Permettant l’émergence de nouvelles entreprises prenant des créneaux laissés vacants par l’édition classique, internet peut-il donner un nouvel éclat à la culture et à la langue française ?
Qu’est-ce qu’un « livre numérique » ? D’un point de vue technique, il ne s’agit que d’un fichier informatique, contenant le texte d’un ouvrage et des informations sur sa mise en page. N’importe quel livre écrit avec un traitement de texte, est, avant impression, un livre numérique. S’agit-il à proprement parler d’un livre ? On peut en douter si l’on en croit la définition du Petit Robert, puisque le livre est défini comme un « volume imprimé d’un nombre assez grand de pages ». Le papier et la notion de livre sont en effet indissociables pour tout un chacun. On touche donc là à la première ambiguïté de cette notion : le « livre numérique » n’est pas et ne peut pas être précisément défini car l’un des attributs du mot « livre », le papier, est forcément absent et opposé à ce qu’évoque le « numérique ». On objectera que le « livre numérique » est souvent vu comme une extension d’un livre « papier » : n’est considéré comme livre numérique qu’une version informatisée d’un livre publié par ailleurs d’une manière traditionnelle. Une telle vision apparaît à la fois réductrice et incomplète : elle ne tient pas compte des romans originaux disponibles uniquement sous forme électronique et dont le Web regorge. Ceux-là ne seraient donc plus des « livres numériques », mais des « fichiers informatiques ». Subtile nuance.
Le débat actuel autour du livre numérique s’inscrit dans le cadre du développement du réseau Internet. Avec le livre numérique, L’Internet devient le diffuseur des œuvres, au même titre que les librairies et la poste dans le cadre de la vente par correspondance. Le réseau ne sert plus seulement comme un élément de prise de commande (ce que faisait par exemple le Minitel avec les 3615, qui permettaient de commander des livres livrés ensuite par correspondance), mais est partie prenante de la diffusion de l’objet, avec des conséquences évidentes et désormais classiques : quasi-instantanéité de la diffusion, coûts de diffusion presque nuls et indépendants de la distance, audience et diffusion mondiales. C’est cette révolution qui fait peur, car elle semble à même de remettre en cause le système tel que nous le connaissions jusqu’à présent, en première ligne duquel se trouvent les libraires.
L’Internet, en contournant le réseau de distribution traditionnel, apparaît comme une menace pour les librairies. Il permet déjà de faire de la vente par correspondance à moindre coût grâce à un catalogue facilement mis à jour, interactif, et peu coûteux. Avec le livre numérique, une nouvelle étape sera franchie car l’Internet distribuera le produit fini. Renvoyant ainsi les libraires au rang d’antiquité et précipitant leur disparition ? Soyons sérieux. Si un nouveau canal de distribution s’ouvre actuellement, il mettra plusieurs années à s’imposer véritablement. De plus, la question ainsi posée semble sous-entendre que le livre « numérique » est un produit équivalent au livre papier pour le lecteur. C’est peut-être aller un peu rapidement en besogne et oublier le côté affectif, magnifiquement décrit par Pennac dans Comme un roman, qui lie encore le livre et le lecteur. L’objet livre a une valeur sentimentale bien au-delà de son simple contenu. Le fait de lire sur écran un fichier ou de l’imprimer sur des feuilles volantes A4 remplacera-t-il un livre, même de poche ? Si la réponse à cette question est négative, et comment penser que les vrais lecteurs pourraient répondre autrement, le livre numérique doit alors être considéré comme un moyen de promotion, en songeant qu’un lecteur ayant aimé un livre, qu’il aura acheté « pour voir » à un prix marginal, le voudra sous format papier dans sa bibliothèque.
Il faut bien évidemment nuancer le propos précédent : autant pour un roman, le livre numérique offre peu d’avantage, autant un lecteur peut y trouver son compte pour les classiques et les livres techniques. La faculté de recherche se trouve en effet largement facilitée par l’informatique et la recherche d’un thème précis dans un volume largement simplifiée.
Ainsi, l’urgence du débat semble être posée par cette question : comment utiliser au mieux cette nouvelle donnée pour résoudre un certain nombre des maux de l’édition française et donner un nouvel éclat à la culture française ? Car le développement du livre numérique est peut-être une chance pour les éditeurs.
L’Internet permet l’émergence de nouvelles entreprises venant couvrir des créneaux que l’édition classique avait du mal à défricher correctement, que ce soit les premiers romans (comme CyLibris), ou les classiques introuvables et la coédition d’œuvres numériques (comme Zéro heure).
Dans les deux cas, ces entreprises se servent de l’Internet pour la vente par correspondance et vendent du livre papier imprimé « à la demande » en fonction des ventes. Pour Zéro heure, internet sert également de canal de distribution au livre numérique. Évitant le financement d’un stock et la gestion d’un réseau de distribution complexe, elles ont ainsi pu publier une vingtaine de premiers ouvrages, notamment des romans, en deux ans d’existence pour CyLibris, et plus de cent vingt œuvres, essentiellement des classiques pour Zéro Heure en six mois. Grâce à ce système, elles peuvent se permettre de prendre des risques éditoriaux que d’autres éditeurs ne peuvent plus prendre. L’Internet permet ainsi de trouver un nouveau débouché et un public pour des œuvres exigeantes ou difficiles. Le livre numérique devient donc une voie d’accès vers le papier toujours présent et est susceptible d’ouvrir de nouveaux marchés.
Au-delà de cet aspect, l’Internet et le livre numériques apportent surtout un nouveau rayonnement à la culture française en la rendant immédiatement accessible de n’importe où dans le monde. Que l’on soit à Pékin, Brésilia, Dakar ou Camberra, francophone ou francophile, il est désormais possible d’obtenir pour une somme modeste, voir gratuitement pour les classiques, ce qui se produit en France quasiment en même temps que l’ouvrage sort en librairie. Comment pourrait-on passer à côté d’une telle occasion de redonner vie à la langue et la culture française ? Ne faut-il pas envisager une politique ambitieuse de mise à disposition sur l’Internet du patrimoine littéraire français ? La culture française n’est pas morte, mais elle semblait ces dernières années en sommeil. L’Internet et le livre numérique sont des moyens de lui redonner vie, et c’est là-dessus que devraient porter la réflexion et les efforts des pouvoirs publics.
Olivier Gainon est le fondateur des Éditions CyLibris, seule maison d’édition française exclusivement consacrée aux premiers romans.