A l’occasion de la sortie de son dernier livre, En soignant, en écrivant, l’auteur de La Maladie de Sachs, Martin Winckler, nous parle de sa pratique de médecin, de sa vocation d’écrivain, et de ce qui les relie : une conception vivante et sans concessions de l’homme et du citoyen.
Chronic’art : L’écriture des textes qui composent En soignant, en écrivant s’échelonne de vos années d’étudiant à 1999. Quels sont les liens entre ces textes, parfois très différents les uns des autres, et vos deux récits, La Vacation et La Maladie de Sachs ? Seraient-ils moins « littéraires » ? Serviraient-ils d' »entraînement » ? Accueillent-ils des pensées que la forme romanesque refuserait ?
Martin Winckler : Il y a un lien évident : les textes de En soignant, en écrivant parlent tous du soin, de la position du médecin que je suis devenu, depuis mes études jusqu’à aujourd’hui. Ce que j’écrivais il y a vingt ans, ce que j’écris aujourd’hui, n’a pas été modifié par l’écriture des romans, ça ne se substitue pas non plus à eux, c’est un autre point de vue. Les textes ont été écrits « à chaud », comme des témoignages en direct de ma pratique. La plupart (mais pas tous) étaient destinés à des médecins. Mais ils ont été écrits en pensant que chacun, médecin ou non, pourrait les lire. Leur objet, c’était de dire la réalité de la pratique médicale, qui est plus souvent faite de tâtonnements et d’erreurs (la plupart des textes parlent d’erreurs d’appréciation et tentent d’en comprendre la nature, le sens) que de « beaux diagnostics ».
L’autre lien, c’est la continuité entre ces textes et les deux romans. La plupart annoncent La vacation et La Maladie de Sachs. D’autres prolongent le propos des romans en abordant de front, sans ambages, les questions soulevées par l’intermédiaire de la fiction. Je ne crois pas qu’une forme soit supérieure aux autres, je crois que toutes les formes sont utilisables quand on veut transmettre une interrogation ou des réflexions. J’ai la lucidité de croire qu’on ne lit pas un roman comme on lit un essai, et j’essaie de m’adresser à des lectorats différents (complémentaires, mais différents) sous des formes différentes. Quand j’écris, je ne me pose donc pas la question « Est-ce littéraire ? ». J’essaie de m’adapter au cadre dans lequel j’écris : les lecteurs d’une revue, les auditeurs d’un colloque. C’est une contrainte, mais j’apprécie d’avoir des contraintes (de longueur, de sujet, de ton. Quand je suis entièrement « libre » (ce fut le cas pour mes deux romans et pour le prochain livre que je publierai chez POL), c’est paradoxalement plus difficile : il me faut trouver moi-même les contraintes à l’intérieur desquelles je vais écrire. C’est plus long, je tâtonne.
Donc, on ne peut pas vraiment dire que les textes publiés dans En soignant, en écrivant aient servi d’ »entraînement » pour écrire les romans. Certains thèmes, voire certaines histoires abordées dans ces textes (ceux que j’ai publiés dans « Prescrire », en particulier) ont été repris dans La Maladie de Sachs, sous une autre forme (la tonalité, le narrateur, le point de vue sont différents) parce qu’ils étaient importants à mes yeux, et non parce que je les avais déjà « testés ». Et je ne crois pas qu’il y ait des thèmes littéraires et d’autres qui ne le sont pas. Je pense que le caractère « littéraire » d’un texte tient essentiellement à sa forme, et non aux thèmes abordés. Au cinéma, par exemple : on peut choisir de faire un documentaire sur un service d’urgences ou d’en faire une fiction. Les deux sont possibles et le résultat peut être, dans l’un et l’autre cas, très émouvant. Ce qui compte, c’est la cohérence de l’approche. La nature « artistique » de l’œuvre ne tient pas à son étiquette, mais à ce que la personnalité de l’auteur imprime à l’ouvrage terminé. Urgences, le documentaire de Raymond Depardon, me paraît aussi artistique (aussi « littéraire ») que peut l’être la série américaine de fiction Urgences. Ce qui compte, à la fin, c’est que ça nous apprenne quelque chose sans user de moyens frelatés ou putassiers.
Ecriture et médecine se rejoignent dans le désir de soigner et de témoigner. Soigner la souffrance de l’autre et témoigner de sa souffrance. L’importance et l’omniprésence de la souffrance rendraient-elles le plaisir absent de ces deux activités ? A quel moment ou à quel niveau situez-vous le plaisir ?
Il y a du plaisir ailleurs que dans le spectacle de la souffrance. Il ne peut pas y avoir de plaisir là, sinon pour des personnalités sadiques. Malheureusement, dans le monde médical, il y en a. Pour ma part, j’éprouve un immense plaisir à soulager autrui -qu’il s’agisse de faire cesser une douleur ou de lever une angoisse. Je n’éprouve en revanche aucun plaisir à faire le diagnostic de maladie grave, aucune satisfaction, sauf quand je sais qu’avoir posé ce diagnostic à ce moment-là a permis à quelqu’un d’échapper à des complications graves. Mais dans une pratique de médecine générale, ce genre de situation est plutôt minoritaire. Ca ne peut donc pas suffire à « contenter » un praticien, à lui donner du plaisir à travailler. C’est pourquoi beaucoup de médecins attachés au « beau diagnostic » sont aussi frustrés : ils n’en font que rarement. Et à force de chercher des maladies graves (ou rares) chez chaque patient, ils finissent par se les aliéner.
Le plaisir, en médecine générale, provient souvent de la profondeur des liens qui se tissent avec les patients qu’on suit pendant des années. Voir les enfants grandir, voir un couple sortir de ses emmerdements, aider une personne âgée à passer un cap de santé difficile en l’aidant à rester chez elle, etc. Il s’agit de choses discrètes, mais qui ont pour la vie des gens une importance parfois considérable. Comment et où la souffrance du médecin s’exprime-t-elle ? L’écriture serait-elle le moyen dont use le médecin-écrivain pour apaiser sa souffrance ?
La souffrance du médecin, c’est la souffrance de tout un chacun, à laquelle s’ajoutent les sentiments d’impuissance, d’indignité, de culpabilité ou de honte, que le médecin éprouve quand il réalise qu’il n’est pas du tout un surhomme, et que « l’élite » dont il fait partie dispose d’un pouvoir démesuré sur la vie des gens, sans en être digne, et usurpe sa notoriété -quand il n’en abuse pas carrément.
La formation médicale française est encore, aujourd’hui, construite sur des lacunes énormes, des mensonges scandaleux, des préjugés antédiluviens : jamais au cours de leurs études ne dit-on aux futurs médecins qu’ils sont des individus comme les autres, que les patients vont les renvoyer à leurs propres interrogations, qu’ils vont projeter leurs angoisses et leurs fantasmes les uns sur les autres… On ne parle jamais aux étudiants de la sexualité, de la mort et des inévitables résonances de ces deux symboles omniprésents en médecine sur leur propre personnalité d’individu -et sur leur comportement de médecin. On n’apprend pas aux médecins à toucher les gens et à se laisser toucher par eux. On leur apprend seulement à examiner !
On n’apprend pas aux médecins comment communiquer, on leur apprend à « analyser le discours du malade ». On n’apprend même pas aux médecins qu’un symptôme, une fois qu’il a été mentionné par le patient, n’a aucune raison de ne pas être soulagé, surtout s’il s’agit d’un symptôme pénible. Aux Etats-Unis, quand quelqu’un souffre, on le soulage, et ensuite on l’interroge : il sera toujours en mesure de vous redécrire le symptôme ensuite. En France, on « respecte » le symptôme, comme si le diagnostic ne pouvait être fait par le médecin que sur le « tableau complet » d’un patient qui se tord de douleur !
Et puis il y a la souffrance de voir mourir les gens sans pouvoir rien y faire. Cette souffrance-là, la plupart d’entre nous n’y sont pas préparés (et n’ont pas envie de s’y préparer). Alors, ils fuient. Ils se refusent à dire aux gens ce qu’ils ont, parce qu’ils savent qu’ensuite il faudra les soutenir. Ou alors, ils leur lancent dans un couloir qu’ils ont une maladie grave, et ils disparaissent. Ce n’est pas de la « négligence », c’est de la lâcheté. Pour lutter contre ces angoisses-là, il n’y a pas cinquante solutions. Ou bien on décide de ne pas devenir soignant, ou bien on prend le problème à bras-le-corps. Ce qui veut dire : partager, s’entraider, communiquer, se battre et œuvrer ensemble.
Mais l’idée de partage, d’entraide et de communication suppose que le médecin ne garde pas son savoir ou ses réflexions pour lui. Qu’il traite le patient comme son égal. Qu’il reconnaisse que le patient est seul maître de sa propre vie. Qu’il abdique son fantasme d’avoir un pouvoir de vie (bon diagnostic, bon traitement) ou de mort (incompétence, impuissance) sur le patient. En dehors des tyrans, personne n’a ça. Surtout pas les médecins. Soulager la souffrance des soignants, ça ne peut se faire qu’avec l’aide des patients. C’est aussi vrai que l’inverse.
Quant à l’écriture, c’est une manière de s’exprimer, pas de s’apaiser. Ecrire, en soi, ça n’a rien d’apaisant. Et ça dépend de ce qu’on écrit, de la manière dont on le fait, de l’interlocuteur réel ou fantasmatique. Savoir qu’on va être lu (et je sais ça depuis 1983, date à laquelle j’ai commencé à travailler à Prescrire), ça permet d’user de l’écriture comme d’un moyen de partager, de communiquer. Ce qui apaise, c’est d’être entendu et compris. Quand une personne m’écrit pour me dire « Vous avez écrit des choses que je ressentais sans pouvoir les nommer, je me sens moins seul », cette personne ne se rend sans doute pas compte qu’elle me fait le même effet : je ne me sens plus seul -nous sommes au moins deux !
Personnellement, ce qui me fait le plus souffrir, c’est le mensonge, c’est l’à-peu-près, c’est l’hypocrisie. En écrivant, j’essaie de représenter la réalité à contre-courant des images d’Epinal qu’entretiennent les médecins et auxquelles beaucoup de patients voudraient croire. Je pense que les adultes des pays industrialisés doivent grandir, s’affranchir de leurs idoles, pour cesser de se comporter de manière immature, égoïste, gaspilleuse. Ils admettent parfaitement que leurs enfants, à partir de 7-8 ans, ne croient plus au Père Noël. Mais eux, ils y croient encore ! Ils gobent tout ce qu’on leur dit sur les traitements du cancer, de l’obésité, ou des dysfonctionnements sexuels, et n’attendent qu’une chose, c’est que les médecins (profession d’autant plus fantasmatique qu’elle n’est pas du tout homogène !) leur disent un jour « Ca y est, on a trouvé le remède : vous n’allez plus mourir ! »
Et bien sûr, les médecins sont les premiers à entretenir ce type de fantasmes. Ils ne cessent d’aller à la recherche (et de vanter sur les lucarnes) des traitements plus fabuleux les uns que les autres. En vain. Et sans s’interroger sur les besoins réels de l’ensemble de la population. Si les médecins étaient parfaitement soucieux des besoins de la population, ils ne s’installeraient pas avec le plus grand mépris de la démographie médicale, ils ne refuseraient pas de prendre leur tour de garde, ils n’abandonneraient pas les gestes les plus simples mais les plus utiles de leur pratique à leurs confrères, etc.
Vous aurez compris que, pour moi, l’écriture sert beaucoup à manifester ma colère…
Dans quelle mesure la place du médecin, qui peut parfois être occupée parce qu’elle est ressentie comme opposée à la place du malade, permet-elle de réellement être sensible à la souffrance du malade ? Comment le médecin peut-il trouver la bonne distance ? Y a-t-il une sorte de lieu symbolique qui lui permet d’être suffisamment près du patient pour sentir sa souffrance et suffisamment éloigné de lui pour ne pas que cette souffrance devienne objet de peur ?
Je crois qu’on peut être parfaitement sensible à la souffrance d’un malade en se disant qu’on pourrait être lui, et en l’aidant le mieux possible à exprimer les « alentours » de cette souffrance. Je m’explique. L’un de nos enfants a été opéré d’un genou, il y a huit jours. C’était une opération bénigne, mais c’est un garçon sensible, qui avait peur de « (se) faire mal en marchant ». Son fantasme, c’était que sa cicatrice s’ouvre, que son tendon rotulien craque parce qu’il allait « trop marcher ». Alors, il béquillait en bougeant sa jambe le moins possible, son mollet gonflait, il avait des fourmis dans les muscles, etc. Et bien sûr, il disait qu’il souffrait le martyre, malgré les antalgiques, mais il souffrait de ne pas oser bouger ! J’ai passé une heure à lui expliquer exactement ce qu’on lui avait fait, pourquoi ça ne « craquerait pas » s’il se mettait à marcher, qu’il pouvait faire confiance à ses propres sensations de son genou (quand je le faisais bouger moi, il voyait bien que le genou n’était pas « bloqué »), etc.
C’est le fils aîné de ma femme. Il a dix-neuf ans. Il est moins sensible à mon « effet médecin » que ne le sont mes propres enfants, mais plus que ne le serait un étranger. Et pourtant, il m’a fallu une heure, d’abord pour vaincre mon envie de l’envoyer paître en lui disant : « Vraiment, tu pousses un peu… », ensuite pour le rassurer. Peu à peu il s’est enhardi, et son angoisse a disparu.
Pour soulager l’angoisse de quelqu’un, il faut d’abord accepter que ce qu’il ressent, même si nous ne le comprenons pas (même si ça nous agace) mérite d’être pris en compte. Ensuite, il faut essayer de mettre le doigt précisément sur ce qui pose problème. La douleur, ça peut être soulagé très vite, sans antalgiques majeurs, à condition d’identifier la part d’angoisse qui la majore ou la sous-tend. Et, souvent, les médecins traitent la douleur par le mépris et l’angoisse par les tranquillisants, alors qu’on peut réduire l’une et l’autre grâce à une attitude respectueuse et en se donnant du temps. Encore faut-il tirer une satisfaction de cette forme de soin. Un médecin que ça emmerde ne peut pas être heureux dans son boulot.
Alors, le « lieu symbolique » où le médecin doit se trouver pour être assez près du patient sans se laisser bouffer, c’est « aux côtés de ». « Je vous tiens la main, vous n’êtes pas seul. Mais je reste distinct de vous. Et je vous respecte suffisamment pour entendre ce que vous avez à dire, et aussi pour croire que vous pouvez prendre votre vie en main -et vous encourager à le faire. »
La bonne place du médecin, c’est celle du professionnel qui aide les gens à se prendre le plus possible en charge eux-mêmes sans jamais leur donner le sentiment qu’ils dépendent de lui. Il leur apporte son savoir, sa compétence, son savoir-faire, son aide logistique ; il répond aux questions sans être dogmatique ; il sait reconnaître qu’une solution pratique qui satisfait le patient peut être préférable à la solution « idéale » ou « théorique » qu’aurait proposée le médecin. Il ne se pose jamais en « dernier recours ». Il relativise et surtout il ne juge pas. Il y a tellement de médecins qui culpabilisent leurs patients (« Vous êtes fou, vous allez crever si vous ne faites pas ce que je vous dis ! Vous n’avez pas honte ! Pensez à votre famille ! » Etc. C’est crapuleux. On n’a pas le droit de dire ça. D’autant plus que les gens n’attendent pas d’aller chez le médecin pour se sentir coupable. Alors, c’est inutile de les enfoncer dans leur marasme ou leur culpabilité.
Relativiser les angoisses du patient, c’est aussi relativiser ses propres angoisses de praticien. Tous, le jour où nous apprenons qu’un de nos patients souffre d’un cancer que nous n’avons pas identifié assez tôt, nous nous mettons à rechercher des cancers « précoces » chez tous les patients qui entrent. Mais ils ne sont pas plus fréquents que la veille ! Et je crois plus à la prévention qu’au dépistage, et à la prévention des choses accessibles qu’à celle des maladies rares.
Par exemple, j’aimerais bien que les médecins se préoccupent plus souvent de parler de contraception aux jeunes filles qui s’imaginent qu’un premier rapport ne peut pas être fécondant, aux accouchées de fraîche date qui pensent que l’allaitement ça protège, aux mères de famille qui ont peur du stérilet mais oublient leur pilule à tout bout de champ ou aux femmes proches de la ménopause qui disent « Oh, je prends plus rien depuis dix ans et ça va comme ça ». Ils éviteraient beaucoup de grossesses inopportunes, donc beaucoup d’avortements et beaucoup de situations familiales dramatiques à court ou à long terme. Cette prévention-là vaut bien celle des cancers. Mais très peu s’en soucient. Ils disent « Après tout, les femmes savent ce qu’elles risquent ». Mais ça n’est pas toujours vrai, et comment s’en assurer sans leur en parler ?
Autre comportement problématique des médecins : rechercher en priorité des maladies graves (cancer, sida, maladies rares) au lieu de faire de l’éducation sanitaire. Il y a encore trop de gens qui ont peur des vaccins. Il y a encore trop de gens qui ont des habitudes alimentaires désastreuses. Il y a toujours plus de femmes angoissées ou coupables à l’idée de confier un enfant en pleine forme à une nourrice. Il y a encore trop de gens qui ne soignent pas leur asthme ou celui de leurs enfants. Il y a encore trop de dépressions qui passent inaperçues jusqu’au moment du suicide. Etc. Tout ça, c’est à la portée des médecins. Encore faut-il qu’ils s’intéressent à ce que les gens leur racontent… On n’est pas souvent amené à « sauver » des gens, mais on peut tirer beaucoup de satisfactions en les aidant tout simplement à aller bien !
Vous parlez à plusieurs reprises de cette fantasmatique « neutralité bienveillante » du médecin. Accepter de n’être pas « neutre », est-ce un processus qui peut être appris dans le cadre des études de médecine ? Ou tout médecin devrait-il idéalement faire un « travail » de type psychothérapeutique ?
Les groupes Balint, que décrit l’un de vos textes, permettent aux médecins de réfléchir à ce qui se joue dans la relation qu’ils ont avec le patient. Pourquoi si peu de médecins y participent-ils ? Serait-ce qu’ils ressentent un sentiment de toute-puissance (personnelle, médicamenteuse, etc.) ? Ou se confondent-ils, inconsciemment, avec des machines thérapeutiques uniquement destinées à diagnostiquer et à prescrire ?
Pour la « neutralité bienveillante », j’ai déjà dit ce que j’en pense (et je ne suis pas le seul). C’est un fantasme de protection. Neutre, ça veut dire qu’on ne ressent rien. Bienveillant, ça veut dire qu’on ne veut que du bien. Non seulement c’est contradictoire dans les termes (comment peut-on être neutre ET bienveillant ?) mais en plus, c’est hypocritement faux. C’est une vision « déiste » du médecin en « soignant miséricordieux ». C’est pire qu’un fantasme, c’est une idéologie. Alors, pour échapper à cette idéologie, encore faut-il que les médecins eux-mêmes (les hospitalo-universitaires, en premier lieu) ne la colportent pas, ne l’érigent pas en règle. Bien sûr, on peut accepter de n’être pas neutre sans pour autant se donner corps et âme. Et justement, les groupes Balint servent à ça. Et ils sont d’autant plus utiles que la confrontation et le partage entre des médecins très différents -par leur personnalité, leur origine, leur pratique- remettent à leur juste place toutes les idées préconçues qu’on s’est faites. On découvre que tous les soignants ont les mêmes problèmes, que tous rencontrent les mêmes « situations difficiles », que tous ont des réactions similaires à des demandes qu’ils ne comprennent pas, etc. Du coup, on se sent moins coupable (si je me sens impuissant, ça n’est pas parce que je suis « moins bon » que les autres). On se sent moins seul, on rit beaucoup de ses propres tics en voyant les autres rire des leurs, on regarde les patients autrement, avec une peur beaucoup moins grande, et avec une maturité qui aide à faire face à des choses difficiles. Car la vie est difficile, tout le monde peut tomber malade d’un jour à l’autre, tout le monde meurt, les aléas de l’existence n’épargnent personne.
Si un petit nombre de médecins participent aux groupes Balint, je pense que c’est autant par ignorance et par immaturité que par désir de toute-puissance. Ignorance de ce qu’est le Balint. Bien sûr, la théorie sous-jacente est psychanalytique, mais un groupe, ça n’est pas une analyse. Ca ne consiste pas à se mettre à poil devant tout le monde. Personne n’est obligé de parler (il y a des participants qui écoutent pendant des mois avant de se lancer à raconter un cas), et le seul engagement est de venir une fois par mois aux réunions. Surtout, si les médecins étaient plus audacieux, ils verraient à quel point, au bout de quelques mois, ils sont heureux de se dire « Ce patient-ci me pose des problèmes, mais je vais en parler la semaine prochaine au groupe. » Le travail du groupe se fait autant ENTRE les séances que pendant.
L’immaturité est un autre facteur : les médecins sont formés pour travailler « en compétition » les uns avec les autres. Ils détestent comparer leurs pratiques, directement ou indirectement. Et aussi : ils ont peur de raconter leurs erreurs. Or, le Balint, ça ne consiste presque jamais à raconter une consultation ou une relation réussie ou gratifiante, mais à parler, justement, de celles qui nous pèsent. La gratification, elle vient après la réunion, quand on sent qu’on va pouvoir débloquer la situation parce qu’on a compris pourquoi elle était au point mort en nous-mêmes… La maturité, ça consiste à être lucide sur ses capacités, et à se dire « Qu’est-ce que je peux faire pour lever les barrières que ma personnalité érige entre moi et mon travail ? »
Fondamentalement, je crois que l’on ne peut pas participer à un groupe Balint si on n’a pas déjà fait un certain chemin en soi-même. Et je ne parle pas de psychanalyse (je n’ai jamais été analysé), mais de travail de réflexion personnel. Entrer dans un groupe, c’est justement abdiquer le désir de toute-puissance (et la culpabilité qui en découle inévitablement) en se disant « Le groupe va m’aider, parce qu’à plusieurs on y voit plus clair que tout seul ». Il faut une certaine humilité, et aussi l’envie de rencontrer d’autres professionnels hors de tout contexte de compétition ou de jugement. Si la proportion de praticiens qui font du Balint est représentative de la maturité du corps médical, il faut reconnaître que le corps médical français est l’un des plus immatures des pays industrialisés. En Allemagne, la participation à un groupe Balint est obligatoire dès qu’un étudiant arrive à l’hôpital…
En donnant tant d’importance à la « scientificité » de leur tâche, aux examens complémentaires, aux médicaments prescrits, les généralistes ne se condamnent-ils pas eux-mêmes ? Ne se donnent-ils pas eux-mêmes comme « négligeables » et « inutiles » ?
Non, je crois seulement qu’ils se rassurent. Qu’ils essaient de se persuader que s’ils ont « tout fait » (techniquement parlant), personne -et surtout eux-mêmes- ne peut rien leur reprocher. Il y a vingt-cinq ans, les slogans de la Ligue contre le Cancer ou de l’ARC étaient « dans vingt ans, le cancer sera vaincu ». On sait ce qu’il en est. Tout le discours médical est à l’avenant. On peut raisonnablement imaginer que les progrès permettront de soigner mieux les gens, mais si personne ne s’interroge sur les priorités de soin, sur l’opportunité de tel ou tel traitement, ou sur la participation des patients à leur propre prise en charge, on fait fausse route. Vingt ans après, non seulement le cancer n’est pas « vaincu » (semblable chose est probablement impossible), mais en plus, les médecins français ne savent toujours pas annoncer aux patients qu’ils ont un cancer, les accompagner, les soutenir et les aider à y faire face ! Sans aller jusqu’aux Etats-Unis, en Hollande où je faisais une conférence il y a 15 jours, les étudiants étaient effarés quand je leur ai dit qu’ici, il y a encore des praticiens qui vous annoncent votre cancer au téléphone, ou qui ne vous le disent pas à vous, mais à votre femme ou à votre mari, sans imaginer qu’un couple peut s’entendre très mal ou être sur le point de divorcer ! (J’ai des douzaines d’histoires dans ce genre en mémoire.) Ce qui veut bien dire que la formation médicale favorise la professionnalisation d’individus qui ne connaissent rien de la vie, et qui n’en apprennent rien à mesure qu’ils se super-spécialisent !
La surenchère technologique face à des symptômes inexpliqués parce que non compris (combien ai-je vu de patientes ayant subi des scanners pour maux de tête récidivants et qui avaient une migraine vraie, parfaitement identifiable, et qui, bien sûr, n’avaient jamais reçu de traitement efficace !) est le produit d’une formation insuffisante et d’une incapacité des enseignements de médecine à hiérarchiser les problèmes.
Jamais je n’ai entendu, dans un amphithéâtre, un enseignant dire : « la première cause de maux de tête invalidants en France c’est la migraine, elle ne nécessite aucun examen complémentaire, et il existe des traitements simples et efficaces » ou encore « le mal de tête est exceptionnellement un symptôme précoce de tumeur cérébrale »… Alors que c’est comme ça qu’on devrait éduquer les soignants : en partant du plus simple, du plus fréquent et du plus facilement curable, pour aller peu à peu vers le complexe, le rare et le difficile à traiter. Du coup, les médecins qui sortent de fac ont une seule peur : celle de passer à côté d’une maladie grave et rare. Et ils négligent totalement les choses simples, curables, mais qui pourrissent la vie d’un grand nombre de gens… Je ne trouve pas que ce soit très « scientifique », au fond…
Pourquoi si peu de médecins acceptent-ils, comme vous l’écrivez, le fait que « le médicament le plus utilisé par le médecin, c’est le médecin lui-même » ? Est-ce seulement dû à une formation déficiente ? Ou serait-ce aussi un moyen d’éviter trop de responsabilité, en déléguant cette dernière aux médicaments ?
Je crois que c’est une situation paradoxale de plus. Accepter l’idée de Balint (le « médicament-médecin ») c’est donner une grande importance au médecin, qui peut avoir une influence bénéfique (placebo) par ses paroles ou ses attitudes, mais aussi maléfique (nocebo). Le médecin peut être sadique, terroriste, désespérant, humiliant. Nous en connaissons tous. Nous avons tous assisté, quand ce n’est pas participé à des actes sadiques ou humiliants pour les patients. Mais, narcissiquement parlant, il faut déjà se connaître très bien soi-même pour accepter ce « côté obscur de la force médicale » (pour paraphraser un film célèbre). Ceux qui n’ont pas pris conscience de cela préfèrent croire à la « neutralité bienveillante ». Ca ne les remet pas en cause. On en revient à la question de la maturité nécessaire pour être soignant. Si le patient est « détraqué » par les médicaments, au moins on peut dire qu’il a subi un effet secondaire, et qu’on ne pouvait pas le prévoir… Le médicament agit comme un paravent, et le patient qui ne « tolère aucun médicament » apparaît comme un emmerdeur, quelqu’un qui met de la mauvaise volonté à guérir… A aucun moment, le médecin ne se remet en cause. Quand il le fait, s’il veut progresser, il se joint à un groupe Balint…
Dans la suite de cette interview, Martin Winckler analyse les relations entre « fiction » et « témoignage », rétablit quelques vérités importantes sur l’industrie pharmaceutique et sur le Conseil de l’ordre des médecins et nous offre une très belle définition de l’écrivain, au service de ceux qui n’ont pas la parole. A suivre donc.
L’enseignement de la médecine, écrivez-vous, a un peu changé depuis vos études. Les étudiants en médecine semblent moins dupes qu’auparavant des discours officiels de l’université. Pensez-vous qu’ils soient également moins dupes des discours médiatiques et industriels, de plus en plus omniprésents ?
Je pense -et ça n’est pas spécifique des médecins- que le degré de savoir et d’analyse de la population générale s’accroît avec le temps. Les gens sont de moins en moins crédules, de moins en moins influençables. Autrement, il y aurait encore une majorité de monarchies absolues en Europe. En matière de médecine, il en va de même. Et je crois sincèrement que les étudiants qui commencent médecine sont plus qu’il y a 25 ans attirés par la nature, et non par le statut ou les revenus de la profession. Mais les études sélectionnent-elles les individus les plus aptes à soigner et à s’épanouir en soignant ? Rien n’est moins sûr. Cela dit, l’accueil réservé à La Maladie de Sachs aussi bien parmi les praticiens libéraux que dans les facultés par des médecins qui ont le même âge que moi indique que nous étions déjà nombreux, il y a 25 ans, à partager les mêmes aspirations. A partir du moment où on ne mythifie plus une profession (c’est-à-dire, à partir du moment où des professionnels disent clairement qu’ils sont des êtres humains, pas des demi-dieux), les choses changent inévitablement.
Quant aux discours médiatiques, les aspirations écologiques s’étendent aussi à la critique de l’industrie pharmaceutique (qui est l’une des plus polluantes et l’une des plus dénuées de scrupules de la planète). C’est lent, mais on progresse. Nous disposons de toujours plus de moyens et de sources d’information pour contester les idées toutes faites, pour remettre en cause les pseudo-discours scientifiques invoqués par l’industrie pour vanter ses produits, et un nombre croissant de personnes ne veulent plus avaler n’importe quoi. Plus que d’informations -souvent contradictoires- les gens acquièrent des méthodes de réflexion, une formation à l’interrogation. Ils commencent à savoir demander « Pourquoi ? » Ils exigent des explications qui ne soient pas seulement « rationnelles » (dans l’absolu) mais pertinentes, adaptées à leur réalité. Ils acceptent de moins en moins qu’on leur parle comme s’ils étaient demeurés. Les médecins français ont beaucoup de progrès à faire à cet égard, et s’ils persistent à mépriser leurs interlocuteurs, ils risquent de se retrouver un jour face à des gens qui ne leur feront plus aucune confiance et qui ne les prendront plus du tout au sérieux. Pour être respecté, il faut être respectable, c’est-à-dire crédible, fiable, accessible.
Vous parlez à plusieurs reprises de l’importance de témoigner. En quoi le récit « fictionnel » vous paraît-il plus juste pour témoigner que le « témoignage direct » ? Quelles sont pour vous leurs différences, outre formelles et stylistiques ?
Je crois que témoignage, fiction et essai peuvent tous trois être des objets « littéraires ». Mais pour simplifier, je pense qu’ils n’ont pas la même fonction ni les mêmes effets.
Le témoignage a un effet « coup de poing ». Il part d’une expérience vécue et vise à la présenter, assez brutalement, à ceux qui ne la connaissent pas. C’est par exemple le cas du livre de Véronique Vasseur, médecin-chef de la Santé, paru il y a quelques mois, sur l’état des prisons françaises. Il décrit une institution, un état de fait dans une société. Il parle d’une situation structurelle, plus grande que les individus. C’est aussi le cas du livre publié par la Ligue à la suite des Etats généraux des patients atteints de cancer Les Malades prennent la parole. Il présente un état des lieux, brut, descriptif, avec un minimum de recul. Ces livres-là montrent une réalité différente de celle que tout le monde imagine, ou plutôt, ils ouvrent dans la réalité perceptible de chacun (qui est souvent étriquée) une fenêtre nouvelle, et proposent des images dérangeantes bien qu’elles soient anecdotiques -aucun recueil d’histoires vraies sur la prison ou sur la prise en charge des cancers ne peut prétendre recouvrir l’ensemble de la réalité, mais seulement donner à voir la part cachée de celle-ci, dire qu’une réalité cachée existe. Le témoignage, ou le documentaire, parlent aux tripes. Aux réflexes conscients immédiats.
L’essai, lui, propose une réflexion, une analyse, des explications, des hypothèses, en partant d’exemples, choisis à dessein, dans une situation donnée. Les exemples doivent être démonstratifs, signifiants, pour avaliser le propos. L’anecdote est utilisée pour servir l’essai, pour illustrer l’analyse. Analyser, c’est nécessairement avoir déjà pris du champ par rapport à ce qu’on analyse, ce n’est plus le décrire comme si on voulait vous mettre le nez dedans (comme le fait le témoignage) mais comme s’il s’agissait d’un objet théorique, immatériel. C’est une démarche intellectuelle, qui s’adresse à notre intelligence « rationnelle » ; elle n’est pas nécessairement « désengagée », mais elle tente de surmonter (ou de prendre en compte sans en être l’esclave) les barrières sentimentales, émotives. Du moins, quand il s’agit d’une démarche intègre. C’est le cas des livres de Balint ou de certains livres de Dolto, par exemple.
La fiction, elle, part de l’inconscient et s’adresse à l’inconscient. Pour moi, elle consiste, à partir d’une anecdote qui peut être vraie, à raconter une histoire qui soit, à mes yeux au moins, « signifiante ». Je ne peux pas être sûr que ça sera signifiant pour le lecteur, mais je sais que c’est comme ça que j’ai voulu la dire. En ce sens, je ne vois pas de différence entre l’écriture de fiction, la composition musicale, le travail du peintre ou du sculpteur, ou n’importe quelle activité artisanale qui rend compte non pas de la réalité mais d’une vision de la réalité. La Maladie de Sachs est bien une fiction : représentation de ma vision de la réalité, et non une réflexion théorique ou un témoignage documentaire.
La nature même de la fiction (qui mêle symbolique et sentiments sans se préoccuper de la réalité matérielle) lui permet de « parler » au plus grand nombre. Une fiction ce n’est pas une succession d’anecdotes ou de faits, c’est surtout un certain nombre de procédés narratifs, destinés à capter l’attention du lecteur en jouant sur des sentiments très primitifs, qui remontent à l’époque où l’enfant écoutait l’histoire qu’on lui lisait sans qu’il sache lire, et qu’il habitait de son imaginaire. Si le témoignage cherche à montrer une réalité brutale, cruelle, et si l’essai ignore quelque peu l’imaginaire pour parler à l’intelligence rationnelle, la fiction, je crois, vise essentiellement à faire travailler l’imaginaire du lecteur. Ce qui n’est pas incompatible avec le désir de représenter la réalité, ou la volonté de donner à réfléchir, mais on conviendra que c’est plutôt une démarche « oblique »… C’est ce que fait, par exemple, Georges Perec quand il écrit W ou le souvenir d’enfance, en parlant de l’univers concentrationnaire au travers de la métaphore d’une civilisation olympique.
Une fois ceci posé, je ne crois pas que l’une ou l’autre démarche vaille mieux que les autres. Je pense que toutes les démarches comptent, individuellement et ensemble. C’est l’accumulation des regards posés sur le métier de médecin et sur ce qu’il représente qui permet de mieux comprendre ce métier.
Revenons à la fameuse « neutralité bienveillante ». L’écrivain la possède-t-il par rapport à ses personnages ? Voyez-vous sous cet aspect-là des concordances entre les relations auteur-personnage et les relations médecin-patient ?
Pour moi, ce sont les couples médecin-patient et écrivain-lecteur qui sont parallèles. Le personnage est un produit de l’écrivain, de son conscient et de son inconscient. Il n’a pas d’existence propre. Le patient, si. Le lecteur, également. C’est le lecteur (le patient) qui fait l’écrivain (le médecin). C’est lui qui fait fonctionner, qui accepte le dispositif narratif (diagnostique/thérapeutique) que propose l’écrivain (le médecin), ou qui refuse d’y adhérer.
Dans les deux relations, la narration occupe une place centrale, c’est elle qui sert à l’échange. Le patient raconte son histoire et, avec l’aide du médecin, cherche à lui donner du sens. L’écrivain raconte son histoire et c’est le lecteur qui lui donne du sens, à la lecture. Bien sûr, le médecin trouve du sens pour lui-même dans le récit du patient, tout comme le lecteur dans le livre que lui propose l’écrivain. Il y a donc des points communs importants entre les deux situations. Mais évidemment, la position de l’écrivain-médecin, quand il écrit de la fiction, consiste à se mettre à la place la plus proche de celle du patient, dont nous savons que ce qu’il raconte de lui-même n’est ni simplement un témoignage, ni une réflexion, ni même la réalité. Il y a une grande part de fiction (de reconstruction) dans le récit d’un patient.
Donc, pour en revenir à la première partie de la question, je crois que l’écrivain n’est pas plus « neutre et bienveillant » que le médecin. Celui qui choisit la fiction prend un risque supplémentaire, celui de donner à voir (ou à deviner) son inconscient un peu plus que ne le font les « essayistes » ou les « témoins ». Ca peut être un atout, ça peut aussi être très casse-gueule.
>Comment s’articulent les discours du malade, du médecin et de l’écrivain ? Le choix narratif, dans La Maladie de Sachs, implique que l’écrivain se mette à la place du malade. Le médecin avait-il précédé l’écrivain à cette place ? Ou, au contraire, ce changement de position a-t-il changé votre pratique médicale ultérieure ?
Trop de médecins oublient qu’ils n’ont pas toujours été médecins. Moi, ça ne m’a jamais échappé. J’ai d’abord été le fils (donc, le patient) d’un médecin. J’idéalise beaucoup l’image du médecin, c’est pourquoi je suis aussi agressif avec ceux qui trahissent cette image idéale ! Donc, je me suis longtemps trouvé à la place du patient, face à un médecin tourmenté et pas du tout neutre, mais néanmoins bienveillant. De sorte que ce n’est pas une place nouvelle. Mon père était loin d’être un homme idéal, mais il m’a transmis des repères suffisamment solides pour que je puisse grandir en usant d’eux comme de tuteurs. L’un d’eux était : « La douleur a raison contre le médecin ». On n’a pas le droit de dire que quelqu’un ne souffre pas. Penser qu’il ment, ça doit inciter à dire « Il ment parce qu’il souffre. Le mensonge est lui aussi une manifestation de sa souffrance ». Alors qu’on nous apprend plutôt à penser « Il dit qu’il souffre parce que ça l’arrange, il utilise sa souffrance pour nous exploiter ».
Se mettre à la place de l’autre, ça ne veut pas dire « souffrir comme lui » mais essayer d’appréhender, de délimiter, de percevoir ce qui le fait souffrir. La première fois que je me suis retrouvé seul dans la salle de gynécologie où je pratiquais des avortements, je me suis allongé sur la table de gynéco et j’ai mis mes pieds dans les étriers. Rien que ça, il faudrait le faire faire à tous les étudiants, hommes et femmes, et leur demander comment on se sent. Ils verraient déjà les choses autrement.
Donc, comme mon attitude de soignant, mon choix narratif dans La Maladie de Sachs découle de mon expérience d’être humain (je n’ai pas oublié ce que ça me faisait d’être allongé et de sentir la main de mon père sur mon ventre). Je peux vous dire que « littérairement », ça n’avait rien d’évident. J’ai eu autant de mal à entrer dans l’écriture du livre en respectant ce principe simple qu’ont pu en avoir pas mal de lecteurs au début de leur lecture.
L’accueil que le livre a reçu n’a donc pas changé mon optique, mais l’a confortée. Je me sens moins mal à l’aise quand j’essaie d’imaginer ce que pense le patient situé en face de moi. Le Balint, lui, m’a appris que ce qui me passe par la tête, c’est moi qui l’imagine, même si une parole du patient l’a déclenché. L’important, c’est de ne pas confondre les deux imaginaires !
Quand le vécu du malade n’est plus que l’imaginaire du médecin…
Le risque est toujours grand de confondre les deux. D’où la nécessité d’exprimer simplement ce qu’on imagine (« Vous avez peur d’avoir un cancer ? Vous craignez que votre enfant meure subitement ? », etc.) et de voir comment l’autre réagit, ce qu’il dit à son tour, dans ce sens ou au contraire sur une tout autre piste. Car ce qui compte, c’est sa piste. C’est sa vie, pas la nôtre.
Vous insistez dans plusieurs des textes sur l’importance de la parole et de l’écoute. Vous critiquez les émissions médicales ou pseudo-médicales. L’un des arguments de ceux qui les fabriquent est qu’elles permettent aux gens de s’exprimer. En quoi l’argument vous paraît-il faux ?
Je pense que l’argument est… tordu. Mettre des gens devant des caméras, ça n’est pas un moyen neutre de les « faire parler ». Surtout quand on minute leurs interventions pour tout faire commenter par un « spécialiste ». Autre chose qui me paraît tordue : on m’a beaucoup demandé, depuis deux ans, de venir m’exprimer sur tel ou tel problème en ajoutant incidemment que si je connaissais « des patients qui voudraient s’exprimer »… Je me refuse à servir de rabatteur pour les émissions de télévision. Tous mes confrères n’ont pas ce scrupule, et certains se donnent plein de bonnes excuses pour inviter, inciter, ou persuader certains de leurs patients à venir « s’exprimer ». Ca ne me paraît pas très différent des « séances publiques » de jadis où l’on exposait un patient en amphithéâtre pour le montrer à tous les étudiants. C’est un comportement du xixe siècle. Je ne peux pas adhérer à ça. Et je pense (j’ai même démontré, je crois) qu’un médecin est capable de dire des choses sensibles et intelligibles sur la maladie sans exhiber les patients qu’il a connus. La principale objection que j’ai envers ces émissions-là réside dans leur exhibitionnisme. C’est exactement pour cela que j’ai choisi la fiction et non le « témoignage ». Dans les « reality-shows » médicaux, on ne « donne pas la parole », on donne en spectacle. Donner la parole, c’est laisser parler pendant longtemps quelqu’un qui veut parler, qui veut dire des choses graves et non pas seulement se montrer. Or, bien sûr, ce sont surtout les gens qui ont le plus grand besoin de se montrer (de se donner à voir) qui acceptent d’aller sur les plateaux… Les gens qui ont vraiment des choses à dire et qu’on a envie d’entendre sont plus volontiers invités à s’exprimer à la radio… (Je parle d’expérience.)
Et puis il y a l’autre forme d’émission médicale, celle qui sert à la représentation de la médecine la plus spectaculaire : la chirurgie d’exception, les technologies de pointe, les maladies déchirantes, etc. Bon, on ne peut pas généraliser, il y a de bonnes émissions (souvent discrètes) mais les plus médiatisées ne servent le plus souvent qu’à glorifier tel mandarin ou telle équipe « de pointe » et à attirer sur eux l’attention de diverses sources de financement, et sont donc beaucoup moins intéressantes pour le public que n’importe quel épisode d’Urgences, dans lequel, au moins, les médecins sont toujours présentés dans leur réalité et leurs incertitudes d’humains (il suffit d’avoir suivi les épisodes dans lesquels Benton, le chirurgien pur et dur, est désemparé en constatant que son enfant est sourd, pour mesurer la densité humaine de cette série et voir à quel point elle démythifie constructivement l’idée qu’on se fait des médecins).
Pensez-vous que l’écrivain-médecin ait un rôle, celui de mettre le doigt sur ce qui fait mal au corps social, de lui montrer les blessures et les réalités qu’il refuse de regarder en face (la vieillesse et la mort, entre autres) ?
Je ne sais pas quel doit être le rôle de l’écrivain médecin. Je ne me vois pas comme un écrivain médecin, mais comme un citoyen (un humain) dont l’une des aspirations consiste à décrire le monde tel qu’il le perçoit à travers son expérience (médicale) à l’aide de ses outils d’élection (l’écriture). Et j’ai la faiblesse (mais aussi la cohérence) de croire que, dans mon travail d’écrivain tout comme dans mon travail de médecin, la vérité -si douloureuse soit-elle- est plus constructive que le mensonge ou l’ignorance. Je ne suis jamais heureux de dire à quelqu’un qu’il a une maladie grave, mais je considère comme moralement inacceptable de le lui cacher, parce que je lui interdis alors de prendre sa vie en mains en toute conscience. De même, je ne suis pas heureux de raconter des horreurs sur mes confrères médecins, mais je pense qu’il est moralement inacceptable de se taire quand on sait de quoi ils sont capables. Parler de la mort et de la vieillesse, qui sont deux sujets non abordés par les études médicale, ça me paraît effectivement faire œuvre de salubrité publique.
Par ailleurs, je dois dire que ma volonté de mettre les pieds dans le plat est renforcée par le fait que la France est l’un des pays où l’autocritique des médecins (et leur contribution à la critique sociale) est la plus inexistante. J’ai reçu récemment un livre intitulé Problem doctors, A Conspiracy of silence (IOS Press, Amsterdam), publié en Hollande en 1997 par Peter Lens et Gerrit van der Wal. Il fait état de toutes les situations problématiques dont les médecins sont les acteurs ou les responsables, de la toxicomanie ou l’alcoolisme inavoué à l’incompétence professionnelle dangereuse. Le livre contenait des analyses venues de nombreux pays industrialisés. L’article le plus faible venait de France et avait été rédigé… par deux membres éminents de l’ordre national des médecins. En gros, il laissait entendre que les seuls « médecins à problèmes » qui avaient jusqu’ici attiré l’attention de l’ordre étaient les médecins « malades ou souffrant de troubles psychiatriques », que ceux-ci étaient difficiles à mettre en évidence (« il n’y a pas d’études statistiques » !), et encore plus à traiter ; que la question de leur liberté d’exercice était délicate, etc. Quant aux médecins incompétents (sujet qui revient sans arrêt dans tous les articles), il faisait l’objet d’un court paragraphe qui se contentait de transcrire les articles du code de déontologie relatifs à la formation médicale continue ! Les auteurs du livre m’ont confié qu’ils avaient trouvé la contribution française plutôt étique (et non pas « éthique »), mais qu’ils n’avaient pas jugé bon de la refuser. Je pense qu’ils ont eu raison : par rapport au reste du livre, elle est édifiante !
Le poids financier des laboratoires et l’influence du « discours pharmaceutique » augmentent, pour les médecins mal formés comme pour les patients. Avez-vous des craintes sur les implications de cette situation ? Comment lutter ?
En s’informant. En soutenant les initiatives des bulletins indépendants consacrés au médicament. En Angleterre, la fédération des consommateurs publie un des bulletins indépendants les plus critiques sur le médicament. En France, la revue Prescrire fait ça depuis 1981 pour le corps médical. Il faudrait qu’une revue grand public se charge de le faire aussi, comme Que Choisir Santé le fit il y a quelques années. Encore faudrait-il que les adeptes de l’homéopathie acceptent qu’on critique objectivement leurs médicaments comme ceux des laboratoires « allopathiques ». Mais il y a beaucoup à faire là aussi… On peut lutter en n’acceptant pas de prendre un médicament sans que le médecin informe précisément sur son activité, ses inconvénients, ses effets secondaires, les autres choix possibles, etc. En modifiant son attitude face aux médecins, la population fera changer l’attitude des médecins face à l’industrie.
Vous condamnez fortement le manque de transparence, de démocratie et d’éthique au sein et dans les actions de l’ordre national des médecins, qui a pourtant, théoriquement, pour vocation de les faire respecter. Comment expliquez-vous leur démission ?
Tout simplement par le fait qu’il est impossible à un organisme corporatiste d’être à la fois juge et partie. On peut admettre qu’il existe une structure administrative qui serve d’intermédiaire entre l’Etat, la sécurité sociale et les médecins pour traduire leurs besoins et leurs attentes, pour homogénéiser la démographie médicale, pour assurer une entraide professionnelle ou juridique. Mais il n’est pas concevable que cette structure soit également chargée de « faire le ménage » au sein de la profession. L’instance disciplinaire de l’ordre est l’équivalent, archaïque et inacceptable, des tribunaux d’exception abolis dans l’armée au début des années 80. Cette instance disciplinaire, qui peut poursuivre les médecins ou les absoudre, ne connaît même pas le sursis. Autant dire qu’un médecin absous l’est définitivement, un médecin condamné l’est aussi. C’est digne d’un état totalitaire, et ça ne choque personne. En fait, l’institution -à la tête de laquelle les médecins s’entre-élisent et où les patients brillent par leur absence !- sert essentiellement à conserver un semblant d’unité à une profession très disparate (les généralistes et les spécialistes n’ont pas du tout les mêmes problèmes) en masquant, le plus souvent, les exactions commises par les médecins à l’encontre de leurs patients. Qui peut accepter ça, qui peut même trouver ça « éthique » ?
Vous insistez sur la notion de transmission, de votre père vers vous, de vous vers vos lecteurs et vos patients. Dans une société où la « rupture » est à la mode, pensez-vous qu’il faille accepter d’être fils pour parvenir à être « bon » père ? Qu’il faille accepter d’être malade et mortel pour parvenir à être un soignant juste ?
Je crois plus simplement qu’on ne transmet efficacement et durablement qu’avec plaisir. Un bon enseignant, c’est celui qui aime et son métier, et les élèves. Un bon médecin c’est celui qui aime et son métier et les gens qui viennent le voir. Un bon père c’est celui qui aime et être père et les enfants (tous les enfants, y compris celui qu’il a été). La difficulté, c’est que pour être un bon père, il faut en avoir eu un bon, réel ou métaphorique, auquel s’identifier, et j’entends par « bon » une seule chose : quelqu’un qui fait entendre à ses enfants qu’ils auront toujours son soutien, quelqu’un qui ne les dénigre jamais, quelqu’un qui considère qu’il est de son devoir moral de les amener sans encombre jusqu’à l’âge adulte et qui sait -et leur fait savoir- qu’ensuite ils seront capables de vivre sans lui. Ce n’est pas une question d’ »amour » (rien de plus impalpable et tordu que cette notion) mais de loyauté, de respect envers l’enfant. On peut être un bon père même quand on n’a pas eu de père (c’était le cas de mon père, orphelin à l’âge de deux ans) si l’environnement transmet une bonne image (constructive, non morbide, non écrasante) de père.
Pendant longtemps, j’ai cru que mon père me « protégeait », qu’il ne pourrait rien m’arriver tant qu’il vivrait. Il m’est arrivé des tas de choses désagréables, avant et après sa mort, et pourtant je m’en suis sorti. Ce qui m’a protégé, c’est la bonne image qu’il avait de moi, qu’il me transmettait de moi, et qui contrebalance l’autodévalorisation permanente à laquelle la vie nous expose. Dans ce sens, et d’une manière absolument non mystique, je sais que mon père m’a protégé : il m’a armé de la confiance qu’il me portait. Alors, je ne sais pas si je suis un « bon » père (ce sera à mes enfants de le dire) mais je sais qu’on m’a donné ce qu’il fallait pour l’être. De même, l’image de médecin qu’il transmettait était bonne, dénuée de manichéisme, et mêlait l’intelligence, le savoir, la chaleur, l’humour et l’empathie. Je ne peux pas avoir d’autre image que celle-là, et je sais qu’il est bon que j’aie cette image en tête pour être un médecin à peu près correct. Ce n’est pas une image écrasante, c’est un idéal.
Maintenant, même quand on n’a pas eu cette chance-là, on peut quand même devenir un type correct. Et on peut aussi devenir une crapule. C’est un atout, ça ne fait pas tout le travail. De nombreux individus disposent de plus ou moins bons atouts que ça, et font, ou ne font pas, avec ce qu’ils ont. Je veux dire par là que passé un certain âge, l’individu est responsable de lui-même. Il peut toujours, quels que soient ses handicaps ou ses atouts, choisir son chemin. C’est ce que j’ai fait. Mon père, quand j’étais adolescent, avait une attitude pour le moins ambiguë à l’égard du fait que j’écrivais. Il ne l’approuvait pas spécialement, il ne la valorisait pas, il n’en voyait pas vraiment l’intérêt, je crois que ça le mettait mal à l’aise. Je ne saurai probablement jamais pourquoi. Mais j’ai écrit en pensant que ça n’était pas quelque chose qui le valorisait, que ça n’était pas quelque chose qui le gratifiait. Je suis certainement devenu médecin par imitation, par émulation, par désir de le prolonger, mais je suis devenu écrivain parce que c’était mon désir. Le plus drôle (mais est-ce vraiment un hasard), c’est que les deux activités se rejoignent…
Vous considérez-vous comme un « écrivain engagé » ?
Je me fous complètement de correspondre à une image ou à une autre. Je ne me définis pas comme « écrivain engagé » par rapport à d’autres qui ne le seraient pas. Les écrivains que j’aime (Camille Laurens, Jean Echenoz, Christophe Deshoulières, Jean-Luc Benoziglio) ne sont pas spécialement « engagés » et ça ne m’empêche pas d’en penser le plus grand bien. Chaque écrivain parle de ce qui le pousse à écrire, de ses colères, de ses propres blessures. Les miennes rejoignent des problèmes « de société », mais je n’écris pas pour être qualifié d’ »engagé ». Ca ne me gêne nullement, au contraire, mais curieusement, En soignant, en écrivant vient de faire l’objet d’une bonne critique dans Le Canard Enchaîné et pourrait aussi bientôt en avoir une, tout aussi bonne, dans Le Figaro. Alors, engagement sans doute, mais pas sur des critères politiques « caricaturaux ». Mon engagement est celui d’un citoyen. Je n’aime pas être roulé dans la farine. Je n’aime pas être manipulé. En tant que professionnel, je considère que ma loyauté va d’abord à mes patients, même s’il faut pour cela combattre les autres médecins. Certains me considèrent comme un traître ou un emmerdeur, mais je ne suis pas le seul à vouloir que la profession soit revue de fond en comble. Je peux mettre le doigt sur les anomalies parce que je les ai expérimentées. Si je ne le faisais pas, ça voudrait dire que je m’accommode de la situation. Mais je ne m’en accommode pas quand je me bats avec mes confrères (ou avec l’hôpital) pour faire soigner mes patients. Je ne m’en accommode pas quand je pense que mes enfants peuvent se retrouver un jour entre les mains de professionnels peu scrupuleux. Je ne suis pas naïf au point de penser qu’on les respectera plus parce qu’ils sont enfants de médecin : je ne veux pas jouer sur ce type de « loyauté », qui est une loyauté de caste. Je veux que mes enfants et leurs enfants et les enfants de mes patients soient soignés par des professionnels qui aiment leur métier, qui font passer le soin avant leurs intérêts personnels, qui savent passer la main quand ils se sentent incompétents, qui savent se soigner autrement qu’en faisant payer leurs frustrations à leurs patients, qui ne bouffent pas l’information des laboratoires pharmaceutiques sans moufter, qui ne laissent pas leurs confrères opérer quand ils sont saouls, etc.
Utopique ? Sans doute. Mais l’engagement, c’est tendre vers un idéal. Je trouve constructif d’avoir un idéal. Quand on n’en a pas, c’est beaucoup plus difficile de vivre et on rend la vie difficile à tout le monde. Moi, j’aime faciliter les choses aux gens qui souffrent. Y compris quand il faut botter les fesses de ceux qui les font souffrir. Je ne suis pas mégalomane au point de penser que je vais changer les choses tout seul, mais je crois que quand une personne dispose d’un auditoire (c’est mon cas), il doit saisir l’occasion pour parler au nom de ceux à qui on ne demande jamais leur avis. Tant qu’on me donnera la parole, je parlerai en leur nom. Je le faisais déjà quand j’étais un inconnu, les textes rassemblés dans En soignant, en écrivant en témoignent.
Propos recueillis par