Ecrit dans une langue d’emprunt, le premier recueil de nouvelles d’Aleksandar Hemon (De l’esprit chez les abrutis), jeune Yougoslave expatrié au début des années 90, l’a fait pressentir par la critique américaine comme un nouveau Nabokov. Inventivité narrative, perversion des codes, imaginaire décalé et liberté de chaque instant président à l’expression de sa vision de l’Histoire et du monde. Rencontre.
Chronic’art : Dans une nouvelle, vous mettez en scène deux cinéastes de la violence : John Milius ou Sam Peckinpah. Quel est votre préféré ?
Aleksandar Hemon : Peck, sans problème ! Un de mes films favoris est La Horde sauvage. Il aimait bien les flingues, mais sa réflexion sur la violence est plus compliquée. Conan le barbare était un bon film aussi. Mais Milius ne possède pas l’intelligence de Peckinpah, sa sensibilité. Question de cinéphile ou de cinéphilie.
Vos films cultes ?
Vertigo : le meilleur film jamais tourné. Tout Hitchcock, d’ailleurs. Bresson, Godard… J’ai grandi en regardant toute la Nouvelle Vague, Chabrol en particulier. Howard Hawks, aussi, c’est immense. Plus récemment, Atom Egoyan m’a bouleversé avec De beaux lendemains d’après Russell Banks. Exotica, en voilà, un chef-d’œuvre. Sinon, Kubrick m’ennuie. Quand on voit ce qu’il a fait de Lolita. Sa prétention d’artiste l’a empêché de signer des grands films, à part peut-être ses premiers, Le Baiser du tueur et Ultime razzia, alors qu’il n’était qu’un artisan.
Et Kusturica ?
Eh bien, hum… Ses films les plus personnels, les premiers, je les aime bien. Je les avais vus à Sarajevo. Mais par la suite, il s’est fourvoyé. En tant que cinéaste, si on entend par là quelqu’un qui travaille la forme cinématographique, ce qu’il fait est plutôt intéressant, il est bon. Mais politiquement, il est confus, il ne comprend rien. Ses positions sur la guerre recèlent des contradictions, chose impardonnable sur un sujet aussi chaud.
Vous voyez-vous comme un auteur politique ?
Oui, mais pas seulement au niveau de mon engagement. Toute production relève de l’idéologie : la structure narrative, la façon dont on évoque tel ou tel fait, tel ou tel personnage. Les révolutionnaires qui utilisent des procédés réac’, moi, ça m’amuse… Mais bon, se revendiquer comme politique, ça n’est pas le plus important, franchement…
Un personnage de l’une des nouvelles surprend beaucoup, un certain Alphonse Kauders, un « fonctionnaire du mal » dont vous décrivez la vie (en particulier les rencontres avec des personnages de la « vraie vie ») avec une précision d’historien…
Oui, Kauders est « spécial ». Et sa vie… Tout le livre a été écrit en anglais, sauf le début de l’histoire d’Alphonse Kauders. J’aime cette idée de raconter, comme un historien, la vie de ce personnage, user de la croyance du lecteur qui connaît la forme habituelle des travaux d’historiens. Le détournement m’amuse, pour mieux faire réfléchir le lecteur sur ce qu’il voit. Interroger sur ce qui fait la vérité à nos yeux, voilà un travail qui m’intéresse.
Pour vous, Alphonse Kauders est-il un monstre ?
Il est à la fois un humain et un monstre. En un sens, il n’a jamais tué personne, mais il a toujours été là, quand il ne fallait pas. Malgré lui ou pas.
Dans cette même nouvelle, vous vous êtes amusé avec la légende de Tito…
Ah… J’ai écrit beaucoup de choses concernant Tito, et il y en aurait beaucoup à dire -enfin, ce qu’on lit dans le livre donne une idée assez… représentative de ce que je pense du bonhomme. Concrètement, la grande force de la fiction, c’est qu’on peut délirer, imaginer ce que l’on veut sur un personnage, vivant, imaginaire…
Dans le premier récit, vous évoquez les camps russes à travers le personnage de l’oncle Julius. Quelqu’un de votre famille ? Ou là encore, est-ce un travail de pure fiction ?
Mon père avait un oncle né au début du siècle. C’était un Ukrainien qui devint communiste dans les années 20 ; l’idéal d’un monde meilleur, le rêve de l’égalité, une société plus juste, etc. Il s’en est donc allé pour rejoindre la belle Union soviétique, mais il se fit arrêter à la frontière par les autorités. C’était en 1926, et il a été enfermé dans un camp jusqu’en 1957. J’ai trente-six ans, et cette durée représente pratiquement toute ma vie… Quand cet oncle est revenu en Yougoslavie, il nous a raconté ce qui se passait dans les camps, notamment avec les enfants. Tout ce qu’il nous a raconté, à ma famille et à moi, c’est ce qui est dans le livre. Quand on mangeait ensemble, cet oncle ne pouvait s’empêcher de tout dévorer en trois-quatre minutes, ce qui nous sidérait. On avait beau lui dire qu’il avait le temps, son expérience avait marqué à jamais son fonctionnement vital. Je ne désire pas faire dans le politiquement incorrect, surtout pas, ce serait racoleur. Mais je souhaite sincèrement qu’Auschwitz ne fasse pas oublier tous les autres camps de l’horreur, qu’il n’y ait pas de mémoire sélective. Que l’horreur a existé partout. Le xxe siècle a été pour beaucoup celui des ordinateurs : il appartient à l’écrivain, à l’historien de rappeler qu’il a aussi été celui de ces atrocités.
L’histoire, c’est une bonne base de travail pour l’écrivain ? Ou une contrainte ?
C’est la meilleure des bases et des contraintes, forcément. Et elle doit permettre sa propre collision avec la fiction, afin de rendre crédible cette dernière. Personnellement, j’essaie de combiner les deux, de les faire se télescoper, avec plus ou moins de bonheur. Il appartient au lecteur de juger.
Parallèlement, vous vous battez avec vigueur contre l’histoire dite « officielle » ?
Oh… (rires) Quelle horreur, l' »Histoire officielle » ! Oh oui, empêchons donc cette mémoire de la Nation et du patriotisme outrancier (rires). Sérieusement, c’est à cause de cette histoire avec un grand H que des gens et des faits disparaissent de la mémoire. Sont éliminés. Pour toujours. On se souvient de grands hommes d’Etat, de ce qu’ils ont mangé, et de leurs grandes batailles. Ca, je le dis au sens strict, on tient là un acte résolument politique, contre lequel il faut résister. Le passé se construit, et se choisit, comme l’oubli, évidemment.
Considérez-vous votre humour comme de l’humour noir ?
Je ne crois pas, et je n’aime pas l’étiquette d' »humour noir ». Je ne suis pas quelqu’un de cynique, ou d’ironique. Les situations recèlent toujours des choses très drôles, malgré elles souvent. L’écrivain en a besoin d’ailleurs afin de ne pas rendre son récit insupportable et larmoyant. Regardez votre vie, je suis certain que dans les moments les plus terribles, vous trouverez des trucs à hurler de rire. Le potentiel d’hilarité de la vie, c’est un vivier énorme, croyez-moi.
Vous ne cessez pas d’explorer les formes à travers chaque nouvelle. Est-ce une démarche volontariste ?
Non, pas du tout. La forme, pour moi, ça n’est pas si important paradoxalement. Chaque histoire est différente et j’utilise telle ou telle technique littéraire, ou artistique. Le formalisme m’ennuie terriblement. Mais je ne peux empêcher d’adapter au récit que j’ai choisi une narration ou un style qui convient à mon propos, permet de le peaufiner. En fait, je ne me considère pas comme écrivain mais plutôt comme un metteur en scène. Je fais des plans : inserts, plans américains, fixe ou caméra à l’épaule. Oui, l’écriture, c’est avant tout un travail de « mise en scène ». Capter le détail, c’est important, aussi. Hitchcock par Truffaut, où le vieil Alfred était interrogé par ce diable de jeune garçon fougueux, est un de mes livres favoris, en tout cas, un de ceux où j’ai le plus appris sur l’écriture.
Propos recueillis par
Lire notre critique de De l’esprit chez les abrutis