Jean-Michel Othoniel, plasticien, a présenté pendant trois semaines dans l’ancienne salle de lecture de la Bibliothèque nationale de France*, rue Richelieu, sa dernière oeuvre : le CD-Rom A Shadow in your Window, résultat de cinq ans de travail. Une découverte passionnante sur un support où l’on compte, hélas, bien peu de créations originales ambitieuses. Une aussi bonne nouvelle mérite bien un entretien avec l’artiste.
Chronic’art : Pourquoi un plasticien choisit-il de faire un CD-Rom ?
Jean-Michel Othoniel : Pour toucher un public différent de celui de l’art, qui ne va pas forcément dans les expos et ne sait pas ce qu’est l’art contemporain. Aussi, afin de faire une œuvre d’art abordable par tous : 350 F, c’est le prix d’un CD-Rom tiré à plusieurs milliers d’exemplaires, ici, nous n’en avons tiré que 500. Ça n’a rien à voir avec le prix de mes autres œuvres. Grâce au CD-Rom, je rentre en contact avec un public plus jeune, disons de ma génération (ndlr : Jean-Michel Othoniel a 35 ans), contrairement aux collectionneurs qui ont généralement la cinquantaine. C’est important pour un artiste d’arriver à toucher ceux qui font la création et non ceux qui l’ont faite. C’est aussi ce qui m’intéressait en utilisant le multimédia : aller vers des plus jeunes en utilisant une technique de présentation avec laquelle ils sont familiers.
Il y a surtout l’envie de montrer quelles histoires étaient derrière mes œuvres, comment un artiste réfléchit, comment il fonctionne, montrer que l’acte créateur vient de références artistiques ou littéraires, mais aussi beaucoup de la vie, des rencontres.
Votre CD-Rom semble un peu rétrospectif : il y a pas mal d’œuvres de vous dedans.
Oui, mais pour moi ça n’est pas un catalogue. Il y a plusieurs scénarios tirés de moments importants de ces dix dernières années. Ces tranches de vie peuvent correspondre à des œuvres, être des rencontres ou des voyages, tout a la même importance. Ce n’est pas un catalogue raisonné, il y a un choix fait sur certaines histoires qui correspondent à des œuvres mais il n’y a pas tout mon travail. C’est finalement plus une ballade, une sorte de carnet de voyages.
Pensez-vous qu’une consultation à domicile du CD-Rom soit aussi intéressante qu’une découverte de l’œuvre dans la salle Labrouste de la Bibliothèque Nationale ?
Il y a une perte et il y a un gain. On y perd au niveau symbolique : le faire ici, c’est très fort, il n’y a plus d’ouvrages et ces petites machines dérisoires, soit une imprimante et un ordinateur (ndlr : des iMac, en l’occurrence), vont faire des livres ; et on aura l’impression de pouvoir remplir à nouveau cette grande bibliothèque du grand savoir avec un savoir qui est le nôtre. En revanche, chez soi, je pense qu’on y gagnera en intimité puisqu’il s’agit vraiment d’un face à face, et c’est précisément cette notion qui m’a intéressé dans la création du CD-Rom. Le fait qu’il n’y ait pas de musique joue aussi.
Effectivement, il n’y a pas du tout de musique, pourquoi ce choix du silence ?
J’avais d’abord fait des essais avec un compositeur contemporain, la musique avait été travaillée en fonction des apparitions, des temps à l’écran, etc. Mais ça cassait cette intimité et rendait illustratif certains passages : « Là il va falloir que vous soyez gais, là, tristes, et là, ça va être dramatique… ». On était trop guidés et ça rendait certaines images très « clip », on avait tendance à cliquer en rythme ; ça m’a beaucoup perturbé et lorsque l’on a achevé la réalisation du CD-Rom, j’ai décidé de ne pas prendre en compte ce travail et de garder le silence. Et puis c’était quelque chose que je maîtrisais moins, j’avais besoin de passer par le filtre de quelqu’un d’autre. Là, j’ai fait toutes les images ainsi que la programmation. Heureusement, j’ai eu la chance de trouver un programmeur, Alexis Amen, avec qui j’ai vraiment travaillé en tandem. Lui est informaticien et quand il a vu le graphisme, il a eu envie de relever le défi. En revanche, il n’a pas cherché à donner son avis sur les images et n’a pas du tout voulu jouer sur la forme.
Comment l’ordinateur réussit-il à rendre compte de l’attitude de l’utilisateur face aux images ?
Je voulais amener les gens à analyser leurs comportements par rapport à la machine ; ces moments d’hésitations où l’on va cliquer deux fois, tourner autour d’une image, avoir l’impression que la machine ne marche plus, etc. En fonction de cette navigation, tout est quantifié. Les images étant classées par thèmes, on arrive à repérer celui qui intrigue le plus l’utilisateur ; ensuite, dans un thème en particulier, on peut voir quelles sont les images les plus signifiantes pour lui. Chaque thème correspond à un certain type de personnalité et les images que l’on a préférées affinent « l’analyse ». On a voulu une sorte de révélation de la personnalité du lecteur. L’attitude du naviguant par rapport à sa machine est quelque chose sur lequel j’ai voulu travailler dès le départ. Parce que personnellement, en tant que sculpteur, je trouve que c’est un rapport ingrat, avec un objet moche et qu’on est toujours bloqué dans une attitude.
Cette analyse est éditée sous forme de livres in-quarto, l’idée existait-elle à l’origine ou est-elle venue avec le lieu dans lequel se déroule l’installation ?
Dès le départ, j’ai conçu le CD-Rom comme un hommage au livre. De là m’est venue l’idée de trouver une bibliothèque. De plus, le désir de m’adresser à de nouvelles personnes m’a poussé à sortir du musée.
Comment s’est passé la phase d’écriture ?
Lorsque j’étais à la villa Médicis, j’ai conçu un projet sans me donner de limite, d’autant plus que je n’avais pas vraiment conscience de la technique. A aucun moment je n’ai voulu minimiser le contenu de mon projet pour limiter les frais ou gagner du temps. Je voulais le réaliser dans toute sa complexité ; c’est pour ça que ça m’a pris cinq ans. Ce que je reproche aux CD-Rom en général, c’est qu’on en a vite très fait le tour. Moi, j’avais envie de donner quelque chose à partir duquel on puisse naviguer longtemps, avec beaucoup d’images, beaucoup de films… quelque chose de généreux.
Quand on est utilisateur, on a effectivement l’impression d’une infinité de possibilités. De plus, on a parfois l’impression d’avoir affaire a des bugs, mais l’on se rend compte qu’en fait, le CD-Rom nous piège, comme si on était face à un cerveau humain.
L’idée du cerveau est très importante pour moi : tout mon travail fonctionne en référence, en réseau, et cette pensée analogique m’épuisait, je n’en pouvais plus, j’avais besoin de déposer un peu ma façon de penser et de faire participer les gens habitués à cette forme d’exploration.
Votre travail a quelque chose de cinématographique.
Ce CD-Rom serait comme un film dont on construirait soi-même le déroulement, alors qu’en cinéma, il y a un début et une fin. Mais il fonctionne vraiment sur l’esthétique photographique et cinématographique (le plein écran, les sous-titres). Je n’ai pas voulu rajouter d’effets propres au multimédia : photoshop ou tous les effets de morphing, de retournement d’image, etc.
Il y a aussi une phrase que Godard a dite et qui m’a longtemps obsédé, c’est que tous les CD-Roms sont d’avance morts-nés parce que dans « CD-Rom » il y a « Rome » et que c’est la ville du conservatisme. J’étais d’autant plus fasciné par cette déclaration, que j’adore Godard et que j’étais à Rome quand j’écrivais A Shadow in your window, dans la sacro-sainte villa Médicis, lieu poussiéreux où j’essayais de produire une écriture contemporaine.
C’est vous qui avez tenu à ce qu’il y ait une partie de l’œuvre sur Internet ?
Oui, pour moi l’idéal aurait été que ma réalisation multimédia puisse être téléchargeable gratuitement sur le Web mais, pour l’instant, c’est techniquement difficile. Je voulais que ça soit complètement libre, que les gens puissent me voler ce qui les intéresse : rien n’est protégé, ni les programmes, ni les images. La seule idéologie importante du Web, je pense, c’est cette idée de décloisonnement des frontières.
Comme on ne peut pas avoir accès aux vingt-six histoires, on a les scénarios et les œuvres qui sont derrière le CD-Rom, plus une présentation de l’artiste, car je ne suis pas assez connu par rapport à l’investissement que j’ai mis là-dedans.
Comment voyez-vous l’avenir de l’art contemporain et numérique ?
En tout cas, il y a un avenir puisque ça échappe aux musées et aux galeries, c’est vraiment libre. Les artistes, en général, depuis le début du siècle, essayent de nommer ce qui est ou non de l’art, d’en élargir le champ. Donc l’intérêt ici : que l’art quitte le musée, rentre chez les gens au prix d’un CD-Rom moyen sur la cuisine ou sur la mode. C’est une manière de démocratiser l’art.
La Caisse des dépôts et consignations, qui est le seul organisme en France qui fasse de la production d’œuvres, a décidé d’acheter ce CD-Rom sous sa forme d’installation. Les musées, eux, attendent d’avoir un exemplaire de presse ; c’est pourtant mon œuvre la plus importante, et la moins coûteuse. Je pense que l’art contemporain n’est pas prêt à recevoir ce type d’œuvre. C’est la première de cette ampleur, les autres font davantage figure de petits clips. Peut-être que ça ne sera jamais dans les musées…
Quels sont vos projets ?
Ce CD-Rom a développé chez moi une capacité de travail énorme, car pendant ces cinq ans j’ai continué à faire mes œuvres et à participer à des expositions. J’ai heureusement de gros projets car j’ai besoin des choses plus tactiles, moins dans l’écriture et dans le regard de soi. Mais, en fin de compte, cette expérience a beaucoup apporté à mon travail de plasticien. J’ai pris du recul en me questionnant utilement à propos des plus importants travaux sur les formes de ces dix dernières années. Finalement, on s’aperçoit qu’il n’y en a pas tant que ça. Si l’on peut estimer qu’il y a cinq choses qui peuvent tenir le coup après dix ans, c’est déjà énorme.
Propos recueillis par
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* La présentation à Bibliothèque nationale de France s’est achevée le 18 avril. On pourra redécouvrir le CD-Rom avec son auteur en décembre 1999 à salle Recalde à Bilbao et en 2000 à la Public Library de New York.
Le CD-Rom, tiré à seulement 500 exemplaires, est édité en trois langues