Le festival Chostakovitch a ouvert somptueusement, le 13 octobre dernier, la saison russe du théâtre des Champs-Élysées. En attendant Godounov…
Ca y est, les Russes ont investi la capitale pour un (trop court) mois, et, comme toujours, les Parisiens leur ont d’ores et déjà réservé un accueil triomphal. Non, l’amitié franco-russe n’est pas qu’un vain mot diplomatique, et depuis 1815 et ce fameux « bistro ! » lancé par des soldats assoiffés à des garçons de café un peu mous du genou, on ne compte plus les saisons rythmées par les bruits de verres cassés et les « r » délicieusement roulés de grands-ducs en tournées perpétuelles. Apothéose à l’aube des années 20, le trio scandaleux Stravinsky/Diaghilev/Nijinski fait le printemps en hiver et soulève la plus belle polémique artistique du siècle. Et puis, l’Ermitage assailli, soixante-dix années d’art officiel et son cortège de transfuges plus ou moins heureux : hélas, tous n’auront pas la veine des Richter, Horowitz, Rostro ou Noureev, et on n’en finit pas de découvrir aujourd’hui les interprètes essentiels dont Lénine et ses petits-enfants nous auront privés pendant près d’un siècle.
Libres, ils sont bien libres, ceux que les Champs-Elysées accueillent donc cet automne, et porteurs, aussi, de ce passé glorieux et sinistre. Privés (hélas, triple hélas…), de Magic Repin -pour cause de doigt coupé !- et de son acolyte Berezovsky, on ira entendre son aîné de collègue Spivakov (aussi lyrique et démonstratif que l’autre est intense et introverti) dans Brahms, Strauss, Pärt (!) et Schubert. L’excellent Kun Woo Païk est au piano.
Mais on a hâte, surtout, de revoir et réentendre, pour la troisième fois avenue Montaigne, la troupe du Mariinski (ex-Kirov, faudra-t-il encore longtemps le préciser ?), dirigée par son vaillant directeur musical Valery Gergiev. Depuis quelques années, celui-ci ressuscite l’âge d’or du fameux théâtre de Pétersbourg, à la scène comme au disque -en témoignent ses nombreux enregistrements chez Philips. Un chef d’oeuvre et une redécouverte, donc, en novembre prochain : le Boris Godounov de Moussorgski, donné dans sa version originale de 1869, et Les fiançailles au couvent de Prokofiev (voir photo), sorte inattendue de Barbier de Séville alla russe. Et si ces sessions lyriques sont à la hauteur de ce que l’on a entendu, l’autre soir, pour le coup d’envoi de cette saison, nul doute que les glorieux aînés en danseront d’aise au-dessus de nos têtes…
Ce soir-là, en tout cas, c’est l’ombre de Mravinski qui planait dans la salle des Champs. Pas seulement parce que la prestigieuse phalange qu’il dirigea pendant un demi-siècle démontrait -en était-il besoin ?- qu’elle était toujours, dix ans après la mort du mentor, l’une des plus somptueuses formations du monde. Non, c’est que, surtout, le Philharmonique de Saint-Pétersbourg avait choisi d’exécuter la fameuse Symphonie n°5 de Chostakovitch en ouverture d’un festival consacré au compositeur soviétique -cette même Cinquième que créait, il y a soixante ans presque jour pour jour, un certain… Evgeny Mravinski ! Symphonie-repentir d’un artiste en disgrâce au lendemain de la création d’une Lady Macbeth de Mzensk jugée, comment dire, « contre-révolutionnaire »… et qui, pour espérer survivre (la belle époque des purges de l’oncle Joseph…), ne pouvait revenir qu’à des formes plus musicalement compréhensibles du prolétariat. Chostakovitch livra donc cette belle oeuvre classique, où l’on croit entendre tout à tour Mahler (largo dolorissime et asphyxiant) et Strauss, version Zarathoustra. Inutile de dire que les forces de Pétersbourg sont ici comme un poisson dans l’eau, et, galvanisées par le geste tendu et précis de Youri Simonov (ex-assistant de Mravinski et actuel directeur musical de l’Orchestre national de Belgique), elles transcendent une partition liée plus que toute autre à l’histoire avec un grand H.
Quand on vous aura dit que le concert s’était ouvert par une interprétation admirable du cycle rare des Poésies populaires juives (quel(les) solistes, quelle musique !), et se conclut par un bis/final de… Casse-noisette (histoire de ne pas se flinguer à la sortie !), vous aurez compris pourquoi la ferveur slave est éternellement contagieuse.