Vincenzo Susca, enseignant en Sociologie à la Sorbonne, et Claire Bardainne, graphiste et scénographe, co-signent « Récréations. Galaxie de l’imaginaire postmoderne ». A travers ce « vade-mecum », ils annoncent la naissance d’une nouvelle sensibilité sociale caractérisée par un esprit ludique et d’inouïes potentialités créatrices.
Chronic’art : Dans Récréations. Galaxie de l’imaginaire postmoderne, paru aux CNRS éditions, vous décrivez la naissance d’une nouvelle sensibilité sociale. En deux mots, quel est le message ?
Vincenzo Susca et Claire Bardainne : Tout simplement : « Le corps EST le message ». La culture qui émerge dans les différents espaces de la vie quotidienne – ceux immatériels des réseaux et ceux physiques de la trame urbaine – réévalue de façon tout à fait radicale les caprices et les « pensées » du corps, longtemps négligé dans nos sociétés. Il s’agit toutefois d’un jeu plus fin qu’on ne l’imagine, dans la mesure où la sensorialité et la sensibilité diffuses qui jaillissent du vécu collectif jouissent de subtiles modalités de pensée. On peut dire que l’on se trouve face à une subjectivité qui, actualisant le projet surréaliste, met en synergie les sens et l’imagination. Et désormais, les plans s’intervertissent. Ce n’est plus l’esprit qui dirige les sens, mais les sens qui se mettent à penser, qui se font pensée.
Comment décrire et, surtout, délimiter cette « galaxie de l’imaginaire postmoderne » ?
Lorsqu’advient le passage d’une phase historique à une autre, la chose la plus compliquée est de distinguer les données qui appartiennent à la première de celles qui caractérisent la seconde. Pour prendre acte de la culture naissante, il faut se concentrer sur les éthiques et sur les esthétiques qui prennent leur source dans « l’ici et maintenant » de l’existence, dans les pulsions qui n’ont aucune justification fonctionnelle ou productive, mais qui servent seulement à assouvir la soif d’existence. Une existence partagée, dans laquelle se joue un destin commun. Si, dans plupart des cas, l’éphémère est le liant d’un tel embrassement, c’est bien parce que les formes vides offrent plus de place à ceux qui y habitent, donnant la possibilité d’être redessinées selon leurs goûts et leurs styles. Voilà pourquoi, à titre d’exemple, les mondes virtuels comme Second Life, mais aussi les social networks, sont pauvres d’un point de vue esthétique : afin que leurs résidents en soient également les architectes.
En accord avec votre propos, Michel Maffesoli, qui préface le livre, affirme qu’à l’instar du politique en ce qui concerne la modernité, c’est « l’esthétique [qui] risque d’être la marque de la postmodernité ». Qu’est ce que ce changement de paradigme implique et signifie ?
Il implique le passage de la politique comme forme rationnelle-abstraite basée sur l’idéologie, sur les programmes et sur la représentation, à une sensibilité « transpolitique », où ce sont l’habiter, le sentir, et le rêver qui deviennent les bases minuscules et inconscientes d’autant de petit pactes se constituant comme formes de pouvoir. A bien y voir, chaque réseau de blogueurs, chaque tribu urbaine, communauté virtuelle, flash ou smart mob engendre une « communicratie » qui se manifeste comme une forme de pouvoir « liquide » de la postmodernité et surgit chaque fois qu’une communauté vibre à l’unisson dans un état de communion autour d’une communication. Cette configuration n’est valable et ne fonctionne qu’au moment ou à l’endroit où s’accomplit une telle friction. Par exemple, lorsque les initiés d’un chat dédié à Harry Potter se retrouvent, ou bien lorsqu’un groupe d’ultras supporters encourage leur équipe dans le virage Auteuil du Parc des Princes à Paris. Dans ces cas-là, la loi cède sa place à la loi du groupe.
Vous prônez un esprit de communion autour de la communication et de la connexion (« communicratie »). N’est-ce pas un peu contradictoire avec l’esprit individualiste engendré par les nouvelles technologies et l’époque (la crise) ?
Les réseaux, et les tribus qui en émanent font exploser inexorablement la catégorie sur laquelle la modernité s’est basée : l’individualisme bourgeois. La mise en scène de la vie quotidienne dans les réseaux sociaux tels Facebook ou Justin.tv, tout comme la continuelle constitution de groupes, de communautés virtuelles, réseaux de passions et d’intérêts, établissent une nouvelles sphère publique globale façonnée de multiples flux, et de couches de « bulles », ou même de tribus, qui, dans le cadre de leur rencontre-affrontement réciproques, recréent l’espace collectif, et disséminent leurs propres valeurs et leur propres esthétiques. A cet endroit, la crise est simplement « crise » du système économique et politique moderne. Malgré la souffrance induite par les restrictions économiques et la perte des emplois, dans ces lieux s’investissent et se développent des passions et des vocations, déployées à des fins existentielles où l’utilité et la valeur économique du travail ne sont plus fondamentales. Quand chacun de nous écrit sur son blog, publie une photo ou élabore une image, ou signale une information sur un forum, il ne le fait pas en vue d’une contre-partie économique, mais simplement pour exprimer sa personnalité, la mettre en commun et la faire entrer dans un jeux d’affinités électives. Ces gestes partent toujours d’un esprit de récréation, qui devient alors un moment de recréation. Nous sommes ici en présence d’un paradigme qui dépasse les modèles économiques et culturels auxquels nous avons été habitués jusqu’à présent, établissant des formes d’être ensemble inédites, où le luxe de la récréation devient la source de la nouvelle créativité et de la société contemporaine.
Ce « vade-mecum » n’est ni un essai, ni un livre d’art. De quoi s’agit-il et pourquoi avoir choisi cette forme hybride pour étayer le propos ?
Nous avons réalisé (excusez-nous cette schématisation brutale) que les essais sont généralement esthétiquement austères, voir peu soignés, pendant que les livres d’art se voient, eux, souvent dépourvus de contenu théorique. Nous avons essayé de franchir les deux limites, en tentant de mettre en synergie arts et sciences, en tentant de parler des images grâces aux images, de mettre en jeu la sensibilité du lecteur alors même qu’il s’agit des sens. L’image, par sa simplicité apparente, se veut aussi un marche-pied vers le texte plus complexe. Mais néanmoins abstraite, elle reste polysémique et ouverte, elle ouvre aussi sur des dimensions qui échappent aux mots : il y’a de l’air entre elle et nous, elle ne prend pas en otage, elle indique des chemins multiples. Par ailleurs, le projet s’inscrit dans une tendance générale, postmoderne, qui vise à dépasser les dichotomies sur lesquelles notre culture s’est fondée : nature / culture, sujet / objet, homme / femme…
Quelles ont été, ici, vos sources d’inspirations (artistiques, philosophique, etc.) ?
Le livre est parcouru par les idées qui ont accompagné et induit la fin de la modernité, des avant-gardes historiques des premières décennies du XIXe siècle – avec un accent sur le dadaïsme et le surréalisme -, en passant par les situationnistes, pour arriver aux esthétiques pop et cyber. Du point de vue de la pensée, l’axe théorique autour duquel s’articule le livre est celui de la triade F. Nietzsche, W. Benjamin e M. McLuhan, en les appuyant aux études contemporaines de M. Maffesoli et A. Abruzzese. Le texte est également parsemé de témoignages de poètes et d’écrivains qui ont largement anticipé une grande partie des bouleversements et des sensibilités de notre époque. Tout ça pour transmettre que les arts, les sciences et la littérature ne peuvent être distingués et doivent être mis en relation pour déployer pleinement leur mission.
Propos recueillis par
Récréations. Galaxie de l’imaginaire postmoderne, de Vincenzo Susca et Claire Bardainne (CNRS Editions)