Les Yeux de la momie rassemble l’intégralité des chroniques de cinéma que Jean-Patrick Manchette a livré à Charlie Hebdo de 1979 à 1981. Ce livre met assurément du baume au coeur. Chacune de ses pages est imprégnée d’un amour irrépressible des salles obscures. Le cinéma est ici une matière vivante, et non un cadavre que l’on autopsie au moyen de la dernière grille de lecture à la mode. Manchette n’a pas d’autre prétention que de cultiver sa cinéphilie avec radicalisme et humour. Le résultat se laisse apprécier : une centaine de chroniques magistrales.
Du néo-polar à l’actualité cinématographique, l’écrivain franchit le pas avec aisance. Sa méfiance pour la prose journalistique l’invite d’entrée de jeu à subvertir l’exercice de la critique. Il affirme haut et fort qu’il rédige AVANT d’avoir vu le film, et que, le plus souvent, il n’en voit pas plus après. Cette déclaration de principe, appliquée ou non, présente l’avantage de ne lui laisser aucune possibilité de compromis. Ses passions ne sont ainsi jamais diluées, ni ses haines adoucies. Le septième art exige bien plus que la tiédeur. Considérant son mordant et son intransigeance envers le mauvais cinéma, l’écrivain se définit comme « l’aveugle au pistolet« . Il n’hésite pas à appliquer la politique des auteurs à sa façon, c’est-à-dire négativement. Repérer clairement et définitivement un cinéaste raté lui permet, en effet, d’éviter quelques longues et pénibles séances de projection.
Une frange de la critique française a pour habitude de masquer un sectarisme élitiste sous de grandes et pompeuses considérations. Manchette ne dissimule pas ses partis pris. Il se place ouvertement du côté d’un cinéma en voie de disparition, du côté d’une cinéphilie sentant bon les salles de quartier. Il prend fait et cause pour un grand cinéma populaire, dans lequel Fritz Lang, Orson Welles et Nicholas Ray rencontrent le meilleur des séries B et Z. Le postulat des Yeux de la momie est donc clair : les films offrant une jubilation visuelle et intellectuelle se font de plus en plus rares. La logique commerciale d’une part et le culte du cinéma « intello » d’autre part ne leur laissent désormais qu’un petit strapontin. Ainsi, le chroniqueur, en commentant nombre de petits festivals, consacre énormément plus de place aux reprises qu’aux sorties récentes. Il propose une véritable panoplie, antidote à l’envahissement d’images inspirées par l’ère audiovisuelle telles celles décoratives et spectaculaires de l’emblématique Star Wars. Une rafraîchissante nostalgie des films de genre en noir et blanc pointe donc à fleur de texte, nécessaire invitation à revoir au plus vite les westerns de John Ford, les polars réalisés par Welles, ou encore, les oeuvres expressionnistes et noires de Lang.
Aussi, Manchette est bien plus qu’un incendiaire. Sans faire de grands systèmes, il s’attache à dévoiler ce qui fait la spécificité des films dit modernes. Il s’agit là d’un grand coup de pied dans la fourmilière théorique de la fin des années 70. Sous ses dehors très provocateurs, l’écrivain, grand lecteur d’ouvrages consacrés à l’esthétique du film, déploie des raisonnements similaires à ceux qui vont être pratiqués par les autorités de la discipline au cours de la décennie à venir. Tout d’abord, il débarrasse les méthodes d’analyse de tous les oripeaux superflus, telles que la sémiologie ou la psychanalyse de bas étage. Il définit ensuite la principale caractéristique du cinéma postérieur aux années 50, qui est celle de l’auto-citation, du retour perpétuel sur des formes artistiques déjà abouties, et de la façon dont les grands cinéastes les remodèlent « cinéphiliquement ». Chronique après chronique, Les Yeux de la momie éclaire ce mélange de mélancolie et d’esprit ludique présidant à une trajectoire circulaire. Voilà sans doute pourquoi nous avons l’impression de partager quelque chose de rare avec Manchette : l’amour d’un cinéma conscient d’exister en tant qu’art, et non comme un vulgaire diffuseur de « message ».
En un temps où « beaucoup croient que le cinéma consiste à enregistrer à peu près n’importe comment des gens qui bougent à peu près au hasard en disant à peu près n’importe quoi« , la lecture de Jean-Patrick Manchette est une ascèse revigorante.
Nicolas Vey
Jean-Patrick Manchette, Les Yeux de la momie. Rivages/Ecrits noirs, 508 p., 149 F.