Le psychédélisme n’est pas seulement une esthétique ou un style de vie, c’est aussi un mode singulier d’accès à la sphère du sacré. Et celui-ci passe, depuis Sgt. Pepper, par les pochettes de disque, fenêtres d’une approche court-circuitée de la divinité.
Le psychédélisme apparaît, à la fin des années 60, comme l’application d’un court-circuit. Ce court-circuit, c’est celui du parcours initiatique qui sépare traditionnellement l’ésotérique de l’exotérique, et dont Sgt. Pepper’s lonely hearts club band annonce le coup d’envoi en coupant la culture de l’après-guerre en deux. Que ce soient par la drogue, les gourous douteux (Maharashi Mahesh Yogi, Maher Baba, Richard Alpert) ou les développements technologiques (re-recording, backmasking, synthétiseurs), les musiciens pop explorent une nouvelle définition du sacré qui passe par l’expérience immédiate du suppôt, les voyages extatiques et les images énigmatiques. A la place de l’échelle de Kadosch, l’auditeur se retrouve à prendre un ascenseur pour le monde des visionnaires. On n’y converse pas avec des anges, mais avec des extraterrestres ou des lutins. Enfin, on se recueille dans ces autels modernes que sont les pochettes luxueusement baroques qui constellent nos salons. La réalisation la plus marquante de cette époque est surtout cette relation nouvelle, nouée entre les pochettes et les musiques : les pochettes se donnant comme le support de manifestation des épiphanies dont les musiques rythment l’advenue. La playlist culturelle de Sgt. Pepper, le labyrinthe intérieur de Their satanic majesties request, l’immeuble aux entrées permutables de Physical graffiti sont des rébus dont le caractère ludique recoupe les impératifs de connaissance salvifique. Les Fenêtres du Culte sont des jeux d’enfant.
L’Art de la mémoire
Ce sont des devinettes cosmiques, des jeux d’enfants où apparaissent les impératifs de la gnose que déploient parallèlement les musiques extatiques comme les paroles oraculaires. Avec ces pochettes baroques aux multiples images agglomérées, les musiciens pop retrouvent la technique de reconfiguration psychique de Giulio Camillo et son Théâtre d’Images (dépoussiéré en 1966 par Frances Yates dans L’Art de la mémoire), une technique touchant l’espace médian, c’est-à-dire l’espace intermédiaire entre les idées et les corps : un espace composé de symboles aux propriétés astrales qui frappent l’esprit et architecturent la pensée. Cet espace médian obséda les philosophes de la Renaissance – de Marsile Ficin à Giordano Bruno –, car il représentait la possibilité d’articulation pour chaque homme d’un juste équilibre entre Connaissance et Joie. L’âme, ça se travaille au corps. Et c’est par les images qu’on configure son âme, au cœur de laquelle on fait résonner les plus belles musiques pour rythmer son parcours sur la Terre.
Royal Cheese
Le problème posé par cet accès rapide aux univers épiphaniques est celui de sa reconduction dans le quotidien. C’est là où la dépression suit rapidement la percée. Là où les règles strictes de l’ascèse servent à stabiliser l’état du voyageur vertical, l’extase psychédélique laisse son praticien dans un état de désœuvrement – un état qu’on retrouve dans le premier album solo de John Lennon ou dans la trilogie finale de Philip K. Dick. Le psychédélisme comme religion n’a jamais pu faire l’économie des « sucres rapides » que sont les gourous et les sectes, remplissant rapidement un espace psychique affamé – mais le réaffamant à la même vitesse qu’un Royal Cheese. Si les artistes psychédéliques se trouvent préfigurés par le bric-à-brac spiritualiste du Théosophisme de Madame Blavatsky, ils annoncent le New Age et donc l’apathie progressive du suppôt des expériences visionnaires, aux appartements surchargés de breloques arc-en-ciel. C’est pourquoi il ne faut pas regretter l’époque du psychédélisme, mais être fidèle à son expérience sans en être dupe. De nos jours, les Secret Chiefs 3, les Fiery Furnaces comme les séries Carnivale et Lost déploient la véritable grandeur de cette expérience, et transforment le court-circuit pop culturel en bouclage civilisationnel. Leur combat est toujours le nôtre : ce sont nos armes qui doivent être plus fines, et plus tranchantes que jamais. La rigueur, la sobriété, le pessimisme et le courage sont ces armes – car l’Empire n’a jamais pris fin.
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