Evénement : « May le Monde » marque le grand retour de Michel Jeury sous la célèbre couverture métallisée d’« Ailleurs & demain » chez Robert Laffont. L’auteur du « Temps incertain » revient à la science-fiction après vingt ans d’absence. On est ravis.
Tout commence toujours par les lectures d’enfance. « C’était un feuilleton de José Moselli, La Fin d’Illa, qui paraissait pendant la guerre dans Sciences et voyages », aime raconter Michel Jeury. « Guerre à la Terre, une bande dessinée d’Auguste Liquois dans Coq-Hardi représente également un choc émotionnel très fort. Ces lectures me donnaient une espèce de force que je ne trouvais pas dans ma vie de tous les jours ». Né en 1934, de santé fragile, le petit paysan du Lot et Garonne n’était pas très à l’aise non plus à l’école. C’est pourtant au collège qu’il entame la rédaction d’un premier roman à base de soucoupes volantes qui deviendra par la suite Aux étoiles du destin. Terminé à l’âge de 17 ans, ce space opera traîne chez les éditeurs et ne sera publié sous le pseudonyme d’Albert Higon que neuf ans plus tard (1960), au terme d’un invraisemblable parcours du combattant qui laisse l’apprenti écrivain perplexe sur les suites de sa carrière. Entre-temps, il découvre Hervé Bazin et Roger Nimier et s’enthousiasme pour Bonjour tristesse au point que Françoise Sagan supplante bientôt Edmond Hamilton dans son panthéon et l’influence pour l’écriture d’un roman « réaliste », paru sous son vrai nom en 1957. Michel Jeury fait alors le grand écart : contraint de choisir entre la SF et la littérature générale, quand bien même il ne rencontre le succès nulle part, le jeune instituteur sombre dans la dépression au point de ne plus rien pouvoir écrire du tout.
Trilogie chronolitique
Finir est souvent plus difficile que commencer. En guise de testament philosophique, il a pourtant accepté de revenir sur Aux étoiles du destin à l’occasion de sa réédition chez Bragelonne (dans le recueil Escales en Utopie), le temps d’une nouvelle située dans le même univers. « Revenir sur ce roman cinquante ans après s’est révélé une expérience effrayante, avoue-il. Il m’inspire une très grande tendresse en même temps qu’une complète incompréhension. Car, si je revois très bien l’enfant qui s’émerveillait en lisant Le Conquérant de la planète Mars d’Edgar Rice Burroughs, je ne sais plus du tout qui était ce jeune homme, l’adolescent qui a écrit Aux étoiles du destin. Apparemment c’était moi. J’ai beaucoup joué avec le temps, mais c’est maintenant lui qui me joue des tours… ». De fait, rien ne semble avoir été écrit d’avance dans la carrière de cet écrivain à contre-courant des modes. Exit Albert Higon, Michel Jeury réapparaît avec fracas en 1973 avec la publication de son chef-d’oeuvre, Le Temps incertain, premier volet d’une « Trilogie chronolytique » qui, avec Les Singes du temps (1974) et Soleil chaud poisson des profondeurs (1976), va marquer la science-fiction hexagonale des années 1970. Non seulement il est le seul auteur français capable de suivre les anglo-saxons sur leur terrain, en particulier John Brunner et Philip K.Dick (cité en exergue du Temps incertain), avec en plus un regard moderne et audacieux sur l’avenir. Jeury dresse le tableau saisissant du libéralisme en marche ; il avait prophétisé avec une acuité sidérante le néo-féodalisme galopant des multinationales, la tyrannie monopolistique des groupes pharmaceutiques et l’interconnexion des réseaux informatiques. Sa méditation sur la subjectivité du temps (la « Chronolyse ») renforce encore la puissance de cet univers sociopolitique où passé, présent et futur se confondent pour former la nature complexe du réel depuis la fin du XXe siècle. Les marchés deviennent à ce moment-là les nouveaux champs de bataille d’une guerre éternelle qui annonce clairement la fin de l’Histoire… Dans la préface au Livre d’or qu’il lui a consacré, Gérard Klein raconte sa stupeur en découvrant que celui qu’il prenait pour un haut fonctionnaire – a minima énarque – parisien ou, mieux, bruxellois, habitué du Plan et du Marché Commun, est en réalité un petit paysan sans terre, fils d’ouvriers agricoles et en passe de le devenir lui-même après avoir multiplié les petits boulots : vendeur d’assurances-vie et d’encyclopédies, démarcheur en produits pharmaceutiques, régisseur, comptable… et même précepteur les enfants de Joséphine Baker ! En réalité, le brillant prospectiviste a trouvé son inspiration dans la lecture de quelques news-magazines, type Nouvel Obs ou L’Express. Il suit aussi de près les recherches formelles du Nouveau Roman. Son génie visionnaire a fait le reste…
Rêve secret de Parousie
Invité d’honneur des 7e Rencontres de l’Imaginaire de Sèvres (Hauts-de-Seine), le 11 décembre dernier, Michel Jeury est à l’image de cette manifestation chaleureuse et à taille humaine. Volubile et généreux, il ne cache pas sa joie d’être de retour à la maison : « La SF fait partie intégrante de ma vie, confie-t-il avec foi. Je n’en suis jamais sorti, même si j’ai écrit ces vingt dernières années des romans qui n’avaient rien à voir, des romans liés à ma vie paysanne, à l’autobiographie d’un enfant de la campagne et du jeune instituteur que j’ai été… J’étais très loin de la science-fiction et je me faisais même un malin plaisir à cerner au plus près le réalisme le plus minutieux. N’empêche qu’au fond de moi, j’ai toujours eu un doute, dès mon plus jeune âge, sur la réalité. Mon œuvre entière de science-fiction reflète parfaitement ce sentiment que ma carrière d’auteur réaliste a cherché à nier ».Il regrette que le public des livres, véritables best-sellers, qu’il a consacrés au terroir, à l’école, etc., ne connaisse pas son œuvre SF, même s’il existe une frange de lectrices hardcore qui essaye également de le suivre sur ce terrain (l’inverse n’est pas vrai). Pourtant, May le monde opère certainement, de manière plus ou moins consciente, la fusion des deux aspects de sa personnalité. « Est-ce que le mélange se fait bien ? », s’interroge-t-il. A 76 ans, il avoue n’avoir jamais autant craint la lecture de son éditeur. « Gérard Klein n’a jamais cessé de croire à mon retour à la SF : c’est lui qui m’a permis d’y croire moi-même ! ». May a 10 ans (elle vient d’avoir ses prems). Peut-être cette petite fille malade est-elle en train de guérir… Le célèbre docteur Goldberg de l’hôpital Eckart à Parys l’a envoyée en vacances chez son Grandp’, au milieu de la forêt, rejoindre les quatre locataires de la maison ronde, Thomas et Lola, Nora et Anne la jolie toubabe. Peut-être sont-ils chargés de la soigner, de l’accompagner et de la distraire ? A moins que, plongée dans le coma, May ne soit effectivement sur le point de mourir d’une leucémie… Les frontières du réel s’estompent à mesure que la maladie progresse. Le monde de May se dépeuple et meurt, c’est la « décohésion ». D’autres mondes naissent sur d’autres « branes ». Le docteur Goldberg vous expliquera ça mieux que moi. May rêve. Elle s’invente des compagnons imaginaires, le singe Quatremain et le chien Pao-Tchéou. Rêve secret de Parousie : « Autour, la forêt sauvage, peuplée d’animaux libres. Et dans ce pays où l’espèce prétendue sapiens est presque absente, je me sens follement libre ». Où sommes-nous, au juste, dans ce roman de science-fiction faussement expérimental qui se tient prudemment « quelque part à l’abri des machines pensantes » ?
Le réel qui fait souffrir
En bon disciple du sociologue Jacques Ellul, l’écrivain paysan trace le sillon d’une utopie où la science existe indépendamment du système technicien. « La technologie est une tumeur, une excroissance maligne de la science. Et pourtant la science semble n’avancer que grâce à la technologie. Est-ce une fatalité ? Il y a sans doute dans le « mégavers » des mondes où les techniciens n’ont pas encore réussi à détruire la nature ». La fuite mystique hors du réel et du temps se devine aussi derrière la théorie des cordes. L’émotion n’est pas feinte, et les dernières lignes laissent un goût amer. « La réalité existe-t-elle ? Parfois, j’en suis convaincu : chez le dentiste par exemple… Au fond, seule la souffrance existe ». Jeury réfléchit un instant avant d’ajouter : « Peut-être ai-je manqué mon époque ? Peut-être est-ce la science-fiction elle-même qui s’est perdue en délaissant cette réflexion sur le réel qui aurait dû rester sa vocation principale, dans la lignée de Dick et de quelques autres ? » Il sourit. « Mais je ne suis pas philosophe. Il me faudra bien encore quelques années et quelques livres supplémentaires pour approfondir cette question ».
May le monde, de Michel Jeury (Robert Laffont)
Escales en Utopie, de Michel Jeury (Bragelonne)