Robert Bresson est un de ces grands esprits qui pensèrent le cinéma comme le moyen le plus direct de nous apparaître, de nous frapper. L’homme est décédé récemment. Il fallait donc revenir sur l’éloquence du coup ainsi porté à nos consciences un peu paresseuses de spectateurs conditionnés.
On retrouvera dans cette œuvre, filmée quasiment entièrement en noir et blanc et que la performance d’acteurs non professionnels rend tout à fait étrange, le moyen de comprendre ce qui pousse des cinéastes tels que les frères Dardenne, Bruno Dumont ou encore Philippe Grandrieux à rechercher un état neuf du cinéma, un état qui serait défait des codes établis en exploitant mieux les paysages, en explorant l’amateurisme des acteurs et en élaguant toujours davantage le prétexte scénaristique.
Tout d’abord, son travail cinématographique, inscrit dans la continuité d’une première carrière de peintre, offre à des yeux mi-clos ou distraits le spectacle éblouissant et hypnotique d’une carrière de marbre blanc, dont on verrait chaque film s’extraire par lui-même, comme un bloc qui n’attend que d’être exploité et érodé par la puissance transformatrice de notre vécu individuel. Puissance en laquelle Bresson place toute sa confiance. Le double paramètre de l’œil-spectateur associé à l’œil-réalisateur, fournissant le fondement d’un édifice sensationnel que tous les vents semblent avoir traversé, que toutes les pluies ont déjà inondé et qui range l’univers de Bresson près de ceux de cinéastes comme Andréi Tarkovski ou encore Kenji Mizogushi. « Pour ma part j’ai toujours regardé le surnaturel comme du réel précis. » Cette phrase de Bresson pourrait résumer la confidence qui hante Eyes wide shut, le dernier opus de Stanley Kubrick. L’occasion que nous avons eue de redécouvrir les films de ce dernier était aussi celle de comprendre que les grands cinéastes sont souvent ceux pour qui les œuvres sont un moyen adéquat d’exposer les multiples manières d’enfoncer le même clou. Bresson fait partie de ceux-là, de ceux que l’errance ne concerne pas, dont l’invention reste toujours lisible et qui offrent à travers leurs films les recettes variées d’une même magie.
L’histoire du cinéma ne se passera jamais de ces grands travaux d’esprit et il arrive même que des films leur rendent un hommage en leur faisant écho. C’est le cas avec la sortie récente du dernier film des frères Dardenne. L’évidente parenté de Mouchette et de Rosetta, que l’attribution de la Palme d’or a distingué cette année, met à jour ces ingrédients précieux. Rosetta est un film basé sur l’évaluation d’une force individuelle en conflit avec le système qui l’environne, et qui se démontre à travers un rapport vital à l’objet. Ce sont des éléments extrêmement sensibles chez Bresson, qui confèrent à toute son œuvre un caractère immuable et une portée universelle. Tout ceci est soutenu par le choix des sujets traités, le soin des plans, le repérage des lieux aux alentours de l’acteur et de son geste. Le cinéaste paraît taraudé par un souci permanent d’exclure par la mise en scène tout rapport superflu au monde des objets. Comme si l’usage de l’œil caméra était le moyen de laver le réel, de le débarrasser d’une impureté originelle. Et l’on ne peut pas détacher de cette préoccupation l’audace dont il faisait preuve en imposant comme personnages principaux ses non-acteurs.
Il y a chez Bresson, dans Mouchette par exemple, Un condamné à mort s’est échappé, L’Argent et le Journal d’un curé de campagne, un réflexe marquant qui consiste à envelopper de son décor et comme dans un linceul le corps de l’acteur de manière à nous le faire percevoir « mis au monde » comme pris au piège. La mort règne toujours au départ de ses films. C’est la tentative d’un retour vers la vie qui inquiète les premières minutes d’un film de Bresson. Le jeune curé investissant sa nouvelle paroisse hostile, Mouchette exclue et piégée par l’orage, ou encore le condamné qui, dès la première scène tente une évasion manquée. Tous ces personnages ont pour mission de sortir d’un état d’origine, de se débarrasser d’une première vie qui leur a été injustement attribuée.
Selon Bresson : « Il faut préparer un film comme une guerre », et la stratégie qu’il imagine au seuil de la préparation de ses films est sans doute la même qui donne à ses personnages une allure entêtée, militante et un regard toujours prêt à voir se produire le miracle. Dans Au hasard Balthazar, il en est de même du cerne blanc qui entoure le regard de l’âne, animal têtu et indispensable à tous. Et c’est une fois qu’il a installé ce rapport à un environnement ennemi que Bresson donne une chance à la puissante machine de résistance qu’est la volonté de se mettre en route. Par exemple, la foi du jeune curé, le scepticisme du pickpocket redresseur de torts, le courage exemplaire du condamné ou encore l’aspiration au bonheur de Mouchette, voilà les moteurs dont sont équipées les machines humaines qu’il investit. Et bien souvent cette volonté prise dans son mouvement a des vertus thérapeutiques. Elle distingue ceux qui la détiennent : Mouchette soigne sa mère, le condamné donne du courage à son voisin détenu, l’âne panse tous types de plaies affectives, le jeune curé soulage l’âme tourmentée d’une mère qui a perdu son enfant…
On peut rappeler cette scène cruciale d’Un condamné à mort s’est échappé : alors que les détenus se retrouvent pour une toilette quotidienne, le pasteur requiert une bible auprès de Fontaine ; ce dernier lui rétorque qu’il n’en a pas, mais qu’il a par contre un crayon. Parce qu’il le dit plus tard encore, Dieu ne suffit pas, il faut l’homme aussi. Une parole qui retentit comme un appel à l’action, car, chez Bresson, plus encore que de voir vaincre la cause, c’est bien plus la manière qu’elle aura de battre la campagne, de battre le pavé qui intéresse le cinéaste. Et les vecteurs les plus flagrants de sa progression sont les gestes, leur habileté et leur détachement en fin de compte. Les mains prennent une importance qui n’a d’égal que l’attachement à la gestuelle des films muets ou encore à celle dont témoigne par exemple les films de Tati. Elles sont les réceptacles de l’esprit qui les anime, elles indiquent la psychologie et signifient tout le rapport au monde d’un personnage, elles prennent une place que le dialogue occupe habituellement et agitent tous ses films du même souci de détail. En voyant ses films, il nous reste en tête de nombreux exemples de cette domestication du geste, parmi lesquels se trouvent la main qui vole du pickpocket, la main qui fabrique du condamné, la main qui joue de Mouchette quand elle remplit les bols chaque matin.
On peut dire que, pour Bresson, l’homme se définit d’abord contre un entourage, à travers une cause et dans sa plus infime manière d’agir. C’est l’ambition souvent reconnue et rarement réalisée au cinéma de parvenir, dans le film, à mettre en boucle la chaîne des sensations humaines qui vont du microcosme de nos actions au macrocosme de nos croyances. En passant toujours par les filtres humains que sont l’amour et la mémoire. Robert Bresson a refermé ses yeux mais ne nous laisse dépourvus de rien, un film de plus n’aurait fait que préciser la leçon. Sa disparition nous indique peut-être un âge de maturité à conquérir, un état sans le père à dominer où l’important, désormais, est que la croyance fasse long feu. A nous de jouer…