Absolument déjanté et foutrement talentueux, un nouveau cannibale italien débarque en France : deux livres de Tiziano Scarpa.
« Georges Pompidou est en train de me tailler une pipe » : il y a parfois des phrases qui vous posent un écrivain mieux qu’aucun préambule bien senti. On aurait aussi pu choisir « Indiana Jones est en train de me tailler une pipe », ou bien « Juliette Lewis est en train de me tailler une pipe », vu qu’il y en a comme ça sur trois pages. Voici donc les deux premières traductions (par Guillaume Chpaltine) des œuvres de ce jeune Transalpin plein de talent, né à Venise en 1963, où il a étudié la littérature italienne contemporaine. Auteur d’essais sur Alberto Savinio et Giorgio Manganelli, scénariste pour la RAI, il est en plein centre de la tempête polémique qui, depuis quelques années maintenant, dévaste le paysage littéraire italien, tout à coup tiré d’une paisible torpeur qui durait tout de même depuis le début des années quatre-vingt.
Vautrée dans « une sorte de minimalisme aveugle où des auteurs, parfois bons, ne quittaient pas leur nombril, leur appartement, leurs amours », comme l’explique l’un des compères de Scarpa, Niccolo Ammaniti (1), la littérature italienne prit soudain un énorme coup de vieux avec l’apparition de jeunes écrivains ayant ceci en commun que leurs histoires pullulent de bites ou dégorgent d’hémoglobine, selon les cas, tous ingrédients propres à remuer l’estomac d’un milieu éditorial vieillissant. La publication, en 1996, d’une anthologie de leurs textes donnera à ce mouvement dispersé de mauvais garçons une quasi-allure de courant littéraire. Son titre : Jeunesse cannibale, aux éditions Einaudi. Ceux qu’on appelait jusque-là « les méchants » deviennent ainsi immédiatement « les cannibales », génération fraîchement née à la littérature, abreuvée au robinet à images depuis l’âge tendre, bien déterminée à porter la moyenne de ce qui s’imprime en Italie à un moindre taux d’embourgeoisement asthmatique.
La presse fit et fait encore ses choux gras de ce revival inespéré des frasques du Groupe 63 (Edoardo Sanguinetti, Nanni Balestrini…), célèbre avant-garde des années soixante, dont les ex-membres applaudissent d’ailleurs ostensiblement l’arrivée et le succès public des cannibales. Si certains journaux se lancent à leur suite et vouent les tenants désignés de l’académisme mou aux gémonies (Susanna Tamaro, Andrea De Carlo et consorts, pour les plus fréquemment cités), d’autres recommandent plus froidement à cette sémillante jeunesse d’aller publier ses horreurs ailleurs, et même loin si possible. Dans l’œil du cyclone, donc, œuvrent Nicolas Ammaniti, Aldo Nove ou Isabella Santacroce, ainsi que notre brillant Tiziano Scarpa, dont on découvre avec bonheur la jubilatoire production -en l’espèce, un premier roman, L’Œil de vieux, et un recueil de nouvelles paru à Rome en 1998 intitulé Amore®.
Si l’on commençait par ce qui lie ces textes, outre un nom sur la couverture, il faudrait parler avant tout de leur style délirant, d’une liberté sans limites : épanchements en paragraphes alphabétiques, insertion de carte (en l’occurrence, les grandes lignes de train du pays, avec « le parcours Brindisi -Lecce ressemblant à un talon aiguille très fin qui enfonce son dard dans le scrotum ionique »), recours systématique à l’énumération sous toutes les formes possibles et imaginables, lettres, dialogue, jeux typographiques (ce n’est quand même pas tous les jours que l’on est obligé de se munir d’un miroir pour lire un passage), journal intime, programme de théâtre, coupure de magazine, pensées, résumé scénaristique et j’en passe (le tout dans des volumes de petit format qui ne dépassent pas les deux cents pages chacun).
Alfredo, le héros du roman, est étudiant et planche sur un mémoire de maîtrise (sujet : les piètres figures chez Dostoïevski) ; Carolina, étudiante à l’académie des Beaux-Arts de Venise, gagne sa vie en dessinant des parties génitales sur des mangas érotiques japonais importés (« Plus que des bites ou des cons, les organes génitaux dessinés par Carolina sont des pénis et des vagins. Conformisme ? Non, métier. »). Lorsque Carolina tombe dans les eaux dégoûtantes du Canal Grande, Alfredo plonge, la sauve, la ramène chez lui, lui offre une douche, des vêtements secs, son lit et ses toilettes (elle souffre d’une diarrhée exceptionnelle).
Discrètement, il mène son enquête sur la jolie jeune femme : fouillant dans ses journaux intimes, il en tire de quoi nous raconter l’histoire de sa relation avec Fabrizio. Cet étudiant, habitant un appartement en colocation, bénéficie de curieuses réductions de loyer en fournissant quotidiennement à sa propriétaire du sperme dans un pot à yaourt (elle l’utilise comme crème antivieillissement) ; à partir de là, le dossier Carolina part dans tous les sens.
Tiziano Scarpa n’a pas que du style, il a aussi un irrésistible besoin de nous parler de sexe et de choses attenantes : dans ses dialogues (Alcibiade : « Je parie que tu ne l’as jamais fait. » Eryximaque : « Quoi ? » Alcibiade : « Goûter ton sperme. » Eryximaque : « C’est dégueulasse ! » Alcibiade : « Qu’est-ce qui est dégueulasse ? Tu as peur d’attraper le sida tout seul ? ») comme dans ses considérations (« Vider sa prostate et sa vésicule séminale tôt le matin donne la désagréable sensation d’avoir tiré sa dernière cartouche ») ou ses invraisemblables découvertes (le coup du dicton folklorique est peut-être la meilleure : « Hors programme, j’y ajoute aussi le très célèbre dicton danois : « Den er to ting der lugter af fisk. Den ene er fisk », ce qui signifie en substance : « Il existe deux choses qui sentent le poisson. L’une est le poisson. »).
Le talent farfelu de cet obsédé de premier ordre se retrouve tout entier dans les huit nouvelles qui composent Amore® : des personnages inattendus, lancés bien malgré eux dans des aventures rocambolesques, narrées dans un style virtuose et caustique, légèrement pince-sans-rire quoique toujours prêt à sauter sur l’occasion de parler de bites et de vagins. Parmi ces petits textes loufoques, citons l’histoire du prochain pape capturé par des ermites, où l’on n’est pas tendre avec le Vatican (« Quand on nous fait déménager du presbytère de Mira au Saint-Siège, nous n’en avons pas cru nos yeux. Une piscine toute à nous ! C’est une plaisanterie ! Ce jour-là, le secrétaire d’Etat nous a pris en aparté et nous a expliqué que c’était le Polonais (il l’appelait ainsi) qui l’avait voulue, pour y nager tous les matins ») ; celle, présentée à juste titre comme extraordinaire, d’un équarrisseur de cheval dont le pénis grossit de jour en jour (« Le jour du Remerciement, le pénis de Konigsberg était devenu aussi grand que la dinde rôtie que Marion servit à table, avec un sourire timide qui tentait pathétiquement de dissimuler son dégoût ») ; celle enfin d’un plaisantin lubrique qui nous fait part des « choses qui lui viennent à l’esprit pendant que Maria Grazia [lui] taille une pipe », avec évaluation de leur effet sur son excitation (en est extraite la première phrase de cet article).
Les textes jubilatoires de Tiziano Scarpa, comme, d’une manière générale, le style de ces cannibales dont il est l’un des membres les plus actifs, se nourrissent de toute la culture pop contemporaine, celle des pulp-fictions et des mangas érotiques, du montage clip et de la littérature trash, du court métrage et de la page des faits divers ; toutefois, elle s’efface chez lui derrière une étrange forme d’humour absurde, une manière de poésie de l’obsession sexuelle et du détail qui tue. Jamais de paragraphes cliniquement sanguinolents ni de filigrane vaguement social, mais au contraire une virtuosité de jeune dandy frappadingue, indéniablement maîtrisée, et servant un sens peu commun du troisième degré. Badinage délicieusement futile et résolument hilarant, d’une créativité rare. Des références percent çà et là un prodigieux tissu d’inventions (la Japonaise Banana Yoshimoto est citée dans les deux volumes, Italo Calvino dans le roman), mais Tiziano Scarpa reste un incomparable original.
Restent ces deux titres étranges : pour Amore®, on s’en remettra à la quatrième de couverture (« AMOUR® est une estampille commerciale -registered-, l’amour est un brevet, une marque de fabrique, une marchandise aussi définie que l’aspirine ou le Coca-Cola… ») ; pour L’Œil de vieux, en revanche, pas d’indices. C’est une jolie métaphore, si l’on voit juste. Pour avoir fréquenté le bonhomme pendant trois cent trente-huit pages, ça ne nous étonne pas le moins du monde.
(1) Entretien à Libération, novembre 1998. Niccolo Ammaniti a publié Dernier réveillon et autres nouvelles, traduit par Dominique Vittoz, Hachette, 1998
« L’Œil de vieux », Christian Bourgois, 95 F, 163 p.
« Amore® », Christian Bourgois, 95 F, 175 p.