Parce que l’on ne peut se permettre de chanter poétiquement la rue que si l’on en vient soi-même, il convient de porter une attention toute particulière aux textes de Magyd Cherfi. Depuis dix ans, ce Toulousain d’Algérie, quasi quadragénaire tout à la fois rageur et désillusionné, détaché et subtil, écrit la plupart des chansons de Zebda, collectif dont on se plaît d’ordinaire à ne vanter que le talent d’incendiaires de scènes, en tournée ces temps-ci.
« Ma mère m’a jeté un bouquin sur la table
Un gros machin qui rentrait pas dans mon cartable
C’est tous ces mots qui ont allumé la lumière
Et spéciale dédicace au Petit Robert »
(Le Petit Robert, Essence ordinaire, 1998, Barclay)
Chronic’art : Quand t’est venue l’envie d’écrire ?
Magyd Cherfi : Vers 13-14 ans, contrairement aux trois-quarts de mes potes de collège, lire Flaubert, Hugo, Balzac et Maupassant ne me rasait pas. Sorti de cours, je faisais des rimes, j’écrivais des poèmes. Mais ce n’est pas tant aux enseignants que je dois cet intérêt pour les mots qu’à ma curiosité, ainsi qu’à tous ces religieux, travailleurs sociaux et toubibs qui venaient m’aider le soir à faire mes devoirs à la maison. L’école, pour moi, cela avait représenté la terreur, la prison, le racisme ouvert des instituteurs. J’étais un cancre, mais ma mère avait l’obsession de la scolarité.
Il y a un contraste frappant chez Zebda : l’énergie libérée par la musique et la scène, et la gravité poignante de tes textes, qui abordent tous de près ou de loin la question du racisme et de la misère sociale.
Oui, nous essayons d’organiser des rapports de force qui permettraient l’évolution des politiques et des mentalités. Chacune de nos chansons est écrite sur la base d’une lutte anti-capitaliste et anti-libérale, même Tomber la chemise. Mais nous avons aussi vocation à distraire, à conserver une forme de légèreté, il ne faut pas s’en cacher. Et moi-même, en écrivant, je suis partagé entre ma passion du romanesque, l’humour et un souci viscéral de la réalité. C’est tout le paradoxe de notre démarche : derrière chaque rire, une larme, derrière chaque larme, un rire.
Une lutte anti-libérale au sein de la maison Barclay, n’est-ce pas un peu contradictoire ?
C’est peut-être un paradoxe de plus, mais à nos yeux, c’est surtout une façon de se servir du système pour se retourner le plus efficacement possible contre lui. Tant mieux si la notoriété nous y aide aujourd’hui davantage, cela n’entrave en rien notre liberté d’écriture.
Les chansons ne sont-elles le fruit que de ta propre expérience ?
Zebda est la somme de sept individualités précises, pas des états d’âme d’untel ou d’untel. Voilà pourquoi, notamment, je ne parle jamais d’amour dans les chansons. Malgré toutes les disparités qui peuvent exister entre nos caractères, j’ai le souci d’intégrer une sensibilité commune dans les textes. Le Petit Robert ne renvoie pas au petit Beur de banlieue rejeté par la France, mais à l’enfant des cités rejeté par une société utilitariste et mercantile, une situation que chacun de nous a connue. On a trop longtemps réduit cette équation à un antagonisme Beurs/France alors que le problème fondamental, il est économique et social.
Zebda s’identifie-t-il à son public ?
Les mômes de banlieue sont trop habités par la colère et le désespoir pour saisir toutes les nuances de notre discours, les références à Sartre, Rutebeuf, Louis Malle ou les Beatles, et bien sûr trop pauvres pour payer dix sacs un CD ou une place de concert. Les gens qui viennent nous voir, eux, ont la chance d’avoir eu dès l’enfance un accès au savoir et à la culture, qui sont les clés indispensables pour appréhender le monde dans lequel on évolue. Mettre ce savoir à portée des gosses moins chanceux, Maghrébins ou pas, tel reste, malgré tout, le sens profond de notre démarche.
Es-tu optimiste ?
Il ne faut pas tomber dans l’illusion de croire que les choses avancent de manière lisible. Ce n’est pas demain la veille, par exemple, que l’on acceptera les gens de couleur à l’entrée des boîtes de nuit. Seulement il faudrait avoir le courage, une bonne fois pour toutes, de regarder notre société telle qu’elle se présente aujourd’hui. La société française est multiculturelle, multiple dans tous les sens du terme. Les politiques, de par leur éducation, en ont une image éculée. Les choses changeront peut-être de façon significative le jour où les hommes d’Etat se seront trouvés sur les mêmes bancs d’école que les enfants d’immigrés.
« Non, non je n’ai pas le culte des racines
Je prends pas ce qu’il y a dans la vitrine
J’écoute la voix qui me dit
« Va chercher la lumière »
(Double peine)
Quelles valeurs communes préconises-tu ?
Etant Français, je préconise celles de la République, c’est-à-dire le respect d’autrui et la liberté d’expression, et non pas ce qu’en font aujourd’hui ceux qui sont censés en être les garants. Chirac dénonçant « le bruit et l’odeur » des familles immigrées dans les HLM [Le Bruit et l’odeur, titre d’un album de Zebda, ndr], c’est une violation inacceptable des valeurs républicaines. Quand on est un pilier de la République et qu’on brandit ce mot si ambivalent d’intégration, on se doit d’intégrer jusqu’au bout, pas sur mesure, pas seulement le temps d’une finale de Coupe du Monde.
Cela revient à exiger de la part de pas mal de gens de faire acte d’abnégation…
Il est évident que, pour ma part, j’en voudrais moins à un gamin qui pique une bagnole pour n’avoir pas eu suffisamment jeune accès à la connaissance, qu’au flic qui le descendra sans états d’âme et en toute impunité. C’est un problème individuel d’ouverture d’esprit, mais aussi de justice : la cause de la délinquance du gamin, c’est la misère, la misère organisée par le capitalisme. On ne peut pas demander à quelqu’un qui n’a jamais rien eu d’être un citoyen responsable, cohérent, adulte, au même titre que celui qui aura reçu une éducation dans ce sens. Avec le citoyen lambda qui crève la dalle, on peut faire montre d’une certaine tolérance. Pas envers le politique qui s’en fout plein les poches.
« Je suis l’eau et le feu tout à la fois
Et dans l’immensité à sa mesure
Je suis en équilibre je le jure
Je suis »
(Je suis)
Le rôle du poète dans la Cité n’est donc peut-être pas si vain et dépassé qu’on pourrait le croire ?
Ne nous faisons pas d’illusions sur la réalité des changements par rapport à l’art. L’art est certes un moyen privilégié d’éclairer le genre humain, mais l’école, le sport et les loisirs en sont d’autres, au moins aussi importants.
Aimes-tu la France ?
Je suis Français, ce sera ma réponse.
Propos recueillis par
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Pour plus d’infos sur Zebda, consultez ce site, le meilleur à l’heure actuelle, ou bien celui-ci, également informatif.
La tournée de Zebda passe notamment par Mulhouse (16 octobre), Lille (27 octobre), Toulouse (12 et 13 novembre), Pau (15 novembre), Auch (16 novembre) et Paris (23 novembre).