-mère était (…) l’épicentre du système complexe de valeurs et d’interdits qui régissait toute la vie familiale sous la férule de ma mère ».
Avec un plaisir évident, Mercedes Deambrosis force la caricature de ses personnages qui évoluent dans des décors intemporels. D’une scène à l’autre, l’imposante Maman, corsetée jusqu’à l’asphyxie, se pâme, vitupère, poursuit sa progéniture et ses rêves de fortune et de grandeur avec la même rage et détermination. Peu à peu sa personnalité apparaît plus clairement. Institutrice du village bientôt démise de ses fonctions pour propos outrageants à l’égard du maire, elle règne en despote sur sa famille qu’elle exploite sans vergogne et qui se voit rapidement réduite à une peau de chagrin. Milagrosa demeurera l’ultime victime de ce personnage haut en couleur, lunatique et calculateur, personnification tout en ombrelle et en jupons du régime de Franco. Au début du roman, une scène d’anthologie offre le spectacle édifiant d’un hommage improvisé au Généralissime par Carmen, à la suite duquel tout le village « entonne l’hymne de la Phalange, Cara al sol, mains tendues vers les étoiles, soudainement grandis en leur âme et conscience par le retour de la maîtresse »…
Ainsi, dans sa peinture de la petite-bourgeoisie espagnole des années 60 et 70, l’auteur n’épargne personne, égratignant au passage les rivalités mesquines, les querelles de clocher, les bassesses hypocrites, les cupides marques d’affection.
Partagée entre un amour filial débordant et une haine vite réprimée, Milagrosa prend conscience de son corps et de sa liberté au cours d’une scène orageuse qui marque une rupture violente dans le récit. Pendant l’absence de la tyrannique Maman, une tempête s’abat sur le village et Milagrosa et sa tante se mettent à « sauter en l’air comme des sorcières en plein sabbat, les cheveux plaqués, les faces déformées par le rire » : « Les chemins de terre devenaient des bourbiers, la terre assoiffée, réfractaire, crachait sa rage et sa boue… » Le retour de la mère interrompt ces exubérances pour retirer ses droits à la nature… Le roman constitue dès lors une parfaite parabole de l’emprise du pouvoir franquiste sur les êtres et les choses ; rien ne peut échapper à l’attention des gouvernants, toute velléité d’indépendance doit être sévèrement réprimée pour maintenir le régime en place.
Ainsi, Maman contribue à sa manière au maintien du Généralissime à la tête du pays. L’agonie de ce dernier (en 1975) sonne aussi le glas de cette femme autoritaire perdue dans la grande ville, incrédule face à la mort de Franco. On pense à La Nuit du décret de Michel del Castillo (Seuil, 1981) ou encore à Un Oiseau brûlé vif de Gomez-Arcos (Seuil, 1984) dans cette tragique agitation des fidèles du Caudillo qui ont jusqu’au bout refusé la réalité de sa perte.
A l’instar de Milagrosa, ces romans tendent tous deux vers la chute de la dictature et la mort du Caudillo. Les pitoyables et effrayants pantins de Franco que sont l’Avelino Pared de del Castillo et la Paula Pinzon Martin de Gomez-Arcos promènent leurs faces grimaçantes et cyniques au fil des longues années de quasi-isolement du pays. On pourrait parler d’ »écritures-exorcismes » chez ces auteurs qui, sous l’apparence de la fable ou du conte, dissèquent, avec méthode pour le premier et une jubilation morbide pour le deuxième, les cadavres du régime et de ses fidèles partisans. Alors qu’une amnistie collective a scellé la réconciliation nationale à la mort de Franco, certains écrivains, on ne peut que s’en réjouir, continuent à mener bataille pour éveiller la conscience des jeunes générations et de celles qui préfèrent oublier…
Déjà dans sa nouvelle La Baignoire (parue dans la revue Quelques mots, hors-série, cahier n°1, 1997), Mercedes Deambrosis mettait en scène un couple formé d’un militaire et d’une jeune insoumise à la beauté sauvage afin d’illustrer, à une petite échelle, les relations sadomasochistes entre vainqueurs et vaincus dans l’Espagne de l’après-guerre civile.
Milagrosa fournit la preuve irréfutable que cette femme discrète sait aborder de front les horreurs du régime franquiste, comme ses illustres aînés, miraculés de cette époque troublée. Son regard à la fois extérieur et plein d’une touchante sollicitude sur les vicissitudes de la société espagnole va bientôt nous être indispensable, pour expurger des démons pas si vieux que ça…
« Milagrosa » est publié aux éditions Dire