A moins de maîtriser le japonais ou de dézoner son lecteur DVD, difficile jusqu’à présent d’apprécier l’animation japonaise en qualité numérique en dehors des restes pas très frais de la Génération Albator ou des portages de qualité discutable. Depuis quelques semaines, les choses commencent à bouger, comme en témoigne la sortie simultanée de deux films de Mamoru Oshii, période pré-« Ghost in the shell » : « Patlabor the movie 1 & 2 ».

C’est un auteur très étrange, à la fois effacé socialement et terriblement présent artistiquement, un éternel adolescent replet et discret, dont le style est immédiatement reconnaissable. Pourtant, Mamoru Oshii n’a adapté au cinéma que des œuvres qui n’étaient pas les siennes… A commencer par Urusei Yatsura (Lamu en VF), de Rumiko Takahashi (Ranma 1/2 entre autres), une série burlesque a priori très éloignée de l’univers d’Oshii tel qu’on le connaît aujourd’hui. Pour finir par Ghost in the shell, son œuvre la plus connue, adaptée du célèbre manga de Masamune Shirow.
C’est avec ces deux films de Patlabor -initialement un manga, puis une série d’OAVs- que les obsessions d’Oshii et sa mise en scène si particulière vont se glisser subrepticement pour lui permettre de se réapproprier l’œuvre des autres et de s’affirmer comme un auteur à part entière.

Giant Robots

Le terme « Patlabor » -comprenez PATrol LABOR- désigne deux sections de polices spécialisées dans la répression de la criminalité ayant trait à l’utilisation illicite des « labors », des robots pilotables, initialement destinés à l’industrie civile. Eux-mêmes équipés de labors, les deux corps de police sont souvent en proie à d’interminables dissensions, souvent provoquées par les méthodes peu catholiques de la seconde section… Avec un tel topo, on pourrait penser : encore un robo anime de plus ! Mais Patlabor se distingue en s’intéressant d’abord aux personnalités des policiers-pilotes plutôt qu’aux mechas proprement dits. Et ce, bien avant les films d’Oshii, dès les mangas originaux et la première série d’OAVs. En fait, le genre se rapproche beaucoup plus d’un techno thriller, directement cloné d’un Blade Runner, ce qui n’est peut-être pas un hasard quand on voit l’indéniable influence qu’aura le film de Ridley Scott sur l’aspect visuel de Ghost in the shell.
Le premier long métrage, d’ailleurs, se base sur une intrigue similaire, des robots infectés par un virus se détraquant et menaçant la sécurité de la population. Mais très rapidement, Oshii se démarque de ce point de départ un peu simpliste et se tourne vers des préoccupations moins terre-à-terre. A tel point que dans le second long métrage, les labors se contenteront d’un rôle relativement secondaire et ne montreront vraiment leur tête que dans les toutes dernières minutes du film.
Evolution

Car l’intérêt de cette sortie DVD groupée, c’est bien de voir à travers les deux animes -le premier datant de 1989, le second de 1993- l’évolution d’un « auteur » qui se démarque de plus en plus de son sujet initial pour laisser parler son ego de créateur. Patlabor 1 est d’ailleurs, à de nombreux points de vue, un anime tout ce qu’il y a de plus « classique », sur le fond comme sur la forme. Subsistent des OAVs originaux, un humour spécifiquement nippon et outrancier dans lequel Oshii ne se sent manifestement pas très à l’aise. La jeunesse des deux personnages principaux -Noa et Azuma-, les références hasardeuses à la religion judéo-chrétienne et l’affrontement final entre mechas participent d’une volonté de correspondre à un certain cahier des charges de la japanimation de base. Heureusement, Oshii se ménage quelques plages plus personnelles et injecte ses obsessions visuelles dans un film qu’on pourrait presque considérer comme commercial.
Le scénario se mêle d’intrications politico-économiques plus complexes qu’à l’accoutumée, un brouillage en règle du scénario qui deviendra quasiment la marque de fabrique d’Oshii dans ses œuvres suivantes. Surtout, une sorte de mini-film dans le film est introduit, à doses réduites, mettant en scène les pérégrinations déambulatoires de deux détectives à la recherche de pistes sur l’informaticien qui a créé le virus informatique responsable du dérèglement des albors. Des saynètes au cours desquelles Oshii se démarque du reste du film en favorisant les longshots silencieux et nostalgiques sur des paysages urbains qui témoignent d’un passé progressivement remplacé par une architecture tournée vers un avenir pantechnologique et déshumanisé. Cette veine impressionniste, insufflée au compte-gouttes dans Patlabor 1, sera encore plus exploitée lors du second film, véritable petit chef-d’œuvre de l’animation, peut-être la meilleure réalisation de Mamoru Oshii…

Extases et solitude

S’il fallait résumer brutalement le caractère de son œuvre, on pourrait dire : Oshii, c’est un peu l’anti-Miyazaki. Comprenez : pas d’antagonisme facile entre nature déclinante et mégalopole parasitaire. Il y a dans la filmographie d’Oshii de grands moments d’extase méditative et contemplative face à la beauté bigarrée, multi-architecturale de la cité. Une extase qui confine parfois à l’orgasme -comme dans Ghost in the shell, empreint d’une béatitude dévorante face aux saveurs asiates d’une ville à la Hong Kong-, jusqu’à engloutir le véritable (?) sujet du film… Voire à volontairement susciter un ennui qui peut mettre à mal l’intérêt du spectateur… Pourquoi tant de masochisme ? Ce qui fascine réellement Oshii ce sont les multiples significations que peuvent revêtir des longshots qui pourraient sembler toutes similaires, du moins sur la forme. Les réminiscences du passé, le mélange des genres architecturaux, l’atmosphère d’une ville en état de siège, tout est matière à réflexion métaphysique, sur le genre humain dans son ensemble et la société japonaise en particulier. Les personnages de Patlabor 2 eux-mêmes semblent se noyer dans leur environnement, propice à l’introspection, jusqu’à révéler une incapacité à communiquer avec l' »autre ». Pour marquer cette carence, Oshii se débarrasse de l’habituel champ contre champ et filme les dialogues comme s’ils étaient des monologues polyphoniques. Les regards ne se croisent que très rarement, ils sont irrémédiablement attirés par les lumières d’un écran, ou d’un aquarium, ou par le décor, comme si rien ne pouvait tirer les personnages de leur torpeur et de leurs rêveries.
Pour Oshii, la ville ne se limite pas à la corruption tentaculaire qui la caractérise dans bien des animes futuristes. A la fois imposante, dangereuse mais irrémédiablement belle et salvatrice, elle incarne parfaitement la vision anti-manichéenne du cinéaste.
Invisible mal

(…) D’ailleurs, dans l’œuvre d’Oshii, le Mal n’existe pas en tant que tel. Du moins physiquement. Dans le premier film, l’informaticien mystique qui a implanté le virus Babel dans le logiciel d’exploitation des labors se suicide dès le début. Ne reste aux héros qu’à affronter la toile virale insidieuse qu’il a tissée pour déstabiliser la démocratie japonaise et surtout à se heurter aux intérêts politico-économiques d’une bureaucratie psychorigide et dissimulatrice. Dans le second opus, l' »Ennemi » est tout aussi « absent ». Disparu lors d’une opération militaire en Asie du Sud-Est, lâché en pleine nature par ses supérieurs, Tsuge est un adversaire invisible, encore plus dangereux que son prédécesseur. Plutôt que de gangrener et saboter l’Etat, il s’applique à le déstabiliser et à le faire imploser. Un missile envoyé sur un pont par un avion furtif et non-identifié suffit à plonger le Japon dans le chaos et la guerre civile… Entre désobéissance civique et suspicion mutuelle entre différents corps d’armée et policiers. Ce que l’action terroriste de Tsuge révèle, c’est que le pays du Soleil-Levant vit dans une « paix injuste » fragile parce que mensongère, vivant chichement de l’argent que lui rapportent les guerres des autres. La philosophie de Patlabor 2 repose sur ce paradoxe : vaut-il mieux une paix injuste basée sur le mensonge et le profit de la souffrance des autres à une guerre juste -comme celle contre les nazis, au cours de laquelle le Japon était du mauvais côté ? C’est toute la question du film, qui refuse de voir Hiroshima comme une rédemption qui laverait le pays de tous ses péchés, par laquelle il s’abstiendrait de se remettre en question. Tsuge est sans doute un criminel, mais un criminel qui ouvre les yeux de ses compatriotes, à la fois antéchrist et messie d’un pays qui se voile la face.

Le meilleur pour la fin

C’est dire si, bien plus qu’un Ghost in the shell un brin surestimé, et parasité par ses fulgurances esthétiques indiscutables mais envahissantes, ou qu’un Jin Rô plus personnel, mais adapté de manga au grand écran par un autre -son collaborateur Hiroyuki Okiura-, Patlabor 2 synthétise la vision artistique de Mamoru Oshii. A la fois sombre et optimiste, déprimée, angoissante mais aussi extatique devant la beauté des mégalopoles asiatiques, elle consacre un auteur « à part », à la fois classique, parce que tributaire du tout-venant de la production nippone… et terriblement personnel et visionnaire, lorsqu’il laisse exploser son style, identifiable entre tous. Jusqu’à écraser, parfois, le support original. Oshii, finalement, est lui-même une de ses cités, à la fois construit des vestiges du passé et parangon de cette nouvelle vague de l’animation japonaise qui touche du doigt ce qui s’est fait de plus grand dans le cinéma nippon…