Deux textes de Régis Jauffret, soit 58 romans sur la vie des gens : nos existences sont à vomir et l’écrivain fait tout pour nous le rappeler.
Aux éventuels amateurs de traitements psychologiques limites auxquels la lecture de Clémence Picot n’aurait procuré qu’un amoindrissement mental modéré, nous conseillerons dès à présent celle de la stupéfiante « autobiographie » que publie aujourd’hui Régis Jauffret avec Fragments de la vie des gens : ils y trouveront, en même temps que matière à anéantir toute trace d’optimisme tenace, l’un des plus féroces portraits de l’individu égaré au modelage duquel notre époque est si habile. « Fragments de la vie des gens, c’est le prisme à travers lequel, à un certain moment de ma vie, j’ai vu non seulement mon existence mais aussi la société tout entière. Je n’ai que l’expérience assez restreinte du milieu dans lequel je vis, pourtant je me sens très proche de toutes ces zones de la société où la souffrance est presque obligatoire tant aucune chance ne vous est accordée », écrit-il au dos du second volume, 57 textes écrits l’un à la suite de l’autre pendant deux ans, qu’il appelle « romans » plutôt que « nouvelles » ou « récits » (« des mots tristes comme des cercueils ») et dans lesquels est raconté un extrait de la vie de gens qui vont mal. Quelques hommes, beaucoup de femmes, des enfants parfois, si comparables dans la détresse que l’auteur ne prend même pas la peine de les différencier par un nom, dont l’existence s’apparente à un immense vacuum, et dont certains se demandent « pourquoi la vie n’était pas jusqu’au bout un couloir ininterrompu de sommeil ». Jauffret prend méticuleusement chacune des valeurs consacrées autour desquelles se construit notre conception occidentale contemporaine du bonheur et montre comment ses personnages, « accrochés à leur morceau de vie comme des naufragés, prêts à subir toutes les humiliations pour obtenir le privilège de pouvoir continuer à embarrasser appartements et bureaux, à s’incruster dans les transports en commun comme des petites bêtes dans un conduit », en ont perdu le sens.
Celle sur laquelle son acharnement est le plus intense, c’est le couple : individualistes jusqu’au solipsisme, ses personnages sont incapables d’imaginer leur partenaire autrement que comme une encombrante altérité, parfaitement impénétrable, totalement étrangère : « Elle se demandait qui était cet homme couché à côté d’elle. Depuis quinze ans il dormait là, à l’occasion il se servait d’elle, et il lui était pourtant inconnu (…) Il la méprisait peut-être à son insu, à moins qu’il crève de désir de s’en séparer ou de la trouver morte un matin dans la cuisine. » Envisagé comme une situation exempte de tout passé, donc de tout contenu, il irradie de son absurdité et de son vide tout ce qui en découle. Le sexe intraconjugal est une perpétuelle névrose : « Il menait le coït avec une violence redoublée, comme s’il avait décidé d’en finir avec ce rapport qui s’étirait en longueur et dont le fil toujours plus mince ne se rompait jamais. Elle supportait la douleur de ses coups de reins, parce qu’elle pensait qu’il était en train de conclure et qu’elle pourrait bientôt dormir. » L’amour filial, bien entendu, n’existe pas, pas plus dans un sens (les femmes voient leurs enfants -les « gamins »- comme de bruyants parasites exigeants des soins fatigants) que dans l’autre (« Elle n’aimait pas ses parents, sa mère était un petit personnage néfaste, et son père avait un appareil génital gros, velu (…). Sa mère était juste bonne à flatter l’animal, à le caresser, à le lécher comme si elle en était la maman attentive. Ils formaient un couple ridicule, répugnant, avec qui la cohabitation était une épreuve. »). Régis Jauffret tue dans l’œuf toute forme de sentiment, alignant les mots comme des enveloppes purgées de leur pulpe, analysant les relations humaines (quand elles existent) comme une machinerie simple entraînée par la recherche égoïste du moins grand inconfort. La mère dont l’enfant saigne abondamment du front le plonge dans un bain : « L’enfant criait, mais au moins le sang coulait dans l’eau du bain, elle n’aurait pas à passer des heures à nettoyer l’appartement. » Le narrateur, apprenant d’une femme qu’il s’apprête à baiser que ses deux petites filles ont été assassinées par un fou sur le chemin de l’école, pense : « Je ne savais trop quoi lui dire, je lui ai fait remarquer qu’à présent elles ne risquaient plus de tomber malades. » Gagnés par l’utilitarisme à tout prix, organisés autour d’un matérialisme absolu, les actes et les pensées des personnages résonnent dans le vide.
Il n’est guère que la folie et le suicide pour faire d’acceptables exutoires à leur détresse ; Jauffret exploitait la première jusqu’à la nausée dans Clémence Picot, il propose nombre de ses personnages au second dans Fragments de la vie des gens, sans jamais conclure (« Son mari ne l’aiderait pas, mais elle trouverait bien un ancien soupirant dans un vieux carnet d’adresses qui accepterait de l’étrangler de ses mains pour lui épargner la honte de se rater toute seule dans son coin. »). Comme le disait certain célèbre neurasthénique roumain, il est inutile de se tuer, puisqu’on se tue toujours trop tard (Le Mauvais Démiurge, Gallimard) ; alors, en attendant, on pense au conditionnel. Avec cet extraordinaire travail d’écriture sur les temps qui fascinait déjà dans Clémence Picot, Jauffret travaille au corps la matière littéraire, tournant et retournant le récit, donnant une seconde chance à ses personnages égarés (« Ma vie n’a aucun but, j’avance, mais je ne me dirige vers rien. Mon célibat n’a pas de sens, et un mariage n’en aurait pas non plus (…). Je pourrais avoir un bac à fleurs, un petit arrosoir ridicule en plastique vert. J’échangerais un signe de tête avec le voisin d’en face qui brosse son chien sur le balcon. Je regarderais la rue, je remarquerais un nouveau clochard inconnu sur les marches du temple. »).
Le terrible de ces textes au style impressionnant, ressassant interminablement la même dépression, les mêmes névroses, c’est que l’auteur n’y résout rien. On y entre en compagnie d’individus désorientés dont la pathétique existence est, au moment où il l’écrit, tout entière axée sur leur mort, et l’on en sort sans que rien n’ait changé -sinon une détresse accrue et toujours calmement assumée. On pense à Houellebecq, certes, mais là où l’auteur d’Extension du domaine de la lutte s’amuse à remonter la généalogie des causes de la maladie, Jauffret s’en tient à dévider le fil de ses conséquences, auscultant inlassablement des dizaines de cas qui en souffrent tous. Mais si dans les 57 « romans » du premier volume l’auteur enchaîne des fragments de vie, c’est dans Autobiographie qu’il pousse à son terme la logique qui les sous-tend : en cent pages, voici l’itinéraire d’un extraordinaire narrateur, de ses dix-huit ans (l’âge auquel il « quitte [sa] famille pour aller rejoindre une fille qui habitait une petite ville sans charme ») au seuil de sa mort. Il nous raconte, comme ça, les différents moyens qu’il va être amené à employer pour assurer sa conservation et l’assouvissement régulier de ses instincts sexuels : passant d’une femme à l’autre, il les abandonne après un coït et une extorsion d’argent, quitte, au besoin, à les prostituer (deuxième page du livre : « Je lui disais qu’elle était jolie, je lui expliquais que ce n’était pas se prostituer de faire l’amour pour de l’argent quand on en avait vraiment besoin. Elle était dans une situation si critique qu’elle a fini par en convenir, et elle m’a demandé ce qu’elle devait faire. »).
Dans ce bref roman, qui était à l’origine l’un des chapitres de Fragments de la vie des gens, Jauffret lève toutes les barrières qui pouvaient empêcher ses personnages de parvenir à un dérèglement total ; le « je », à force de coïts sordides répétés (« Le soir, j’ai eu des relations avec un nourrisson dont le sexe m’échappe aujourd’hui. D’abord, les parents étaient consentants, mais ensuite ils m’ont menacé d’appeler la police »), de parasitisme amoral, de sereins aveux de déviance (« Elle est venue me voir à la clinique, où on m’avait ficelé à mon lit pour m’empêcher de me fracasser la tête contre les murs »), devient rigoureusement insupportable. Là encore, aucun personnage n’est identifié par un nom ; les mêmes valeurs sont transgressées dans un style froid et paisible. Le narrateur s’accouple avec des clochardes, des meubles, voyant le sexe sous son aspect le plus anatomique (« Elle s’est assise sur un canapé pour mieux écarter les cuisses et s’exhiber. Les lèvres se dandinaient comme des danseuses, au-dessus le clitoris s’étirait à la manière d’un télescope. J’avais l’impression absurde que toute cette ménagerie était prête à se détacher d’elle et à se poser sur moi d’un saut de grenouille »), il bat sa mère, baise des fillettes, finit par tuer des passants à coups de marteau. L’ignominie fascinante de ce stupéfiant personnage se perd dans l’irréalité à force de répétitions et de détails macabres. On peut partir d’un grand rire nerveux et chercher dans une hypothétique forme extrême d’humour noir la sortie de ce texte difficile. On a aussi le droit de penser qu’il y a, en dessous de tout cela, quelque chose d’un petit peu plus grave.
« Fragments de la vie des gens », Verticales, 115 F, 330 p.
« Autobiographie », Verticales, 75 F, 105 p.
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Lire l’entretien de Régis Jauffret avec Vincent Eggericx