L’Argentine s’englue dans la crise depuis des années. Triste record, ces deux dernières semaines pas moins de cinq Présidents se sont succédés à la tête du pays ! Paradoxalement, le cinéma argentin ne s’est jamais aussi bien porté. Contre vents et marées, les enfants de la crise tournent beaucoup et pas n’importe quoi : Mundo Grùa, La Libertad pour ne citer que les meilleurs. Rencontre avec l’une de ces irréductibles, Lucrécia Martel, qui vient de terminer un très beau premier long métrage : La Ciénaga.
Chronic’art : Pablo Trapero (Mundo Grùa), Lisandro Alonso (La Libertad), vous-même et bien d’autres, ces dernières années toute une nouvelle génération de cinéastes est apparue en Argentine…
Lucrécia Martel : C’est un phénomène qui date d’il y a environ cinq ans. S’il fallait chercher un trait commun à tous ces nouveaux réalisateurs, je dirais qu’ils filment des choses qui leur sont proches, ils s’inspirent de leur propre expérience. Ce sont des cinéastes de l’intime.
Peut-on parler de nouvelle vague à votre sujet ?
L’expression me paraît peu adéquate. On se connaît tous, il y a évidemment des affinités, certains d’entre nous s’entraident (exemple : Pablo Trapero, le réalisateur de Mundo Grùa, est également l’un des producteurs de La Libertad de Lisandro Alonso, ndlr) mais nous n’appartenons pas stricto sensu à un même mouvement. On ne partage pas une vision du cinéma ou une esthétique communes.
La grande majorité des productions de cette mouvance ont été tournées de manière « amateur »(équipes bénévoles, financement chaotique). Votre film, par contre, bénéficie d’un budget confortable et a été tourné dans des conditions professionnelles…
J’ai eu de la chance. Lita Stantic, l’une des grandes productrices du cinéma argentin, s’est intéressée à mon projet. J’ai donc effectivement bénéficié d’un certain « confort ». Mais l’important c’est d’avoir prouvé que la jeune génération pouvait travailler avec l’ancienne, notamment avec des acteurs reconnus. De montrer qu’il est possible de faire un cinéma indépendant, personnel, tout en bénéficiant des structures traditionnelles de production.
La Ciénaga est votre premier film, quel a été votre parcours ?
J’ai tenté de faire des études de cinéma mais à l’époque -à l’instar de ce qui est train de se passer aujourd’hui-, l’Argentine traversait une grave crise économique. L’école où j’étais inscrite fonctionnait grâce à des fonds publics et son financement a été soudainement interrompu. Il n’y avait donc plus de cours, mais j’y ai connu des gens avec qui j’ai tourné ensuite des courts métrages. Ensuite, j’ai fait des documentaires pour la télévision, je me suis également occupée d’un programme pour enfants qui est devenu plus ou moins culte à Buenos Aires en raison de son humour noir.
Les choix narratifs du film sont peu conventionnels : vous privilégiez une certaine atmosphère au détriment d’un récit linéaire…
Il me semble que le contenu du film a dicté ces choix formels. Pour moi, une trame classique conditionne bien trop les réflexes du spectateur. Or je n’ai pas envie de donner des réponses toutes faites mais plutôt de poser des questions. J’ai donc préféré me fier à l’intelligence, la mémoire du spectateur, plutôt que de me reposer sur une structure formatée, figée.
A l’instar de la mémoire, le film avance donc par association d’idées, grâce à une accumulation d’impressions…
Absolument. C’est ce principe même qui régit le montage du film et plus généralement la structure de l’histoire. En matière de mémoire, la chronologie, la complétude des événements n’ont pas lieu d’être. C’est bien plus intéressant de montrer les traces, certains détails d’une action, que sa totalité.
Du coup, beaucoup de choses sont suggérées -l’attirance qu’éprouve l’une des filles pour sa domestique, une relation aux frontières de l’inceste entre le frère et l’une des sœurs- sans jamais être vraiment explicitées.
Un film ne doit pas « fermer les portes ». Il n’est pas nécessaire d’assister en permanence le spectateur, c’est à lui -il en est tout à fait capable- de construire son propre film. C’est pour cette raison que je n’ai pas utilisé de musique, car je trouve qu’elle dicte bien trop au spectateur ce qu’il doit penser ou sentir à tel ou tel moment. Comme c’était mon premier long métrage, « ma première fois » comme on dit, j’ai eu envie d’expérimenter pas mal de choses.
Dans votre film les corps des enfants sont recouverts de cicatrices, ils se blessent en permanence…
C’est quelque chose de tout à fait normal à la campagne. Durant mon enfance j’ai subi cinq fractures, j’ai tiré accidentellement une balle dans la tête de mon frère -heureusement il n’a été blessé que très légèrement- et une autre dans le pied d’une de mes soeurs !
Sauf qu’ici la blessure flirte dangereusement avec l’automutilation.
Disons qu’un accident arrive rarement par hasard, la plupart du temps, on « crée » les circonstances favorables à sa survenance. Leurs corps sont effectivement en danger, fragilisés, puisqu’ils sont en train de devenir adultes. Ce qui signifie donc qu’à l’instar de leurs parents, ils vont devenir prisonniers de cet endroit.
L’endroit en question est une propriété tombant en ruines dont la piscine est remplie d’une eau croupissante. Tout semble contaminé par la décrépitude, le pourrissement.
Ce qui comptait avant tout, c’était de montrer un monde totalement fermé, un monde où il n’existe aucune possibilité de salut. La seule qui réussit à partir, c’est la domestique mais l’extérieur, en réalité, ne vaut pas mieux. En fait, la seule façon de sortir de cet endroit n’existe qu’à l’intérieur de nous-mêmes.
Et lorsque « l’ailleurs » se manifeste, c’est sous forme de mirage, à travers la télévision et les apparitions de la vierge.
C’est assez symptomatique de ce monde en pleine déliquescence. J’imagine qu’à une autre époque l’apparition de la vierge aurait pu avoir un impact important sur les gens. Mais aujourd’hui, ça ne modifie en rien la situation actuelle. J’étais là-bas, c’était deux-trois ans avant le tournage, lorsque le phénomène s’est produit. Et pour moi, même si je ne pratique plus depuis des années, ce fût assez douloureux de me rendre compte que la religion avait perdu son pouvoir transformateur, son rôle protecteur. En fait, en Argentine, toute transformation, tout changement semblent devenus impossibles.
N’est-ce pas dû à des années de libéralisme sauvage ?
L’utra-libéralisme n’est que l’apothéose de la dictature. S’il a pu triompher, c’est uniquement parce que le régime autoritaire a détruit le tissu social, l’ensemble des liens de solidarité. Ce qui se passe en ce moment dans mon pays m’angoisse énormément, et ça m’a évidemment motivée pour faire ce film.
La génération précédente aborde de manière frontale la dictature (la torture, les exactions…) dans ses films. La votre semble bien plus s’attacher aux individus, à la manière dont ils ont été touchés par cette période.
La génération d’avant était celle du militantisme : ses films ne peuvent donc qu’être engagés. Notre expérience de la dictature est bien différente. Enfant, je ne comprenais pas ce qui se passait, mais j’avais tout à fait conscience de cette peur qui régnait en permanence. Il est indéniable que toute notre génération a été affectée par la terreur même si certains préfèrent le nier.
Vous êtes très critique envers la société argentine, son conservatisme, son racisme latent.
Les sujets tabous me fascinent. La société argentine ne se considère pas du tout comme étant raciste. Etant un pays issu de l’immigration c’est impossible, les racistes ce sont les Européens, les Américains, surtout pas nous. Mais en réalité, notre un pays est éminemment raciste : il existe par exemple une très forte discrimination envers les Boliviens, les Paraguayens…
Comment a été reçu La Ciénaga en Argentine ?
C’est étrange, je pensais sincèrement partager mon film avec les mères, les femmes de 50-60 ans. Je croyais qu’il allait les toucher, mais elles l’ont violemment rejeté, surtout les femmes issues des classes moyennes ou aisées. Finalement, c’est le public jeune qui a été le plus réceptif. Il faut dire que le film a bénéficié d’une rumeur favorable grâce aux prix remportés à Sundance, à Berlin. Du coup, il a fait pas mal d’entrées.
Vous êtes en France pour écrire votre second long métrage. De quoi s’agit-il ?
Ca parle de jeunes provinciales et de leur éducation religieuse. Elles sont très préoccupées par leur salut, mais elles entretiennent un rapport avec la religion très simple, d’une grande naïveté. J’essaye d’aborder ces thèmes de manière à la fois critique et comique.
Propos recueillis et traduits de l’espagnol par
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