La voix la plus incroyablement fraîche que l’on ait entendue depuis quarante ans peut-être nous vient de Kansas City. Luqman Hamza, à bientôt soixante-dix ans, remet les pendules à l’heure en damant le pion à toutes les pseudo-stars de la chanson de charme. Authentique jazzman dont la réputation n’avait pas dépassé jusqu’alors le triangle d’or des Etats-Unis du Swing, « The last of the jazz balladeers » ramassera bientôt les morceaux des cœurs tendres. Les autres ne se reconnaîtront plus. Luqman Hamza ou comment les majors sont passées à côté du succès…
Saint-Louis, 1932. En ces années-là, il n’est pas encore permis à une institutrice noire de se marier et d’avoir des enfants. Le petit Laytha Cunningham est donc confié à des parents nourriciers pour être élevé à Kansas City.
Kansas City, donc. Les années trente s’y déroulent sous le règne du fameux Pendergast, un shérif véreux qui tombe en 39 pour fraude fiscale. Le jazz connaît alors sa période dorée dans une ville où les clubs foisonnent, offrant leur scène jour et nuit aux batailles légendaires de Coleman Hawkins et de Lester Young. La Swing craze bat son plein. Ni la prohibition ni la grande dépression n’ont diminué la folle activité de lieux qui accueillaient parfois les musiciens sans interruption, par roulement, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Outre le Président, les ténors locaux s’appellent Herschell Evans, Ben Webster, et bientôt, Charlie Parker. Bennie Moten, puis Count Basie et Jay McShann y conduisent quelques-uns des meilleurs orchestres du pays et la réputation de Kansas City devait y attirer deux des plus célèbres imprésarios de New York.
Le jeune Cunningham fréquente Attucks, une école située non loin de Vine Street et de la 18e rue, au cœur du quartier noir, les chaudières du ghetto. Comme tous les gamins de son âge, c’est depuis le trottoir, au seuil de ces caves fabuleuses qu’il recueille ses premières émotions musicales. Mais dans la rue, il croise fréquemment Big Joe Turner, Bird et bien d’autres. Il fréquente aussi le cinéma, et c’est là qu’il a la révélation de ce que sera sa vie future : dans Pardon my Sarong, il entend les Ink Spots, fameux quartet vocal qui, dans un genre sirupeux alors très en vogue, remporte un succès sans commune mesure avec celui des plus glorieux jazzmen. Mis sur la voie par un Jamaïcain qui lui avait appris à chanter dans ce style, Laytha s’identifie à leur ténor, Bill Kenny, dont la voix fait paraît-il défaillir les jeunes femmes. L’inévitable Nat King Cole sera, bien sûr, l’autre jalon d’une voie désormais tracée. Au milieu des années 40, encore adolescent, il forme avec quelques camarades de classe un groupe à l’image des Ink Spots, The Five Aces. Sonny Kenner, connu dès l’enfance, les accompagne à la guitare. Quelque soixante ans plus tard, il est toujours à ses côtés (on l’aura même aperçu, entre-temps, dans le film splendide de Bruce Ricker, The Last of the Blue Devils -peut-être le lointain précurseur de Buenavista Social Club et du récent Calle 54– qui de 74 à 79 rassembla toutes ces figures de légende de Kansas City pour l’évocation, autour d’un verre, de ce qu’y fut leur vie ; mais le futur Luqman Hamza n’était pas de la partie). En 48, une radio rend célèbre dans la région notre poker d’as en lui accordant un quart d’heure hebdomadaire. Et lorsqu’ils quittent le lycée les engagements se multiplient. A dix-sept ans, un peu par hasard, Laytha est enrôlé pour un soir ; sa carrière a déjà commencé.
Il enregistre ses premiers titres sous un nouveau nom d’artiste : Larry Cummings ; des 78t que le plus coté des disc-jockeys de Saint-Louis se charge de populariser. Lorsque le groupe se sépare, en 52, le chanteur devient soliste et fait son entrée à Chicago. Il travaille alors à plein temps avec son propre trio, enregistre pour Damon, un petit label racheté plus tard par Decca, et couche ses premières compositions qui formeront la base d’un répertoire de plus de 2 000 titres. Parmi elles, When you surrender, repris dans son dernier album. On le trouve sur la scène du Black Orchid Room, connu pour avoir accueilli Billie Holiday et Diana Washington. Un soir, il y partagera la scène avec Miles Davis. Au Boulevard Room, ce sera avec Ray Charles. Ailleurs, avec Mister B. soi-même, Billy Eckstine.
En 59, Quincy Jones, qui passait par là, est tellement impressionné qu’il le fait enregistrer pour Argo, la firme des frères Chess : il y sera, entre autres, en compagnie d’Ahmad Jamal, Gene Ammons ou Kenny Burrell. Plusieurs disques verront le jour sous la prestigieuse étiquette chicagoanne. Une recréation des Ink Spots le verra alors occuper au début des années soixante la place de son modèle révélé au Gem Theater de Kansas City.
La décennie 70, fatale à nombre des musiciens de jazz de sa génération, le voit se replier dans la ville de son enfance. Mais point pour s’y retirer. Une famille à élever, un long engagement dans le circuit des Playboy Clubs, et de fréquentes apparitions dans les endroits les plus réputés de la ville attestent l’activité de Luqman Hamza. En effet, perméable aux secousses qui marquent ces années, le chanteur a pris nom musulman en 75. Son statut de légende locale est bien assuré. Ses affiches portent désormais la mention « The last of the jazz balladeers ».
De fait, son style ne souffre plus aucun rival. Emancipé de ses sources premières, son chant se tient solidement du côté jazz de la limite, parfois ténue, qui sépare cette tradition charmeuse mais ancrée dans le swing du pur crooning dont les déliquescences supportent mal le poids des ans. Plus proche donc du meilleur Johnny Hartman (avec Coltrane) ou du plus émouvant de Mel Tormé, Hamza n’est plus depuis longtemps à rapporter à d’autres qu’à lui-même, comparant plutôt que comparé. Peut-être lui rendrait-on mieux justice en le rapprochant de saxophonistes comme le Don Byas des ballades, ou, référence suprême, de Ben Webster.
En 92, il boucle la boucle en revenant s’installer sur les lieux de sa naissance à Saint-Louis. Pour cinq ans seulement. L’appel de Kansas City est plus fort. Ce ne sera pas pour y glisser dans l’oubli. Sa rencontre avec Simon Rowe, un pianiste australien installé à Bloomington qui lance un petit label indépendant dédié justement aux musiciens locaux, Catalyst, le propulse au sein de son quartet aux côtés d’une autre révélation du même ordre, le saxophoniste ténor Willie Akins (voir notre chronique). Cette paire extraordinaire est désormais promise à un radieux avenir, si toutefois l’Europe leur fait bon accueil. Car Luqman Hamza, après avoir chanté pendant cinquante ans en clubs, maintenant l’invité d’honneur de toutes sortes d’événements, est conscient de son talent, il sait qu’une nouvelle carrière s’offre à lui. Il est prêt.