Alexander Bard et Jan Söderqvist annonçaient il y a dix ans un changement de paradigme : fini le capitalisme, place à l’informationnalisme. Aujourd’hui, ils nous donnent les outils philosophiques pour accompagner consciemment ce changement. Explications avec les intéressés à l’occasion de la parution en France des « Netocrates 2 : The Body machine ».
Voici donc le second volume de la trilogie Futurica, qui ambitionne d’être la bible philosophique du nouveau siècle. Les Netocrates (premier volume – lire notre entretien avec les auteurs – mars 2008) annonçait la fin imminente du capitalisme, et son remplacement par l’informationnalisme, une société dans laquelle le pouvoir n’est pas tenu par une élite économique, mais par les manipulateurs d’information, créateurs de concept, générateurs d’identités, gestionnaires de réseaux, les « Netocrates » donc. Tout cela exercé sur une masse consommatrice de l’information produite, passive et stérile, le « consumtariat ». Dans ce système, l’argent n’est plus le signe distinctif de la réussite ; celle-ci tient à la capacité à capter l’attention sur les réseaux. Le pouvoir se conquiert donc par l’exploitation intensive des capacités cognitives, devant laquelle tous les hommes ne sont pas égaux – d’où le maintien d’une hiérarchie, et la séparation entre les inclus et les exclus de la société informationaliste. Ces thèses fortes peuvent sembler difficiles à accepter, mais Alexander Bard et Jan Söderqvist assurent qu’elles ne sont que l’enregistrement de la transformation de la société en cours. Restait donc à tirer toutes les conséquences philosophiques d’un tel processus. Pour les habitués des neurosciences et de la philosophie de l’esprit contemporaine, ce second volume n’apprend pas grand chose ; mais il a le mérite de synthétiser une grande quantité de connaissances, et d’affermir les assises théoriques de la « netocratie ».
Le corps-machine
Selon les auteurs suédois, « le rôle de ce livre est de faire le lien entre notre discussion sur l’avenir du moi et la science moderne qui considère le monde comme entièrement matériel. Nous avons déjà longuement écrit sur la Mort de l’Individu, mais ce que nous faisons dans The Body machine, c’est expliquer ce que cela signifie vraiment, et ce qui vient remplacer « l’Individu » (le « dividu ») dans la société de réseaux. Nous avons explosé le record mondial d’anti-cartésianisme, en emmenant la critique de Descartes aussi loin que possible. Et nous l’étayons avec des faits établis par les sciences dures ». Il s’agit donc de se doter d’une ontologie et d’une conception de l’homme à la mesure de leur sociologie informationnaliste. Dans un système où les identités se succèdent et se créent à chaque instant, les préjugés métaphysiques tels que l’âme, l’ego, le libre-arbitre apparaissent pour ce qu’ils sont : des préjugés. Les choses qui existent ne sont pas des entités fixes et séparées, mais des arrangements provisoires d’un même substrat (la matière), au sein duquel les échanges sont constants, même s’ils n’apparaissent pas flagrants au cerveau humain, qui découpe dans le continuum de la réalité des objets subsistants par eux-mêmes, dans un but pratique de manipulation. Et l’homme n’est pas l’assemblage impensable d’un corps et d’une âme, mais un corps-machine dont le comportement répond aux stimuli de l’environnement. A ce titre, le sujet se désagrège à la fois par le bas (morcellement de l’identité en une multiplicité de tendances) et par le haut (branchement de la conscience au réseau informatisé des autres consciences). Dans cette nouvelle réalité faite choses passagères, de flux et de devenirs, notre conception de l’individu héritée de l’humanisme des Lumières n’est simplement plus pertinente.
L’ego est un leurre
Les auteurs poursuivent : « En tant qu’humains, nous paniquons si nous n’avons pas une idée de qui nous sommes. Or, les anciennes conceptions du Moi n’ont plus aucun sens. Nous avons donc besoin non seulement d’un Moi mais aussi d’un nouveau Moi. Une révolution dans les technologies de communication d’une ampleur telle que nous la vivons actuellement ouvre de nouveaux cadres pour la pensée, et toute la métaphysique doit être à réinterpréter sous cette aune-là. Dans le même temps, par une merveilleuse coïncidence, nous faisons des avancées spectaculaires dans la compréhension du fonctionnement du cerveau et de la production de la conscience ». Bard et Söderqvist, en toute modestie, entendent donc nous mettre au diapason de ces avancées : « Les neurosciences sont en ébullition en ce moment, et nous forcent à repenser toutes nos concepts traditionnels d’âme, d’ego, etc. Ce qui est frappant toutefois, c’est qu’absolument personne n’a fait le lien entre neurosciences et métaphysique classique. Les philosophes n’ont rien écrit sur les neurosciences, et les neuroscientifiques sont plutôt ignares en philosophie. Quelqu’un devait faire fusionner l’ensemble, et c’est ce que nous avons fait avec The Body machine ». En vérité, à l’instar de toute une branche de la philosophie anglo-saxonne qui fait dans l’interdisciplinarité depuis des années (Churchland, Dennett, entre autres)… Mais l’originalité des Suédois tient sans doute à cette prose constamment militante, bien décidée à faire fondre la métaphysique classique au laser. Leur ennemi : le cerveau lui-même, producteur d’illusions qui forment la base du sens commun. « Ce que nous apprennent les neurosciences est fondamentalement contre-intuitif. Elles vont à l’encontre du sens commun, de ce que notre propre cerveau nous dit de nous et de notre existence. L’expérience que nous faisons quotidiennement, c’est celle de sujets indépendants, dotés d’un noyau stable qui définit notre identité, et maintenant nous sommes censés accepter l’idée que l’ego qui nous paraît si réel, en fait, n’existe pas. Pour l’accepter pleinement, cela suppose un énorme effort de pensée. Et puis, nos sociétés reposent sur des institutions dont les fondements sont cartésiens, que ce soit en politique, en médecine, ou en droit. Ces fondements sont tous menacés par le développement de la nouvelle métaphysique des réseaux ».
L’être schizoïde
Car proposer une vision ultra-matérialiste de l’homme, c’est inévitablement couper l’herbe sous le pied de la morale ; ainsi, relativisme bien-pensant, mouvement New Age, ou gauchisme de la « multitude » (Negri, Zizek…) sont renvoyés dos à dos, puisque sans un sujet libre, ils n’ont plus de sens. Or, « même si cela est vrai du point de vue philosophique, la société a besoin de ces illusions, car il doit y avoir un sujet souverain doté de libre-arbitre et susceptible d’être responsable et puni à la moindre transgression. Et c’est aussi, en gros, l’argument utilisé pour maintenir la religion à flot, même si nous savons tous que c’est une fiction : de telles contre-vérités semblent nécessaires à préserver en façade, afin d’assurer la stabilité sociale et sauver l’ancienne morale des attaques de la nouvelle éthique que nous défendons dans The Body machine. A ce titre, la société laïque se ment à elle-même en prétendant qu’elle s’est libérée de la religion. C’est faux, et ce sont nous, les philosophes, qui liquidons enfin la religion, y compris l’humanisme laïque – et les conséquences, bien sûr, s’apparentent à une petite catastrophe ». Les netocrates ne font pas tant la guerre aux vieilles idéologies (religieuses, marxistes…), dont la critique a été cent fois formulée, qu’à leur dernier succédané, bastion du capitalisme bourgeois : l’humanisme. Ce dernier est un nihilisme triste, libéré de Dieu mais nostalgique du monde de valeurs éternelles qu’il garantissait. La phase actuelle de l’évolution des idées est celle de l’émergence d’un « nihilisme affirmatif » : « le rôle du sujet n’est plus de manifester un contentement métaphysique – autrement dit, de prétendre, dans un véritable esprit cartésien, qu’il va offrir un toit à la substance de la société –, mais d’être un composant productif et jouisseur du Net, ce processus collectif en changement permanent qui forme la constante métaphysique de l’informationnalisme. Là, le voyage de la métaphysique est terminé : de son foyer au Panthéon, dans les nuages et sous la terre, en enfer, en passant par l’âme censée être enfermée dans le corps humain, cette constante s’est extirpée de tout pour atteindre le réseau virtuel électronique global ». Dans la métaphysique netocratique, ce qui est premier, ce n’est ni Dieu, ni la conscience, mais le réseau ; c’est-à-dire l’interactivité sociale (et ce, depuis l’invention du langage). Les individus, les identités, sont seconds et n’ont rien de permanent ; ils sont « mobiles », comme tout ce qui est (ou devient). Toutefois, la dissolution complète du soi dans la symbiose globale du réseau n’est guère plus souhaitable que le maintien utopique d’une identité fixe et séparée (ne serait-ce qu’en termes de santé mentale). La rencontre de ces deux pulsions contradictoires fonde donc un nouveau sujet, dit « paradoxal », ou schizoïde.
Deleuze et Guattari
Au final, Bard et Söderqvist reviennent à la bonne vieille schizo-analyse deleuzienne. Le sujet est définitivement morcelé, scindé, « jamais moins de deux », comme disait Nietzsche. Et cette schizophrénie est complémentaire du capitalisme informationnaliste et globalisé, comme le suggérait déjà L’Anti-Œdipe. Le netocrate a l’ontologie légère, ondulatoire, il promeut la mobilité et la volatilité, l’errance du sujet, sa dispersion créative. Son combat : loin, très loin des mouvements dits « subversifs » : « Il y a un manque tragique d’imagination dans la critique systématique du capitalisme que la Gauche (en Europe, tout du moins) a vainement produite depuis, disons, quarante ans. Nous devrions plutôt suivre l’esprit de Deleuze et Guattari et envisager les mondes collectifs en expansion rapide du Net comme des utopies potentielles, des arènes d’expérimentation et de coopération sociales ». Toujours pas de révolution, donc, mais une poursuite de l’évolution : « La netocratie ne s’intéresse pas au renversement du capitalisme (pour le remplacer par quoi ? Le stalinisme ?), mais à son contrôle à travers l’engagement d’une culture collective et subversive dans le monde en ligne. Comme nous le soulignions déjà dans Les Netocrates, premier tome, il y a onze ans, la Gauche doit se doter d’un nouvel objectif, qui n’est pas de combattre le capitalisme (ce dernier est une évidence pour nous aujourd’hui, et non une sorte de spectre effrayant), mais d’abolir les barrières qui empêchent l’accès des masses aux sociétés de réseaux. De toute façon, le Capital va servilement suivre le succès d’Internet, donc le problème n’est pas de l’empêcher de se répandre, mais de démocratiser les médias à travers lesquels il se répand, et ainsi distribuer ses bénéfices d’une façon radicalement nouvelle, et créer toujours plus d’utopies au sein desquelles le Capital est exclu ». Rangez les drapeaux noirs, sortez les claviers ; vos corps-machines feront sauter le vieux monde.
Par
Les Netocrates 2 : The Body machine, d’Alexander Bard et Jan Söderqvist
(Léo Scheer)