New York et la dope, une vieille histoire d’amour. Alors que les mythes éternels de ce mariage trop consommé se recyclent à tour de bras dans la contre-culture littéraire locale, un chercheur de San Francisco s’emploie à relater au plus prêt la vie quotidienne de quelques dealers new-yorkais. Un rapport minutieux et passionnant qui évite le piège du voyeurisme.
L’importance de New York dans la littérature contemporaine américaine n’a jamais été sous-estimée. Les plus grandes heures de l’underground littéraires se sont déroulées là, aux confins de la 38e et de la 42e rue, dans Alphabet City ou dans les rues désertées de Brooklyn et de Harlem. La mythologie, il est vrai, est facile à activer. Ville-machine s’il en est, cette capitale auto-proclamée possède une puissance rare, une capacité intense à faire cohabiter une foire aux atrocités quotidiennes. Puis, Giuliani arriva. Soit le grand nettoyage par le vide de Manhattan, rapidement transformé en supermarché propret pour touristes. Il n’empêche, la ville de Benderson, Schulmann, Caroll ou Selby respire encore sous le vernis mal appliqué de l’Amérique rigoriste. Quelques excroissances -dispersées dans Manhattan, généralisées sur Brooklyn et Harlem- témoignent encore de cette vie souterraine qui fourni le terreau plus ou moins fertile de la contestation littéraire et de la contre-culture.
Loin des objets facilement identifiables du New York underground, Philippe Bourgois se livre à la première exploration in extenso de la vie quotidienne d’un squat à crack. Soit la plaque tournante d’un quartier où travailleurs anonymes, mères de famille et cols bleus (les ouvriers) viennent satisfaire leurs besoins irrépressibles de junky. Le tout, évidemment, dans un climat de banalité sociale totale. La drogue, devenue mythe depuis sa disparition progressive amorcée il y a quelques années, avait bizarrement échappé à un traitement exhaustif et surtout microscopique. Et si on a longtemps glosé sur les ravages étonnants de ce résidu de cocaïne (une seule bouffée suffit à déclencher une accoutumance), on a souvent perdu de vue que la vie d’un crack-addict ne se résume pas uniquement à un reportage bâclé, estampillé majorité silencieuse, et compacté en 52 minutes sur TF1 pour fins de soirées mornes et voyeuristes. Il n’y a donc pas que ces images coup de poing volées à « ces lycéennes qui vendent leur corps pour payer leur caillou » dans la sombre géomancie de l’addiction au crack. Il y aussi cette contre-plongée minutieuse opérée par Philippe Bourgois, chercheur très « cultural studies » de San Francisco, qui évite intelligemment le piège du sensationnalisme avec une immersion prolongée dans un milieu populaire où l’économie souterraine a pris le dessus sur un boom économique qui a marginalisé des tranches de population entière. Le cadre : une salle de jeux transformé en entrepôt improbable livré aux deals les plus divers. Les acteurs de cette nouvelle économie de la fin des années 80s : des immigrés du quartier qui ne veulent plus être méprisés dans leur rôle sous-payé d’employés précaires.
L’intégration de Bourgois dans ce milieu très codé prend du temps. Il est blanc, cultivé et ne consomme pas de drogue ; Ray (le chef) et ses acolytes (Primo, César, etc.) sont porto-ricains, noirs ou mulâtres, polytoxicomanes (cocaïne, crack, héroïne, etc.) et pour la majorité illettrés. Rapidement pourtant, ce travail sociologique va attirer l’intérêt des protagonistes et l’auteur devient la mascotte du quotidien toxicomane de cette maison close d’un autre genre. Enregistrant chaque conversation avec un magnétophone posé bien en évidence, Bourgois s’intègre totalement dans la vie de la salle de jeux. Sous ses yeux défilent ainsi l’incessant ballet des consommateurs en manque et l’éternel recommencement de deals à la petite semaine. Etonnamment épargnée par les forces de l’ordre, la salle de jeux poursuit son business ponctué de sniffs schizophrènes (coke à droite, héro à gauche). Un petit commerce sous speedball qui n’échappe pas aux lois occultes d’une micro-organisation sociale et hiérarchisée, déclinée sur les modèles capitalistiques les plus fondamentaux. Plus qu’une vision souvent froide et distanciée de ce phénomène social ravageur, le texte de l’auteur colle ainsi au plus près des réalités qui se déplient devant lui. Aux antipodes du reportage néobeauf à la Nova (un prolo de pacotille perdu place Stalingrad à la recherche d’une galette) ou de la stase christique vaine et ampoulée de Ray Shell (Crack chez 10/18 paru il y a un an), En quête de respect est un document clé du New York des cages d’escalier.
On le sait désormais de façon téléologique, le crack n’a pas assumé très longtemps son statut-culte de drogue ultime. L’autorégulation darwinienne a fait son travail consciencieusement et l’épidémie s’est vite enrayée dans les ghettos américains, faute de victimes potentielles. Trop dévastateur, le crack a épuisé son stock d’aficionados plus vite que ne l’a jamais fait l’héroïne. Et devant la décrépitude humaine des fumeurs, rares sont ceux qui ont voulu suivre leur modèle. Apparu soudainement, le crack s’est auto-éradiqué presque aussi vite, ne s’exportant que très peu à l’étranger, laissant la France vivre l’éphémère angoisse d’une éventuelle épidémie le temps d’un hiver. Il est avant tout la canalisation d’un drame social profond et intense, une réponse démesurée à la béatitude des années Reagan.
L’excellent livre de Philippe Bourgois, En quête de respect, est publié aux éditions du Seuil. Pour une vision romanesque du sujet, lire la nouvelle génération, Sarah Schulman (Waiting for Delores), Bruce Benderson (New York Rage), le collectif Jungles d’Amériques ou la vieille garde : Hubert Selby (Last exit to Brooklyn), Jim Caroll (Basketball diaries), le tout chez 10/18. Eviter Ray Shell (Crack) et Michael Guinzburg (Envoie moi au ciel Scotty !), auteurs frappés par l’ennuyeux syndrome de la facilité