Avec L’Emploi du temps, Laurent Cantet nous livre un récit librement inspiré de l’affaire Romand, à l’origine du livre d’Emmanuel Carrère, L’Adversaire. Plus qu’une adaptation, son film est une fascinante re-création autour du fameux fait divers dans laquelle on retrouve les thèmes chers à l’auteur de Ressources humaines.
Chronic’art : Comme pour Ressources humaines, votre précédent film, vous présentez dans L’Emploi du temps le monde du travail comme une aliénation de l’individu.
Laurent Cantet : Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui le vivent comme cela, qui ne se reconnaissent pas dans la place que le travail leur accorde. Dans le même temps, il y a une telle sur-valorisation de l’idée du travail que, forcément, on est en porte à faux quand on ne se reconnaît pas dans cette place tout en étant conscient de son importance. Ca m’intéressait d’explorer ce thème dans un milieu différent de celui qu’on avait observé dans Ressources humaines. Je ne voulais pas comparer mais mettre en regard deux aliénations qui semblent différentes et qui, finalement, relèvent peut-être de la même chose. J’ai le sentiment que pour les cadres, il y a une espèce de nécessité d’implication totale qui peut ressembler à celle que l’on voyait dans Ressources humaines quand le père était très fier d’être en quelque sorte plus fort que sa machine.
Vous nous décrivez l’emploi du temps de Vincent à travers une série de moments de latence, de vide, qu’il semble s’autoriser. Votre film est-il en réaction contre le timing général de la société contemporaine où « ne rien faire » est plutôt mal considéré ?
On vit dans une société où l’idée de non-travail est irrecevable. La place de citoyen du monde se mérite à travers la part de labeur qu’on offre à ce monde. Dans l’idée de l’emploi du temps, ce qui m’intéresse c’est le fait que celui-ci vous échappe à partir du moment où vous êtes salarié parce qu’il y a des cadences, des résultats. Au début du film, l’errance de Vincent est surtout une période où il est simplement heureux d’être et d’avoir le temps d’être. Ce qui donne lieu à cette scène de course avec le train par exemple. Même la précarité de cette vie, le fait de dormir dans les parkings, lui plaît car elle lui permet de prendre des libertés par rapport aux règles auxquelles il est habituellement soumis.
L’Emploi du temps, qui renvoie à un temps quelque peu rationalisé, est-il alors un titre ironique ?
L’expression « emploi du temps » est utilisée dans son double sens. Cela peut être aussi la façon dont on emploie son temps. Avec le film, je voulais montrer qu’il y avait peut-être une autre voie que celle du salarié en entreprise. Mais le mensonge de Vincent est aussi un travail qui finit par le mobiliser autant, sinon plus, que le poste qu’il est sensé occuper.
Votre film s’inspire très librement de l’affaire Romand. Pourquoi ne pas avoir choisi une adaptation littérale du livre d’Emmanuel Carrère, L’Adversaire ? Etait-ce une question de droits ?
Non, car le scénario était écrit avant que le roman ne sorte. Je n’ai pas le sentiment d’avoir eu envie de raconter l’histoire de Jean-Claude Romand. Je voulais surtout mettre en scène l’histoire d’un homme qui cherchait à échapper au monde du travail, à ses contraintes, et qui se débattait entre cette envie de liberté et des liens affectifs très forts qui l’obligeaient malgré tout à accepter le jeu social. L’histoire de Romand m’a évidemment touché, mais j’ai préféré créer un personnage beaucoup plus banal C’est pourquoi on a écarté tout ce qui dans sa vie est devenu fait divers.
On a l’impression que vous vous êtes ré-approprié l’histoire de Jean-Claude Romand pour en dégager une réflexion presque philosophique sur l’angoisse de l’homme contemporain.
J’ai plutôt utilisé des éléments de sa vie parce qu’un fait divers et un personnage comme celui de Jean-Claude Romand, c’est quand même un condensé d’humanité. J’ai donc été tenté d’aller chercher des détails que j’ai cru deviner de la personnalité de Romand, de sa vie. Mais le livre d’Emmanuel Carrère décrit un personnage qui est pratiquement à l’opposé du mien.
D’ailleurs, les mensonges de Jean-Claude Romand relèvent de la mythomanie pathologique alors que ceux de Vincent proviennent d’un sentiment de nécessité.
Je pense que Romand mentait également par nécessité, il était lui aussi mû par une stratégie de survie. La grande différence entre Vincent et Jean-Claude Romand réside dans le point de départ de leurs histoires respectives. Vincent s’engage volontairement dans la voie du mensonge, il n’est pas victime du chômage et ne cherche pas à le cacher parce qu’il en a honte. Il cherche juste à prendre sa vie en main. Alors que si l’on remonte à l’origine de l’histoire de Romand, il y a cet échec à un examen qu’il a voulu caché. Vincent est, au début surtout, maître du récit qu’il est en train d’écrire. Il n’y croit pas vraiment non plus, ce n’est pas de la mythomanie. Il défend son histoire et son personnage comme un bon acteur, sans porter de jugement. Juste en donnant corps à un scénario.
Votre mise en scène joue constamment de l’écart entre le calme des apparences et l’angoisse souterraine liée au mensonge, palpable tout du long.
Dès le départ, j’avais en tête l’image de Vincent comme une espèce de fantôme qui allait hanter un monde dans lequel il n’est pas tout à fait, mais où il est presque aussi présent que tous les autres. Développer l’idée d’un espace mental qui allait s’imposer petit à petit et dont la virtualité pouvait renvoyer à la virtualité du monde réel et, plus particulièrement, du monde du travail. Je pense à la scène où il va hanter les bâtiments de l’ONU à Genève ; il y est à la fois complètement présent et intégré, tellement il a endossé les signes de ce travail, mais en même temps, très loin, dans une espèce d’absence qui n’est peut-être pas très loin de celle de ceux qui y travaillent vraiment.
On a l’impression que Vincent n’a qu’une envie, disparaître pour un moment, mais la pression de la société est telle que sa tentative échoue, ce qu’illustre le contraste entre la scène où il se perd dans la nuit et celle de l’entretien d’embauche.
Il est continuellement soumis à des attentes de la part de ceux qui l’aiment. Il y répond et c’est pourquoi c’est un personnage qui me plaît. La scène finale est née de l’envie que le réel re-débarque en coup de poing. On a joué sur des effets formels comme cet éblouissement qu’on éprouve face à l’image du bureau. C’est le seul effet choc que le film s’autorise.
Vincent a l’air constamment séparé de ceux qui l’entourent par une frontière invisible et parfois visible (comme les vitres des bureaux). Avez-vous conçu vos cadrages dans ce but ?
L’idée des vitres et des reflets s’est imposée très vite pour mettre Vincent en position de spectateur de sa propre vie. On voulait absolument une baie vitrée pour la maison familiale car elle permettait de le faire arriver dans cette maison, de le voir regarder sa propre vie. Il y avait aussi le thème de la dissolution du personnage dans les éléments, la brume, la neige, la nuit. Essayer de dématérialiser au maximum les choses pour arriver à un flottement et à une tension qui ne soient pas construits de façon scénaristique mais sensible.
Dans votre film, les mensonges de Vincent sont presque excusés par la pression sociale qui semble déterminer tous les actes malhonnêtes du héros, comme s’il était entraîné malgré lui dans une spirale infernale.
C’est une véritable glissade. Il part de quelque chose qu’il croit dominer pour être dépassé par cette histoire. J’aime bien aussi penser, en tout cas pour la première partie du film, qu’il tire un vrai plaisir intellectuel du mensonge. Il y a une espèce de beauté du geste, réussir à écrire l’histoire parfaite qui va être partagée par tous. Il se prend au jeu.
Aurélien Recoing est impressionnant dans le rôle Vincent. Comment l’avez-vous choisi ?
Avant tout pour son relatif anonymat. Il n’est pas connu du public de cinéma mais c’est un très grand acteur de théâtre. Il était donc capable d’endosser la complexité du rôle, un personnage multiforme qui oscille entre des attitudes opposées. Il fallait quelqu’un d’assez expérimenté pour dégager une cohérence de ce personnage. Je ne voulais pas d’un acteur connu car je voulais créer une figure à laquelle on puisse s’identifier. Une sorte de synthèse de plein de gens, un monsieur-tout-le-monde.
Alors que Nicole Garcia a choisi Daniel Auteuil pour son adaptation de L’Adversaire…
Je comprends la position de Nicole Garcia parce que justement l’homme qu’elle va décrire est un personnage, et qui plus est, un personnage exceptionnel. Moi j’avais envie de quelqu’un qui n’ait pas ce statut, et encore moins celui de héros.
Finalement, les mensonges de Vincent représentent une petite parenthèse de sa vie que les autres auront vite fait d’assimiler à une dépression. Mais l’on sent qu’à ce moment, il s’est livré en Vincent un combat plus profond qui aurait pu changer le cours de son existence.
Pour lui, sa vie a vraiment basculé pendant ces quelques mois. Il a fait le deuil de tout ce qui le faisait vivre. Après cette crise, il fait semblant de retrouver sa place mais il n’y sera jamais vraiment. On est face à un homme mort.
Peut-on dire que vous avez construit L’Emploi du temps sur le même principe que les films d’épouvante dans lesquels le héros a l’impression d’être constamment traqué ou pourchassé ?
Oui, L’Emploi du temps est en fait l’histoire d’une évasion ratée.
Lire notre chronique de L’Emploi du temps