Légendes bien vivantes de l’underground des années 1970-1980, Kiki et Loulou Picasso, membres fondateurs des mythique Bazooka, livrent une nouvelle bombe de subversion. Qui devrait faire mal lorsqu’elle éclatera.
Si Julien Coupat est en prison pour ses activités littéraires plus que terroristes, il pourrait bien avoir de la compagnie d’ici peu. Les auteurs de cet Engin explosif improvisé ne sont pourtant pas des jeunes gens en colère, mais de fringants quinquas, qu’on pourrait croire bourgeoisement installés après des années de bourlingue et de révolution graphiques. Mais Kiki et Loulou Picasso n’ont rien d’anciens combattants, quand bien même ils pourraient se prévaloir du titre glorieux d’ex-Bazooka. Mot magique, sésame qui brille au firmament des nouveaux maîtres graphiques issus du Dernier Cri ou des Requins Marteaux, Bazooka est le fruit d’une expérience artistique violente et radicale d’inspiration punk, et qui annonçait le triomphe de la publicité et du choc des images. Comme Serge July l’affirmât en 1977 dans « Bazooka fout la merde », prolégomènes à l’activisme outrancier de Bazooka dans les pages de Libération, le groupe incarnait « la première génération dont la culture dominante est celle de l’image et non du texte. Pour eux, les mots sont des véhicules de communication en panne, des carcasses brinquebalantes, au bord de l’épuisement et difficilement utilisables, sinon pour dresser des barricades, des embuscades à tout un chacun ». L’utilisation de signes violents (en premier lieu, la croix gammée) est d’abord tournée contre cette génération de l’écrit, qui avait cru à la révolution. « Never trust a hippie » est un peu l’un des mots d’ordre des Bazooka, qui poussent très loin le dynamitage intérieur avec le fameux « Con mort » de Kiki Picasso, épitaphe graphique pour un écologiste mort au cours d’une manifestation anti-nucléaire cette même année 1977.
Que d’art, que d’art
Mais derrière les provocations, on a tendance à oublier qu’il y avait du génie et beaucoup de sueur. Les Bazooka travaillaient en cercle clos, dans une sorte de Factory imperméable aux autres mouvements artistiques qui opéraient (malgré quelques contacts avec la nouvelle ligne claire de Chaland en bande dessinée) et totalement centrée sur sa propre production. Quasiment tous issus des Beaux-Arts, les Bazooka se constituent en 1975 et fomentent une dictature graphique, à base de slogans ravageurs qui préfigurent également le diktat du marketing et de la formule choc en publicité (« La société détruit mon oeuvre, je détruirai la société »). La revue Alternatives évoquait déjà cette ambiguïté en 1978, devant le succès grandissant des Bazooka que tout le monde commence à s’arracher : « Il y a là quelque chose de vaguement suspect que le désir de provoquer et d’emmerder le monde ne suffit plus à expliquer. Bazooka Production est avec les nouveaux philosophes la grande opération publicitaire de l’année ». Leur méthode n’a en soi rien de révolutionnaire. Le collage était déjà préconisé par Dada, dont la dimension nihiliste soulignée – et condamnée – par André Breton, anticipait le refus de toute idéologie des Bazooka. Le détournement d’images issues de la culture populaire (bande dessinée, photos) constituait l’une des armes privilégiées de Debord et consort. Mais jamais dadaïstes et situs n’avaient poussé aussi loin, outre la violence du propos, la maîtrise artistique du geste. Bazooka prend l’art très au sérieux, à défaut de tout le reste, comme le dit clairement Kiki Picasso : « Le dessin, je le soigne, je passe un temps fou dessus en m’imposant une précision extrême ».
L’insurrection qui vient (bis)
Engin explosif improvisé marque le grand retour de Kiki et Loulou Picasso au livre, après un passage durable et très réussi par le Net, avec leur site d’actualité, lancé en 2002, bardé de prix et fermé en 2005. Assistés d’Etienne Robial, qui avait publié en son temps les productions de Bazooka chez Futuropolis, ils ont trouvé tout naturellement refuge chez L’Association et Jean-Christophe Menu, pour lequel ils représentent sous une forme à peu près pure l’avant-garde aujourd’hui introuvable. Sorte de rapport fictif commandée aux auteurs sur une supposée « Fraternité des précaires », à l’origine de la plupart des actes de malveillance (« fusillades dans les collèges et les universités, bombes déposées dans les grands magasins, empoisonnements de stocks alimentaires… ») signalées récemment, Engin explosif improvisé offre, comme aux grandes heures des Bazooka, un ensemble de planches cosignées de Kiki et Loulou Picasso à la charte graphique très identifiable. Encre Rotring pour les dessins, acrylique pour les portraits hyperréalistes. Et les inévitables légendes, entre apophtegmes définitifs et monstres d’ironie (« Les abus sexuels doivent faire l’objet d’une demande d’autorisation préalable », « Je veux être pris en otage », « Multiplier les bulles d’insécurité »), qui renvoient à une nouvelle société terrifiante façon J.G. Ballard ou Chuck Palahniuk, dont Kiki et Loulou Picasso fouillent et charcutent les plaies béantes. Mais un trouble inattendu peut s’emparer du lecteur. Alors que Bazooka refusait toute idéologie, toute conscience politique aiguë, Engin explosif improvisé ne cache-t-il pas un manuel insurrectionnel dont l’artiste serait le fer de lance oublié ? Dans une formule qui est le signe d’une grande lucidité par rapport à leur propre statut d’artistes désormais institutionnalisés, les auteurs affirment : « L’engagement des artistes doit être total : se vendre à l’esthétique dominante n’est pas concevable et la capsule de cyanure accompagnera ceux qui se feront prendre ». En se cachant habilement derrière la phraséologie plus vraie que nature d’un groupuscule violent, Kiki et Loulou Picasso pensent avancer masqués. Mais ils ne trompent plus personne ; ce sont eux les derniers terroristes.
Engin explosif improvisé, de Loulou et Kiki Picasso
(L’Association)