Avec The Dropper, le trio new-yorkais Medeski, Martin & Wood continue son exploration jazz de la musique noire américaine. En convoquant le hip-hop et le funk sur la base d’improvisations débridées, il ouvre le jazz à la musique la plus populaire. Coup de fil à John Medeski pour en savoir plus.
Chronic’art : Pourquoi Medeski, Martin & Wood ne sont jamais venus jouer en France ?
John Medeski : Parce que nous détestons les Français ! Non, je plaisante… Parce qu’en fait, nous n’avons jamais eu l’opportunité auparavant. J’ai passé personnellement quelque temps à Paris, avec mon amie. On avait loué un appartement, un piano, et je m’entraînais. Et je buvais du bon vin français. J’ai aussi été dans le sud de la France pour enseigner au festival de jazz de Toulon. Les trois membres du groupe ont joué en France, mais pas dans cette formation. Nous avons juste fait une tournée il y a cinq ans, en Europe, avec un petit label, et c’était très décevant. La tournée n’avait pas de vraie promotion, etc. Et en même temps, les choses commençaient à bouger pour nous aux Etats-Unis. Alors, pour des raisons très matérielles, nous avons préféré nous consacrer plus particulièrement aux Etats-Unis, ce qui nous permettait de gagner notre vie quand des tournées européennes ne nous auraient rien apporté, ni financièrement ni en termes de retours critiques. La situation pour des musiciens de jazz américains aujourd’hui a bien changé. Tous les musiciens de jazz des années 40-50 devaient venir en Europe pour subsister. Archie Shepp a dû venir en Europe pour être reconnu. Tandis que pour nous, aux Etats-Unis, découvrir qu’on avait un véritable public, jeune et enthousiaste, a été très excitant. C’est pourquoi nous avons beaucoup tourné en Amérique, pour construire notre public, et développer notre musique parallèlement. Depuis, nous avons décidé de signer sur un label plus important, Blue Note, d’abord parce que c’est Blue Note et ensuite parce que le label nous permettait d’élargir notre audience hors de notre pays. Et nous n’avons plus besoin d’organiser nous-mêmes les tournées et les ventes de disques pour des profits dérisoires, comme auparavant. Aux Etats-Unis, les gens apprécient surtout le côté groovy et efficace de notre musique et je pense que le public européen peut aimer notre facette plus jazz et expérimentale. Nous souhaitons que les gens reconnaissent aussi cette part de notre musique et la culture européenne me semble plus apte à nous comprendre de cette manière.
Le public français qui écoute du jazz, et qui peut être assez « puriste », est plus susceptible d’être gêné par vos influences contemporaines, comme le funk ou le hip-hop…
Oui, mais je pense que les gens plus jeunes sont ouverts d’esprit à ce propos. Ils doivent pouvoir aimer une musique qui incorpore ces éléments. Et puis, même si je ne suis pas un historien du jazz, dans un certain sens, nous développons le jazz dans le sens que cette musique a toujours pris. C’est une musique particulièrement américaine, et il nous semble important d’absorber le groove, les rythmes et l’énergie de notre pays. Car c’est un courant très profond, de l’Afrique à la Nouvelle-Orléans. Et le jazz a toujours été une combinaison de nombreux éléments ; il a toujours été relié à la musique populaire. Dans les années 40, 50, 60, tout le monde jouait les mêmes titres à la radio, de plein de manières différentes. Charlie Parker a écrit des morceaux qui s’inspiraient de la musique qui passait à la radio, ces morceaux populaires des shows de Broadway.
Vous aimeriez que votre musique soit plus populaire, écoutée par davantage de gens ?
Je m’en fiche. J’aimerais que notre musique soit écoutée par des gens qui l’aiment. C’est pour ça que nous avons quitté New York et que nous avons tourné si longtemps aux Etats-Unis. Pour jouer devant cent, cent cinquante personnes qui prenaient du plaisir à nous écouter. Nous n’avons pas formaté notre musique pour jouer devant trois mille personnes, et faire les mariolles avant Neil Young ou Beck. Tant pis s’il n’y avait que cent personnes. Au moins, elles avaient du plaisir à nous écouter, autant que nous avions de plaisir à jouer. Et ça nous permettait de jouer tous les jours. Et de vivre de ça. Sans faire de plans de carrière. Auparavant, c’était financièrement difficile pour nous. Nous devions faire beaucoup de concerts séparément, avec d’autres artistes — que nous apprécions cependant, comme les Lounge Lizard. Et c’étaient de bons concerts aussi. Mais nous avions vraiment besoin d’évoluer dans notre musique, en tournant ensemble comme nous l’avons fait.
Comment fonctionnez-vous en tant que groupe ? Comment vous répartissez-vous le travail ?
C’est très démocratique. Chacun d’entre nous vient avec ses propres parties. Parfois, nous mettons du temps pour arriver à un terrain d’entente, parfois c’est très instinctif. Chaque chanson, dans sa façon d’être mise en forme, est différente, mais l’approche générale est le désir d’exprimer une idée, une émotion, une image, qui sera la base du morceau, ensuite, c’est la musique qui nous guide, qui nous dit ce qui doit suivre. Nous jouons ensemble, nous improvisons, nous ajoutons, nous retranchons, jusqu’à ce que nous nous disions unanimement : « C’est ça ». Parfois aussi, nous nous asseyons et composons d’une traite un morceau avec un début et une fin. Nous faisons ça beaucoup, tous les soirs en fait, quand nous jouons live. Mais c’est assez difficile d’en parler. Chaque chanson est unique et a sa propre structure, et chaque partie est susceptible d’être improvisée. Ce n’est pas comme ces morceaux de jazz avec des passages particuliers dédiés aux chorus : mélodie, improvisation, et mélodie. Nos morceaux peuvent être soumis entiers à l’improvisation. Nous essayons d’y exprimer toutes nos influences, que ce soit en free jazz ou en musique contemporaine, ces courants qui ont vraiment élargi la réflexion sur ce que doit être une structure, une forme, une mélodie. Nous essayons d’explorer ces possibilités dans l’improvisation en ne gardant des morceaux originaux que leurs bases finalement, ce qui fait que tel morceau est bien ce morceau-là. C’est amusant d’ailleurs de voir que les gens reconnaissent les titres que nous jouons, même quand ils sont totalement différents des originaux. Ils reconnaissent la ligne de basse, ou le drum-kit, ou juste une note sur l’orgue, c’est très étrange.
Quelle différence faites-vous entre le live et le travail studio ? Parce qu’on a souvent l’impression que les albums studio sont aussi joués live…
C’est très différent. Depuis que nous sommes chez Blue Note, pour Combustication et The Dropper, nous avons beaucoup plus de temps, de liberté et de respect pour vraiment explorer le travail studio. Sur nos premiers albums, nous n’avions pas cette possibilité, faute de moyens. En un ou deux jours d’enregistrement dans un studio inconfortable, avec un ingénieur du son qui ne vous comprend pas, ce qui veut dire des mauvaises vibrations, etc, vous vous satisfaisiez du meilleur que vous pouviez produire. De plus, les labels chez qui nous étions à l’époque ne voyaient pas vraiment ce que nous avions en tête.
Vous invitez beaucoup d’artistes différents sur ces albums. Que vous apporte quelqu’un comme DJ Logic par exemple ?
Les gens avec qui nous travaillons ont toujours déjà un lien avec notre musique. Nous avons aussi grandi avec le hip-hop et le r’n’b, et nous aimons cette musique. Nous avons toujours cherché un DJ ou un MC pour jouer avec nous. Nous avons fait des live avec DJ Olive, et une série de concerts à la Knitting Factory à New York, tous les lundis pendant deux mois, avec différents DJ qui jouaient avant et pendant les sets. Nous connaissions DJ Logic et il a fait cinq concerts avec nous qui étaient très réussis. Il a une façon de ressentir les choses comme peu de DJ, il a développé son style de djing en jouant live avec des musiciens, ce n’est pas un puriste du hip-hop. Son style est interactif avec la musique live, alors ça marchait parfaitement. Nous avons donc fait Combustication puis tourné ensemble pendant deux ans. Nous n’avions même pas besoin de répéter avec lui, il y avait une véritable alchimie. L’apport de musiciens extérieurs nous permet de modifier sensiblement notre vocabulaire musical. Et les musiciens avec qui nous travaillons s’adaptent à notre musique, ils la suivent et l’enrichissent. Ils viennent dans notre monde, sans effort. C’est pareil avec Marc Ribot ou Marshall Allen. Même si Marshall Allen est un vieux bonhomme génial qui a joué pour Sun Ra, il s’est quand même adapté à notre musique. A ce propos, sur les notes de pochette, le label s’est trompé, Marshall Allen ne joue pas sur la piste quatre, mais sur la trois. Ces gens avec qui nous jouons font tous partie de la scène jazz new-yorkaise, nous avons les mêmes inspirations et c’est plus facile de jouer régulièrement ensemble. C’est la scène downtown, avec tous ces petits clubs, la Knitting, le Tonic…
Vous avez enregistré un album live au Tonic. Qu’est ce que ce lieu a de plus que les autres ?
C’est l’espace, réduit, cinquante personnes… Et l’atmosphère : le public y est différent, les vibrations sont très bonnes, et les musiciens qui y jouent sont fantastiques. Nous jouons parfois dans de plus grandes salles. Mais nous pouvons jouer acoustique au Tonic, sans sonorisation particulière, ce qui est très agréable.
Votre univers musical est proche de celui de l’album Sextant de Herbie Hancock, des productions 70’s de Miles Davis, ou de Sun Râ. Ce sont des influences que vous reconnaissez ?
Je ne sais pas. Ce sont aux journalistes de dire ça. Nous ne faisons que de la musique. Dès l’instant où vous voulez vous inscrire dans une tradition, vous essayez de prouver quelque chose. Il y a un ministre français, je crois, qui a dit une phrase très juste à ce propos, quelque chose comme : « L’art est seulement bon quand vous savez que vous en faites ; ce qui le tue, c’est quand vous essayez de prouver quelque chose. » Ca ne vous dit rien ?
Je n’écoute jamais les politiciens.
Moi non plus. Mais c’est comme tout : si vous réfléchissez trop à ce que vous faites, vous ne faites plus rien de bon. C’est comme le surf ou le ski : il ne faut pas trop réfléchir, mais se laisser emporter, sinon, on chute. Il faut être dans l’instant présent, à chaque seconde. Et c’est pareil pour la musique. Même s’il y a des gens qui théorisent beaucoup leur musique et qui sont très conscients de ce qu’ils font. Mais pour nous, le but est de se perdre dans la musique, et d’être dirigés par elle.
Vous avez pratiquement arrêté de jouer du piano acoustique pour vous consacrer plus aux synthés. Vous pouvez nous expliquer pourquoi ? Et quels instruments utilisez-vous ?
J’utilise des instruments assez anciens : le MB3, le clavinet, le mellotron. J’ai effectivement commencé avec le piano, mais pendant les tournées c’était très difficile de trouver des pianos convenables. Et les synthétiseur qui imitent le piano sont trop différents, ne permettent pas d’avoir un toucher précis et personnel. Je peux reconnaître en deux secondes si c’est Herbie Hancock ou Chick Corea qui jouent, car chaque musicien a un toucher particulier, un son qui lui est propre. Je voulais travailler sur un instrument qui puisse conserver ce toucher. Alors j’ai joué avec le MB3 avec des groupes de blues, et ça marchait bien. Donc j’ai continué avec cet orgue, qui se mélangeait aussi très bien avec notre musique et son côté rythmé. En plus, je pouvais moduler le volume et les dynamiques, et l’orgue apportait cette puissance. Puis j’ai joué avec un piano électrique, parce que j’aime le son des vieux morceaux d’Aretha Franklin, de Ray Charles, ce son Stax si particulier et puissant. J’adore aussi le clavinet… Mais je n’ai pas trop de synthés ; j’utilise un Moog parfois, mais pas trop. J’aime les instruments sur lesquels je peux produire des effets avec mes seules mains, les instruments qui permettent beaucoup de variations, comme le piano, le violon, le sax, ou la voix humaine, qui a des milliers de variations possibles.
Vous pensez que Medeski, Martin & Wood pourraient intégrer des voix humaines à l’avenir ?
Oui. Nous ne le ferons pas pour l’idée, mais si l’occasion se présente. Ca se fera naturellement peut-être un jour. Certains des remixes de Combustication incluent des rappers, comme Guru. Il y a un morceau avec des Spoken Words sur Combustication. Et Iggy Pop a participé à un morceau aussi. Mais ce n’est pas forcément évident de travailler avec un vocaliste car nous aimons improviser le plus possible. Et un rapper peut faire ça. Ca me semble plus difficile pour un vocaliste classique.
Propos recueillis par et
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