Laurent Terzieff a toujours refusé le triomphe facile. Il aime se mettre en danger et ne se laisse pas aveugler par les éloges qui accompagnent chacune de ses créations. C’est un homme de théâtre, et avant toute chose, un homme de poésie, qui se bat pour que cette dernière occupe la place qu’elle mérite dans le spectacle vivant. Andréiev, Schisgal, Albee, Saunders, Mrozek, Bernstein, Milosz, Eliot, Pirandello peuplent ses pensées depuis toujours. Aujourd’hui, la poésie de Brecht s’est imposée à lui, s’est invitée et s’incarne à la Maison de la Poésie à Paris.
Chronic’art : La poésie occupe une grande place dans votre répertoire. Est-elle un moyen pour vous de faire un théâtre épuré, débarrassé du jeu, et donc d’un certain nombre d’éléments parasites ?
Laurent Terzieff : Pour moi, la poésie n’est pas un moyen, c’est une fin. Le théâtre est poétique. Je veux dire qu’il y a théâtre là où il y a poésie. Par poétique, je n’entends pas seulement le langage poétique : il n’y a théâtre que là où il y a du poétique. Il peut y avoir du poétique dans Feydeau, dans Labiche, dans Ionesco, dans Arrabal… Pour moi, il y a du poétique quand il y a, comme disait Baudelaire, « analogie universelle, et correspondance ». On entend souvent des gens dire qu’ils font du « théâtre d’art ». Cette expression a été employée par Stanislavski, par les gens du Cartel, entre autres. Ils parlaient de « théâtre d’art » pour le distinguer du théâtre d’épicier, de divertissement. Mais je n’aime pas tellement cette expression, je la trouve pompeuse, elle laisse entendre que le théâtre n’est pas forcément de l’art. Or pour moi, il y a l’art Théâtre, un point c’est tout. On ne dit pas qu’on fait de « la musique d’art », de « la peinture d’art », de « la poésie d’art ». En revanche, on éprouve le besoin de dire qu’on fait de « la photo d’art », car la photo en soi n’est pas toujours de l’art. N’importe qui peut appuyer sur un Kodak. Mais si on fait du théâtre, si on convoque des gens dans une salle, c’est pour faire de l’art, même si on est amateur. L’art, c’est le dépassement du naturalisme. C’est une certaine manière de peindre la réalité. Il n’y a théâtre poétique que lorsqu’il y a rencontre du monde visible et du monde invisible. « Le monde se présente à l’Homme comme l’ensemble de nos représentations. » Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Descartes. Mais il me semble que le monde existe aussi en dehors de nos représentations et que l’artiste est une espèce de voleur de feu qui va essayer de capter ce qui existe en dehors de nos représentations du monde.
Quelle différence faites-vous entre la représentation théâtrale proprement dite et la représentation poétique ?
Je dirais qu’une représentation théâtrale proprement dite est collectivement vécue. Par rapport au sens que le public va donner à ce qui lui est présenté, c’est ressenti, mais en tant que situation conflictuelle. On part d’un objectif pour rejoindre un subjectif. Alors que dans une représentation poétique, ce sera presque le contraire. Le subjectif du poète atteint le subjectif de la salle. Mais un subjectif « pluriel » ; il faut essayer que le poème ne soit plus la propriété d’un seul, c’est-à-dire du comédien qui le dit, mais soit la propriété de tous. Le poète ne doit plus être « le roi de ses pensées », pour parler comme Nerval, mais il doit régner sur l’assemblée tout entière. Au théâtre, c’est la situation qui compte, alors que dans une représentation poétique, il s’agit d’un comédien qui a envie de faire partager le plaisir qu’il a éprouvé lui-même en découvrant un poème. Ca suppose que le comédien ne doit dire que des poèmes qui le touchent particulièrement… J’aime bien Victor Hugo, par exemple, mais… si vous me proposez de lire ses poèmes, je ne me sentirai pas de les dire.
La poésie est-elle un moment de vérité ?
Tout vrai poète est à la recherche de quelque chose d’innommé. L’intelligibilité est toujours problématique, ça rejoint ce que je disais tout à l’heure : il s’agit d’aller au-delà de notre monde de représentation. De renouveler la pensée, par l’invention d’un style. Il n’y a pas que moi qui le dis.
Brecht le dit lorsqu’il explique qu’à partir des mots concrets il faut retirer une certaine matière et une certaine couleur…
Le poète ne se sert pas des mots comme le prosateur. C’est très flagrant chez Brecht. René Char disait que « les poètes savent faire surgir les mots qui savent de nous ce que nous ignorons d’eux ». Sartre dit une chose un peu voisine et que je trouve tout aussi vraie ou en tout cas plus claire, moins poétique. Il dit que « le poète ne se sert pas des mots comme des signes mais comme des choses ». A la limite, le poète ne se sert pas des mots, c’est lui-même qui les sert.
Et le comédien dans tout ça ?
L’oralité de la poésie participe à cette diffusion. Le comédien est une passerelle entre la solitude du poète et chacun de nous. Pour ça, il faut que le comédien ait bien défini pour lui-même les différents sens cachés du poème, sans jamais vouloir les imposer au spectateur. Il faut que pendant le temps de la représentation théâtrale, le poète devienne la propriété de tous, et c’est là que l’on quitte la solitude du poète. Il faut que le comédien sache faire partager son émerveillement, que sa voix s’ouvre sur un chant, avec son rythme, ses couleurs, ses silences, et que ce paysage sonore devienne le lieu du poète dans lequel le spectateur pourra se promener, choisir ses chemins, quitte à les tracer lui-même, quitte à s’y perdre.
En choisissant Brecht vous choisissez la difficulté. C’est une prosodie complexe et pure…
Sa poésie est très protéiforme. Elle fait le trottoir de tous les genres. Mais à chaque fois c’est génial et très personnel en même temps. Tout Brecht est comme ça. Même dans sa dramaturgie il a passé son temps, sa vie à plagier, à copier, à remanier, à condenser, mais il a tenu compte de toutes les acquisitions précédentes, pour en faire quelque chose de très personnel. Ce qui m’a vraiment motivé dans ce choix, c’est que Brecht est un grand poète tout court, et ça, peu de gens le savent. Dans sa poésie, on découvre presque un Brecht par lui-même, un Brecht anti-brechtien. On découvre un homme très différent de celui qui transparaît dans son théâtre, pour la bonne raison qu’il n’y a aucune subjectivité dans son œuvre dramaturgique. Il ne parle jamais de lui dans ses pièces.
Alors qu’il parle de lui dans sa poésie…
Il ne parle que de lui. Il parle de lui dans son rapport au monde, à l’irrationnel, à l’amour. Sa poésie est le lieu de la subjectivité, elle est aussi le lieu de la complexité. Ses pièces ne sont pas complexes, entendons-nous bien, ses pièces sont complexes dans la finalité, mais c’est la dialectique de la réalité qui est complexe chez Brecht. Mais les matériaux de cette réalité, saisis comme élément de sa dialectique, ne sont pas complexes. Au contraire, ils sont très blancs et noirs. Avec des mots très simples, il y a une alchimie du verbe : « Sur la terre où le vent est froid / vous n’êtes pas venu en rois / mais nu sans rien / enfant gelé, quand un lange vous fut donné par une femme / pas un seul pour vous rendre hommage / quand vous cherchiez votre équipage / ici vous étiez inconnu/ lorsqu’un homme alors est venu, prit votre main… » (Que le monde est amical, ndlr). C’est un des plus beaux poèmes que je connaisse.
Propos recueillis par
Laurent Terzieff, quelques mises en scène (depuis 1980) :
Milosz (spectacle de poésie), Le Pic du bossu (S. Mrozek), Guérison américaine (J. Saunders), Témoignage sur Ballybeg (B. Friel), A pied (S. Mrozek), Ce que voit Fox (J. Saunders), Henri IV (L. Pirandello), Temps contre temps (R. Harwodd), Une heure avec Rainer Maria Rilke, Meurtre dans la Cathédrale (T.S. Eliot), Le Bonnet du fou (Pirandello), Brûlés par la glace (P. Asmussen).
Bertolt Brecht poète
mise en scène de Laurent Terzieff
avec Pascale de Boysson, Philippe Laudenbach, Laurent Terzieff
Maison de la Poésie
Passage Molière
157, rue Saint-Martin – Paris 3e
Renseignements : 01 44 54 53 00
Jusqu’au 31 décembre 2000