A travers ses films, Martin Scorsese a développé une thématique où la difficulté de vivre laisse place à une inspiration qui dépasse le simple autoportrait de l’artiste. Tiraillé entre la religion, le sexe et la mort, le héros scorsesien finit toujours par coaguler son ambition à cette terrifiante trinité.
Si Clint Eastwood fait dans le « buddy-movie », genre imposant, une stature du héros identifiée au film lui-même, Martin Scorsese, l’autre grand auteur américain, définit ses personnages comme soumis à une volonté supérieure à leur propre destin. Leurs actes sont dictés de façon irrémédiable, vers une chute probable. L’exemple le plus radical est celui d’After hours : Paul Hackett, le personnage interprété par Griffin Dunne, est en effet totalement incapable de garder le contrôle sur l’enchaînement de situations absurdes dont il est la victime consentante. Le caractère gauche et timide de Paul devient ainsi la substance mise à nu de la virilité habituellement incarnée par De Niro.
Les femmes
Derrière la carapace de l’alter ego du cinéaste se cache une fragilité masculine inavouable qui s’affiche notamment dans la difficile relation aux femmes qu’entretiennent les personnages. Celles-ci apparaissent toujours comme le grain de sable dans la mécanique bien huilée du macho ordinaire. Tentatrices, elles finissent par contaminer la confiance de l’homme qui ne trouve de recours que dans une culpabilité le poussant à la révolte. Dans Raging Bull comme dans Casino, c’est la jalousie du protagoniste qui provoque sa chute, soit par autodestruction soit par vengeance. Travis, le Taxi driver, explose lui littéralement de fureur pour sauver Iris après avoir cherché, depuis la fin de sa liaison avec Betsy, à se retrouver dans les armes à feu. Et La Dernière tentation du Christ signifie explicitement que la femme est l’incarnation du mal, le diable en personne ou du moins l’intermédiaire terrestre de sa pensée.
La religion
Car si la religion inspire le cinéaste, ce n’est pas le verbe qui agite ses protagonistes mais l’action. Obligé de se définir face au monde qui l’entoure, le héros scorsesien se doit de prouver, à lui-même comme aux autres, sa propre existence. Il s’agit pour lui d’une question de survie. La fraternité occulte représentée par le système mafieux dans Mean streets, Les Affranchis ou Casino recèle une compétition intense de chacun de ses membres. Le désir de s’émanciper de la réalité se traduit par une traîtrise plus programmée que fortuite. C’est Ray Liotta s’enfuyant avec le pactole récolté par sa bande pour refaire sa vie, à la fin des Affranchis.
La faute première du héros scorsesien, c’est son manque de courage. Face à l’adversité, il préfère fuir, mais quand le monde revient à ses trousses, il doit en être le rédempteur. Lorsque Max Cady, dans Les Nerfs à vif, sort de prison, c’est davantage pour racheter à son avocat le prix de sa défense que pour lui faire payer le prix de sa détention. Au risque de disparaître, pour peut-être mieux réapparaître. Il en va ainsi de l’arnaqueur ressuscité dans La Couleur de l’argent après des années de « sommeil », ou du cycle de réincarnation de Kundun.
Cette dernière œuvre -la moins réussie de son auteur- révèle toutefois la sagesse à laquelle aspire le héros chez Scorsese. En effet, Paul Hackett (After hours) cherche avant tout le repos (nocturne) et Jake La Motta (Raging Bull) à se réconcilier avec lui-même à travers son corps et les combats de boxe qu’il mène. La fatigue peut se lire aussi dans le visage de Frank (A tombeau ouvert) comme le souhait d’une paix lointaine, tant il lui semble difficile de réussir à garder les gens en vie.
La mort
La violence reprend toujours ses droits et la mort inéluctablement sa faux. Si le personnage de De Niro y échappe à rebours dans Casino, le film représente à cet égard la somme des considérations éthiques et esthétiques de l’univers scorsesien. A travers une scène d’une violence inouïe où le bourreau (Joe Pesci) devient une victime comme une autre, c’est toute la vanité de celui qui se rend volontairement coupable de ses fautes qui s’y expose. Seuls ceux qui subissent ont droit à un peu d’humanité ; le pouvoir n’est pas, par essence, du côté des perdants même quand ils croient le détenir (dans King of comedy, Pupkin ne sera jamais malgré la popularité de son émission qu’une icône télévisuelle des plus kitsch).
Si derrière ces figures se cache l’image d’un homme marqué par son éducation catholique, la culture italo-américaine, la drogue et New York, c’est justement pour ne pas avoir à se conformer à l’idéologie des tout-puissants : « Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde », écrivait Kafka.
Lire notre critique de A tombeau ouvert de Martin Scorsese