Omniprésent dans le paysage cinématographique français depuis que les Rencontres internationales du forum des Images et le Festival d’automne des « Cahiers » ont consacré une bonne part de leur programmation à la présentation de ses films, Kiyoshi Kurosawa est de nouveau à l’honneur avec la sortie de Charisma, son avant-dernier opus. Plus qu’un homonyme, c’est un cinéaste surprenant et éclectique que nous avons rencontré.
Chronic’art : Comment vivez-vous votre brusque propulsion sur le devant de la scène en France, alors que vous faites des films depuis près de vingt ans ? Ca vous énerve ?
Kiyoshi Kurosawa : En fait, l’impression qui domine, c’est tout simplement l’étonnement. J’ai du mal à croire que mes films sont montrés et vus dans un pays comme celui-ci. Bon, c’est quelque chose qui me fait très plaisir, je suis assez heureux… Mais surtout stupéfait.
Vous avez commencé votre carrière de cinéaste en tournant des films de série B à petit budget. Pourquoi avoir débuté par des films de genre ? Etait-ce un choix personnel ?
En fait, c’est quelque chose qui relève à la fois d’un choix personnel et des conditions de production. Concrètement, le fait de travailler dans un cadre générique facilite le financement d’un film, car les productions qui aiment s’appuyer sur ce type de formule sont nombreuses. Le cadre générique n’est pas du tout quelque chose que personnellement je récuse, au contraire. C’est un cadre qui m’intéresse. Par exemple, en réalisant des films de yakuzas, je voulais savoir de quelle façon on pouvait réaliser un film qui soit à la fois conforme et réflexif par rapport au genre.
Avez-vous gardé de cette expérience du cinéma de genre à petit budget une certaine manière de tourner ? Vos films actuels, qui semblent plus maîtrisés, sont-ils influencés par la série B ?
A première vue, il peut sembler effectivement que les films que j’ai réalisés ces dernières années se sont éloignés, libérés des catégories génériques. Mais en réalité, pour chacun, sans exception, j’ai adopté une même démarche. A la base, il y a toujours un modèle de genre. Au Japon, on parle de courants cinématographiques qui défendent le « cinéma d’auteur » ; moi, je suis profondément un cinéaste de genre, avant d’être quoi que ce soit d’autre.
Est-ce qu’on ne peut pas dire justement que Cure et Charisma effectuent une sorte de synthèse entre un passé de série B et des considérations philosophiques plus récentes, et qu’à cela tient leur maturité ?
Plutôt que de parler en terme de maturité, je dirais plutôt que mes films récents ont intégré une dimension personnelle plus importante, dans le sens où j’y apparais plus, où une image qui serait celle de mon moi y est plus présente. Si on voulait exprimer ça de façon concrète, je dirais qu’autrefois, quand je pensais et concevais un film, par exemple un film dans lequel le personnage principal était policier, je me préoccupais surtout de savoir comment un inspecteur de police devait se comporter et agir de manière générale. Alors que depuis quelque temps, dans le même cas de figure, j’ai beaucoup plus tendance à me demander ce que moi je ferais à la place de cet inspecteur.
Etes-vous content que le public vous découvre à travers Charisma et Cure, ou auriez-vous souhaité être révélé par d’autres films, peut-être moins récents ?
C’est une question vraiment difficile. Je suis très heureux que Cure et Charisma soient présentés au public français, mais ce cap, que j’ai franchi dans ma carrière, remonte, me semble-t-il, à des films antérieurs à Cure et Charisma et plus précisément à une œuvre en deux parties : Revenge. Il s’agit de deux films de yakuzas à faible budget, sur lesquels je crois avoir travaillé d’une manière assez intéressante. J’ai réalisé le premier volet en m’inscrivant totalement dans le cadre du film de genre, et je m’en suis complètement affranchi en tournant le deuxième. Ce diptyque représente foncièrement ce tournant. Et c’est vrai que j’aimerais beaucoup que les spectateurs français puissent le voir. Je crois qu’ils percevraient plus nettement mon œuvre.
Cette diversité, qui étonne d’ailleurs beaucoup le spectateur français et le laisse souvent désemparé (j’ai même entendu un spectateur vous appeler le « Stanley Kubrick japonais »), tient-elle à un certain refus de systématiser votre style, ou a-t-elle toujours été pour vous quelque chose de naturel ?
(Rires) Je prends cette comparaison avec Stanley Kubrick comme un compliment, j’imagine que c’en était un dans la bouche de cette personne… Il est vrai que les films de Kubrick sont d’une diversité incontestable. Mais personnellement, je change de style sur un rythme beaucoup plus rapide ! Le fait de tourner en deux semaines (au maximum quatre) et souvent (deux tournages par an) me convient par nature.
Comme cette diversité est déconcertante, les spectateurs sont tentés de trouver un fil conducteur à vos films. Vous-même en percevez-vous un, comment l’exprimeriez-vous ?
Dans la mesure où c’est moi qui ai réalisé tous ces films et que je m’y suis personnellement impliqué, il est évident qu’il y a dans mon œuvre une certaine continuité. Je comprends parfaitement que les spectateurs recherchent ce type d’explications. Cependant, c’est une question que je ne me pose jamais. Revenge 1 et 2, par exemple, sont deux films que j’ai tournés en quatre semaines (deux semaines pour chacun) et à la suite l’un de l’autre, je les ai pourtant conçus comme deux entités totalement différentes. Les tournages se sont enchaînés d’un jour à l’autre. C’est vous dire combien je considère chaque œuvre comme un ensemble.
Pourtant, quand vous établissez dans Charisma un parallèle entre la forêt et la société humaine, vous abordez un thème qui apparaît de manière récurrente dans vos films : celui de l’individualisme face au collectif.
Effectivement. En réalité, mon but premier dans Charisma était de mettre en scène la relation entre un individu et son environnement, l’individu face au monde. L’environnement se composant aussi bien des personnes qui l’entourent que de la société elle-même. En ce sens, oui, c’est un peu la trame de l’histoire.
Pour continuer sur cette idée de fil conducteur, on a l’impression que vous mettez toujours en scène des personnages en marge : soit de la société qui les entoure (la jeune fille prude dans Do-ré-mi-fa girl, le flic qui a peur des armes dans Revenge…), soit en marge de l’existence (les personnages « flottants » de Cure, Licence to live et Vaine illusion). Comme si votre œuvre traquait alternativement vide social et vide existentiel, et les dépeint comme des vases communicants. Vous partagez cette vision des choses ?
En effet, bon nombre de personnages figurant dans mes films sont en décalage par rapport à tout un ensemble de choses. Ce qui me semble être au centre de mon travail, c’est cette relation entre l’individu et le monde. Le décalage dont vous parlez découle du fait que cette relation reste totalement floue, indéfinie ; l’idéal serait qu’il puisse délimiter vis-à-vis du monde un « moi » qui serait clair, net, fiable. En l’occurrence, ce n’est pas le cas. Dans leur rapport au monde, mes personnages se retrouvent constamment en décalage face à ce qu’ils étaient précédemment. C’est ce mouvement même qui pour moi définit leur existence.
Est-ce qu’on ne retrouve pas ce décalage dans votre traitement du récit : susciter un climat d’étrangeté dans lequel on se sent toujours en porte-à-faux ? N’est-ce pas cette étrangeté qui crée un écart entre l’action elle-même et l’impression qu’on en retire ?
Vous avez raison, c’est quelque chose que j’utilise de façon régulière. L’un des effets, pour parvenir à mettre en place ce type d’atmosphère d’étrangeté, est d’introduire un décalage dans la perception même du spectateur, une sorte de décalage temporel. C’est à dire qu’au moment où le spectateur prend conscience des changements d’attitude des personnages, il se rend compte que ces métamorphoses relèvent d’actions qui se sont déroulées sous ses yeux quelques minutes auparavant. Il s’agit de créer un décalage temporel dans la perception du spectateur, afin que celui-ci participe à cette étrangeté.
Dans Do-ré-mi-fa girl ou Vaine illusion, le rythme et le ton du film reposent en grande partie sur la force du montage, alors que dans un film comme Cure, on est plutôt tenté de dire que tout l’univers du film réside dans le magnétisme des images et des sons, dans la puissance de chaque plan plutôt que dans leur agencement. Qu’est-ce qui a motivé des partis pris aussi différents ?
Ces différences que vous pointez dans le travail et la création des films ne font pas l’objet d’une réflexion consciente. Effectivement, dans le cas de Vaine illusion et de Cure, on se rend compte que si les deux films sont d’une durée à peu près équivalente (105 minutes pour Cure et 95 pour Vaine illusion), leur contenu diverge totalement dans le sens où la perception du temps, celle qu’en a le spectateur, est tout à fait différente. Mais je n’ai pas profondément conscience d’avoir fait des choses différentes d’un film à l’autre et c’est là peut-être l’un des aspects les plus inexplicables du cinéma. J’ai même plutôt le souvenir d’avoir essayé de faire la même chose, bien qu’il puisse sembler que dans le cas de Vaine illusion ce qui forme le cœur du film soit extrêmement étiré et au contraire extrêmement concentré dan le cas de Cure. Mais en ce qui me concerne, j’ai conçu ces deux films avec une intention identique.
Pourquoi avoir choisi de travailler trois fois avec l’acteur Yakusho Koji : est-ce que son physique ou son charisme permettent l’incarnation de vos idées et en font un bon médiateur ?
En fait, le point le plus important qu’il me faut préciser est que Yakusho Koji et moi-même avons exactement le même âge. C’est très important dans le sens où nous avons de ce fait énormément de points communs. Par rapport à cette tendance dont je vous parlais tout à l’heure qui est d’introduire petit à petit une dimension personnelle dans mon travail, j’arrive par le biais de cet acteur à exprimer de façon tout à fait fluide ce que je veux mettre dans le film.
Vos films rendent compte d’un travail très précis sur le son. Comment travaillez-vous les ambiances sonores, collaborez-vous toujours avec le même compositeur ?
J’accorde effectivement beaucoup d’importance au son. Quand je tourne, j’essaie toujours d’enregistrer un maximum de sons sur le lieu même du tournage, mais aussi alentour. Il m’arrive souvent de ne pas me servir du son direct correspondant à la scène qui a été tournée et de n’utiliser que des sons recueillis à proximité, afin d’essayer de donner une place au monde extérieur à la simple image du film, de lui donner une forme et une présence. Tout ça par le biais du son. En ce qui concerne la musique, je n’ai pas de compositeur attitré. Je travaille beaucoup avec le compositeur Gary Ashiya, car il possède une très vaste étendue de composition, et peut, de fait, reproduire d’une manière extrêmement satisfaisante les musiques très hétéroclites qui me passent brusquement par la tête. J’essaie quand même de changer de compositeur pour chaque film, mais c’est avec lui que j’ai le plus souvent travaillé.
Vous enseignez le cinéma à Tokyo : quel est le principal conseil que vous donnez à vos élèves ?
Ce que je mets principalement en avant vis-à-vis de mes étudiants, c’est toujours cette notion de durée. Je leur enjoins toujours de travailler sur une durée de 90 à 100 minutes, de bien employer cet espace temporel, d’envisager les scènes une à une en vue de construire un ensemble cohérent s’écoulant sur une durée précise. Cet impératif temporel est quelque chose d’immuable, c’est une constante face aux différentes idées que vont avoir les étudiants. Parvenir à maîtriser le temps, c’est quelque chose de fondamental. Pour moi, c’est même le fondement du cinéma.
Propos recueillis par et
Lire notre critique de Cure
Lire notre critique de Charisma (en salle le 8 décembre 1999)
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