La semaine dernière s’achevait à Bobigny une immense rétrospective consacrée à Rainer Werner Fassbinder, dont la mort, il y a près de vingt ans, résonne encore aujourd’hui comme un chant du cygne pour le 7e art allemand. Parmi les invités de cet événement, Hanna Schygulla, actrice fétiche du cinéaste, et l’une des seules qui ait réussi à se détacher de son influence pour construire une carrière personnelle. Portrait d’une artiste devenue un peu trop marginale…

Contrairement à Ingrid Caven, Hanna Schygulla n’a pas eu la chance de retrouver un pygmalion après la mort de Fassbinder. Pour elle, les sunlights semblent appartenir au passé. Et si l’actrice navigue ces jours-ci de spectacles en tours de chant, c’est davantage à la manière d’une diva secrète et crépusculaire que d’un phénix flamboyant. « J’ai eu le meilleur au début » affirme celle que Rainer préservait de sa fureur créatrice, de sa cruelle dictature. C’est aussi à elle qu’il a offert les rôles les plus populaires : Maria Braun, Willie Bunterberg (Lili Marleen), ou encore Effi Briest dans le film éponyme qu’elle présente à Bobigny, non sans évoquer, passage obligé, la figure emblématique du cinéma allemand contemporain. « Sans lui, je pense que je n’aurais jamais fait de films ni de théâtre. J’étais à l’Université mais, intellectuellement, j’étais frustrée. C’est alors que j’ai commencé à suivre les cours du soir de l’école d’Art dramatique. Et là, il y avait ce garçon déjà pas comme les autres. Un peu plus tard, il m’a proposé de remplacer quelqu’un dans une de ses pièces. J’ai fini par jouer dans toutes ses créations théâtrales… ».

Deutschland…

Une destinée inattendue s’ouvre dès lors à cette jeune femme qui se dirigeait au départ vers l’enseignement. « J’ai su beaucoup plus tard que ma mère aurait aimé elle aussi se voir sur un écran. Comme quoi nos parents nous font poursuivre leurs rêves même si on en est a priori très éloigné ». De 69 à 81, elle collabore avec Fassbinder sur plus de vingt films, princesse d’une troupe de comédiens voués corps et âme à la faramineuse filmo du génial Kaiser. « Je crois que le secret pour faire une œuvre si riche en si peu de temps, c’est de toujours travailler avec les mêmes gens ». Une équipe composée à la fois d’acteurs confirmés et de stupéfiants amateurs, de « gueules » récurrentes et de soupirants du cinéaste. « Il appréciait les gens qui ne savaient pas jouer, cette façon d’être à côté de soi-même ». Dans un univers où l’art et la vie ne cessent de s’entremêler, chacun trouve sa place, même si ce n’est qu’éphémère et si un certain nombre de tragédies en découlent. Voir notamment le suicide d’El Hedi Ben Salem, héros de Tous les autres s’appellent Ali trop marqué par sa liaison avec Fassbinder. Quant à Hanna, peut-être moins vulnérable que d’autres, elle sera, au gré des projets, chanteuse et putain, terroriste et âme pure, simple figurante ou rôle-titre. Parallèlement, la comédienne tourne avec la crème de la « Nouvelle Vague » allemande des années 70 : Peter Fleischmann (Scènes de chasse en Bavière), Wim Wenders (Faux mouvement), Margarethe Von Trotta (L’Amie), Volker Schlöndorff (Le Faussaire)…
…und Europa

Entre 82 et 84, elle connaîtra même un début de gloire internationale, engagée par quelques cinéastes alors au faîte de leur popularité, de Ettore Scola (La Nuit de Varennes) à Carlos Saura (Antonieta), en passant par Jean-Luc Godard (Passion) qui a toujours admiré Fassbinder. Mais, pour Hanna et les cinéphiles, la plus belle rencontre de cette période reste celle de Marco Ferreri, en fait l’héroïne de deux de ses meilleurs films : L’Histoire de Piera, qui lui vaut un Prix d’Interprétation au Festival de Cannes, et surtout Le Futur est femme, dans lequel elle forme un étonnant ménage avec Ornella Muti et Niels Arestrup, réinventant à eux trois la société et le monde. Grandes utopies et douce mélancolie. « Ferreri était assez proche de Fassbinder. Il installait des atmosphères très fortes sur le plateau. En travaillant avec lui, j’ai retrouvé un ton propre aux poètes de cinéma : sentir le bonheur de pouvoir être créée à l’intérieur de la fantaisie de quelqu’un d’autre ».

L’âge des limbes

Et la suite : un inexorable déclin ? Pas vraiment. Juste l’obscure carrière d’une artiste apatride depuis la disparition de son maître à filmer. Car si Hanna Schygulla demeure à Paris, elle tourne aux quatre coins du monde (Espagne, Pologne, Hongrie..) dans des oeuvres qui parviennent rarement jusqu’à nous, sans que l’on sache si cet étrange chemin de cinéma relève d’une volonté élitiste (Bela Tarr et Amos Gitaï figurent à son « tableau de chasse ») ou d’un manque de propositions plus « payantes ». Toujours est-il que l’image de l’actrice nous semble lointaine, bien mieux ravivée par une rétrospective Fassbinder que par ses récentes apparitions sur grand écran. Il faut peut-être alors partir à sa rencontre sur scène, où elle vient de monter une création autour de Louise Brooks, autre icône sensuelle et inaccessible. Ou attendre qu’un cinéaste inspiré redonne à son parcours un élan amoureux. Car il est impossible de passer à côté d’Hanna Schygulla sans être captivé par sa classe folle et son visage lunaire, lui aussi frappé par la « Sehnsucht », cette tristesse typiquement germanique si bien évoquée par Jean-Jacques Schuhl dans son dernier roman. En espérant que ces yeux-là soient de nouveau magnifiés par les caméras des plus grands…

Propos recueillis par