Les nouveautés de cette quinzaine cinématographique manquent sérieusement d’attrait mais cela n’est pas une excuse pour rester devant la télé. Le Grand sommeil ressort dans sa version originale. Il est de plus agrémenté d’un petit documentaire bien ficelé sur la genèse des modifications et des coupes opérées par Howard Hawks sur son montage initial.
Durant plusieurs décennies, Le Grand sommeil et 2001, l’odyssée de l’espace ont constitué les deux films les plus incompréhensibles d’Hollywood. Il est désormais possible de savoir le fin mot de l’enquête du détective Philip Marlowe.
Robert Gitt, chargé de la restauration des films à l’université de Californie, a travaillé à reconstituer la version initiale du Grand Sommeil. Cette dernière fut achevée en janvier 1945. Bien que jamais vue par le grand public, elle reste fameuse aux yeux de tous, car contient la scène d’explication de l’intrigue coupée dans le montage définitif. Malgré cette anomalie rendant la compréhension très difficile, la plupart des spécialistes s’accordent pour dire que la version de 1946 est la plus réussie. Celle-ci accueille, en effet, toutes les scènes d’anthologie. Alors, pourquoi restaurer et revoir la mouture de 1945 ?
Le décalage entre le film de 1945 et celui de 1946 s’explique par la trajectoire du couple mythique composé par Humphrey Bogart et Lauren Bacall. Peu de temps auparavant, les deux comédiens se sont déjà donnés la réplique dans Le port de l’angoisse. Bacall tourne là son premier film. Elle emporte littéralement l’adhésion du public en endossant un rôle très insolent. Peu après cette prestation, la jeune actrice est de nouveau à l’écran, cette fois avec Charles Boyer, dans un film nommé Agent Secret. L’échec retentissant de ce dernier met sa carrière en grave danger. Son agent, Charles Feldman, réagit et persuade Jack Waner de retourner des scènes du Grand Sommeil qui attend une sortie prochaine. Plusieurs scènes sont écrites ou réécrites spécialement pour elle. Philip Epstein, le co-scénariste du magnifique Casablanca est engagé pour cela.Disséquer les changements entre les deux versions équivaut donc à étudier comment Hollywood créait de toutes pièces ses étoiles. Un changement d’orientation est décidé par l’équipe du film. Le centre de gravité du scénario est déplacé de l’intrigue policière vers les relations ambigües liant le détective Marlowe et la fille du général Sternwood. Artiste consciencieux, Hawks tire le meilleur de la confrontation entre Bogart et Bacall. En témoigne la scène, entrée depuis dans l’histoire du cinéma, où le duo se retrouve dans un restaurant et discute de performances sexuelles en termes hippiques. Le travail formel du cinéaste est également remarquable. Il efface entièrement les autres comédiennes de l’écran et donne à Bacall une aura inquiétante et mystérieuse en lui accordant une lumière et des angles de prise de vue subtilement travaillés.
En retouchant son film, Hawks en fait un véritable chef-d’oeuvre. En sacrifiant la compréhension à la complexité des personnages, il propulse son détective dans une suite de crimes désespérément inachevée. Il perd le spectateur dans un labyrinthe réellement inextricable. Ainsi, toute l’attention est reportée sur le comportement ambivalent de Marlowe, qui devient l’emblème de la confusion générale. La question n’est plus qui a tué qui, mais que se passe-t-il vraiment dans la tête des personnages. Le roman béhavioriste -ne décrivant pas la psychologie mais le simple comportement des personnages- de Raymond Chandler trouve là une superbe expression filmique. C’est également tout le cinéma de Hawks qui prend ici un virage pratiquement inconscient. Le réalisateur auparavant grand conteur d’histoires et architecte de noeuds dramatiques précis, va à l’avenir marquer une préférence pour les personnages complexes et la construction de scènes gratuites mais néanmoins magnifiques.
Avec Le Faucon maltais, de John Huston d’après Dashiell Hammett, Le Grand Sommeil trace les grandes lignes du genre du film noir. Le terme générique sera inventé ultérieurement par le français Marcel Duhamel, directeur de la Série Noire. Tout comme Huston, Hawks n’a pas conscient d’oeuvrer dans un univers cinématographique inédit, mais construit délibérément un polar sur des bases schizophréniques. Les films de gangsters, s’organisant autour de l’affrontement sans compromission entre flics et voyous, sont désormais bien loin. Scarface et ses petits frères datent véritablement d’une autre époque. La seconde version du Grand Sommeil est sans nul doute le révélateur des paradoxes des Américains de l’immédiate après-guerre, forts de leur domination mondiale mais commençant à douter sur leur destin individuel.
Nicolas Vey
Le Grand Sommeil, de Howard Hawks. Avec Humphrey Bogart et Lauren Bacall. US, 1h54, NB (montage de 1945).