Ombre tutélaire, icône inaccessible : Vaslav Nijinski. Incarner le désincarné, danser dans les pas d’un mythe, pari gagné chaque saison au détour de l’inévitable hommage aux Ballets Russes que programme l’Opéra.
De l’hommage grand luxe cette année avec trois grands tubes des années dix, Le spectre de la rose (1911) et Petrouchka (1911) de Fokine et L’après-midi d’un faune (1912) de Nijinski. Parachevant ce florilège, Les sylphides (1908-1909) de Fokine, œuvre charnière, de la danse sans argument en complète rupture avec le ballet romantique et ses histoires surnaturelles.
On danse aujourd’hui les ballets romantiques sans pour autant se réclamer de la Pavlova ou de la Taglioni. A peine rend-on hommage à Yvette Chauviré pour sa Giselle ! Les grands interprètes se transmettent le rôle de génération d’étoiles en génération d’étoiles, chacun apportant cette indéfinissable touche qui rend une interprétation inoubliable. Roland Petit aime ainsi sculpter un rôle sur un interprète, utilisant le meilleur de chacun. Exemple type, Le jeune homme et la mort se fond avec le danseur, de Babilée à Noureev, Petit a réglé le ballet sur chaque danseur.
En revanche, danser les rôles emblématiques ou les chorégraphies de Nijinski, cela suppose une toute autre logique (à supposer que l’art en connaisse une !). Mythe sacré mais familier au langage rigoureux torturant le danseur, devant lui, on courbe docilement son échine de danseur doué, car toute résistance semble vaine. Le danseur qui incarne la rose du spectre nous renvoie une image déformée, son nom importe peu, il donne simplement corps à une abstraction entrevue sur papier jauni : Nijinski danseur.
Dans Le spectre, deux sauts avaient transporté le public. Nos danseurs contemporains, Nicolas Le Riche en tête sautent aussi bien et aussi haut, mais allez donc rivaliser avec un mythe. Dans ce rôle de la rose au costume si seyant, un athlète fait merveille, mais de la fragilité de la rose plus rien ne subsiste ! Pour sa légèreté virtuose, on peut préférer dans le rôle Manuel Legris dans un gabarit proche du modèle à la carrure imposante du jeune Le Riche, plus proche de Burt Lancaster dans Trapèze que de Nijinski.
Le faune amoureux, premier essai chorégraphique de Nijinski laisse la part belle à l’expressivité. Nijinski ne saute plus mais tord le corps (une habitude que l’on retrouvera dans Le sacre du printemps), déroulant le ballet sur le mode de la frise des vases grecs. Le costume et la précision du geste gomment quelque peu le danseur et seuls le visage et les mains trahissent le soupçon de passion en plus. Charles Jude et Kader Belarbi (voir photo) excellents tous deux dans cet art des nuances, dignes héritiers d’un langage contraignant et d’un danseur qui avait compris que la danse n’atteint sa plénitude qu’en dépassant l’anecdotique du spectaculaire.
Nijinski-danseur écrase de son aura ; Nijinski-chorégraphe révèle une œuvre qui a su survivre à son premier interprète aussi génial fut-il. Les héritiers d’aujourd’hui sont ceux qui le dansent, respectueux du chorégraphe et oublieux de l’interprète mythique que l’on ne comparera à personne, laissant aux survivants des années dix leurs souvenirs éblouis.
Karine Duquesnoy