La grande héroïne de Puzzle, deuxième roman traduit de l’écrivain irlandais Keith Ridgway, c’est incontestablement Dublin. Londonien d’adoption, c’est vers elle qu’il revient irrésistiblement, jusqu’à vouloir faire en sorte que ses livres se confondent avec elle. Rencontre avec l’un des romanciers anglo-saxons les plus prometteurs de sa génération.
Chronic’art : Le titre anglais, The Parts, représente bien la diversité du roman ; Puzzle, lui, évoque plutôt l’idée de construction. Avec les deux titres, a-t-on une idée complète de ce qu’est le roman ?
Keith Ridgway : J’imagine d’abord qu’en anglais, en fait, le titre peut représenter énormément de choses très différentes : les personnages, d’abord, puis les différentes parties de la ville de Dublin, tous les morceaux de vie que racontent les personnages en se plongeant dans leurs souvenirs… Toutes ces choses doivent être prises en compte ; ce sont elles qui donnent leur sens au texte et permettent finalement la vérité. Voilà pour le titre anglais. Mais j’aime aussi beaucoup le titre français, Puzzle, cette logique qui veut qu’on a besoin de toutes les pièces du puzzle pour comprendre l’histoire, mais qu’une fois qu’elles sont rassemblées et que le puzzle est terminé, l’intrigue résolue, le texte n’a plus d’intérêt, tout est bouclé. Quand le puzzle est fini, il ne reste rien, il n’y a plus aucune raison de s’attarder, on peut passer à autre chose.
Et pour ce qui est des personnages, de leurs rencontres successives ? Ce sont elles qui créent le mouvement dans le texte ?
Je pense à tous ces gens qui ne devraient jamais se rencontrer. C’est tellement étrange, finalement ! Il y a cet immense domaine dans les collines, où vivent Kitty et Delly, un vrai cocon, un univers de luxe, de richesse, de privilèges établis, quelque chose qui peut correspondre à une certaine forme d’idéal… Par contraste, il y a Dublin, avec tous ces gens simplement normaux mais qui travaillent tout le temps ; il y a ces garçons sur les quais qui se vendent. C’est parce qu’il y a de tels extrêmes que les gens trouvent une raison valable de bouger, d’évoluer entre des places qui ont l’air bien établies. En définitive, c’est ce qui leur donne une occasion de se rencontrer. C’est ce mouvement qui crée l’histoire et donne dans le même temps plus de savoir, de pouvoir à la ville, aux personnages et à la vie même.
Vous parlez du « pouvoir de la ville »… Dublin, ici, est un caractère à part entière, voire le personnage principal du roman…
Dublin, pour moi, est effectivement vraiment un personnage, une personne à part entière ; c’est une ville vivante, vibrante, une ville que je n’ai jamais rencontrée dans un livre par exemple, jusqu’à aujourd’hui en tout cas. Et ce que je voulais, c’était la transmettre aux lecteurs, essayer de leur dire qui sont les dubliners, dans leurs différents aspects, dans tous les moments de leur vie. Je voulais donner du sens à tout ça, faire en sorte que la ville soit compréhensible, accessible à tous par les mots. C’est la vraie signification du roman, parce que tous les autres personnages n’existent que grâce à cet endroit ; c’est le lieu qui les façonne, c’est lui qui fait leur unité.
Vous continuez à y vivre ?
Je vis maintenant à Londres, mais j’étais à Dublin jusqu’à il y a… quatre ans. Vivre 33 ou 34 ans dans une ville, c’est beaucoup, il était temps pour moi de partir, je crois. J’aime Dublin, j’y retourne, et je suis sûr que quand viendra l’heure… Eh bien, que j’y retournerai définitivement. Mais pour le moment, il est temps que je fasse autre chose. Je suis aussi conscient que du point de vue de mon travail, de ce que j’écris, j’arrive à une sorte de limite : je ne peux décidément pas passer ma vie à raconter Dublin, encore et toujours, à explorer toujours plus loin la ville. En plus, comme j’habite à Londres, je crois que je me sentirais un peu malhonnête de me mettre à écrire comme ça, sans vivre sur place. Ce serait une sorte de trahison à la ville. C’est un endroit tellement extraordinaire à mes yeux que je ne veux surtout pas me dire un jour que je m’y ennuie.
Quelle est la place de Dublin en Irlande ? Est-ce réellement un endroit très différent du reste du pays ?
Oui, Dublin a une place très spéciale. C’est comme si ce n’était pas une ville irlandaise. Comme une Cité-Etat. Dublin existe à part du reste du pays. Il faut en être très conscient : il y a toujours dans cette ville quelque chose de bizarre, de très différent, un monde strictement urbain dans pays qui reste essentiellement rural. Quand on n’y est pas né, on ne s’en rend pas compte immédiatement, on ressent juste quelque chose d’étrange ; et puis on comprend : on n’est pas en Irlande, on est à Dublin. Il n’y a ça nulle part ailleurs, je n’ai jamais vu l’équivalent dans d’autres villes d’Europe. C’est très particulier, de vivre là. Et même quand on y vit, il est difficile de se rendre compte de ce que représente cette ville pour le reste du pays. Je pense que l’Irlande, en fait, au risque que les dubliners y voient un léger préjudice, est une combinaison très particulière entre Dublin et tout le reste du pays. Dans Puzzle, en plus, je ne parle pas du tout de l’Irlande des campagnes : tout est complètement axé sur Dublin. Je me suis focalisé sur sa construction, son ambiance, et ai complètement laissé de côté ici le reste du pays. Il y a bien la grande maison dans les collines, certes, mais c’est presque comme un rêve : tant d’argent, c’est quelque chose qui ne peut absolument pas être généralisé à l’Irlande ! A part cette maison et son cadre, tout n’est que colonisation, extension de la ville. C’est ça, le contraste entre ces deux univers. Il y a d’un côté le pays entier, de l’autre, la ville et sa vie propre.
C’est pour vous la ville idéale ?
Oui. Je ne vois pas ce que ça pourrait être d’autre. C’est une ville très intangible, qui n’existe pas vraiment. Il n’y a rien de particulier, rien qui distingue réellement Dublin… C’est une ville sans monument qui vaille le déplacement, sans jolies rues, sans jolis parcs, sans beaux immeubles. Il n’y a rien de tout ça. C’est donc une ville qui n’existe que dans l’imaginaire, pas physiquement. Et le principal sujet de conversation, à Dublin, toutes générations confondues, c’est Dublin. C’est toujours de Dublin que parlent tous les gens que vous pouvez croiser. Ce qu’ils y font, ce dont ils se plaignent, le trafic, le bruit, toujours à se plaindre de tout, à trouver que Dublin est ruinée, que tout disparaît, que c’est une tragédie… Tout le monde dit ça, tout le monde fait ça ! Je le fais, quelqu’un qui a vingt ans le fait… Ca veut dire qu’on parle forcément de deux choses différentes ! On ne peut pas considérer avoir le même avis alors qu’on ne connaît pas du tout la même chose de la ville ! C’est donc de deux Dublin différents que l’on parle, ce qui prouve bien que c’est une ville imaginaire. Elle existe par les émotions, les sentiments, nos désirs pour le lieu. C’est une construction de l’histoire, de la littérature, d’étranges notions sur ce qu’elle devrait être. Et ce « devrait être » devient toujours plus, en fait, que ce qu’elle est.
D’autres écrivains ont-ils de Dublin la même approche que vous ?
Non, je ne crois pas. Je ne sais pas. En fait, si j’ai écris ce livre, c’est parce que j’avais envie de parler de Dublin tel que je la connais ! C’est vraiment ce qui s’est passé. D’autres écrivains ont sans doute d’autres perceptions de la ville ; d’ailleurs quand certains en parlent, parfois je comprends de quoi ils parlent, et parfois pas du tout. Pourtant, c’est la même ville. Alors sans doute faudrait-il laisser la parole à tout le monde pour en avoir un vrai aperçu. Pour moi en tout cas, Puzzle est Dublin.
Dublin en personnage principal, donc, et six autres pour faire vivre le livre…
Ce que ces personnages ont en commun, c’est une sorte de confusion, d’incompréhension vis-à-vis d’eux même. Ils sont un peu comme la ville, eux aussi, il y a plusieurs versions d’eux même, qu’ils dévoilent au fur et à mesure. C’est particulièrement vrai dans le cas de Delly, par exemple ; elle présente aux autres une version d’elle-même qu’elle a censuré. Elle choisit dans sa vie ce qu’elle veut bien qu’on en connaisse. Et tous les personnages font ça, dans une certaine mesure, chacun à leur façon. Kevin, le jeune prostitué, aussi : par son travail, il rencontre sans cesse des personnes différentes, mais c’est son pour boulot. Alors il a tout un arsenal de versions bis de lui-même, d’où tous ces noms différents… Voilà ce qu’ils font tous, finalement. C’est quelque chose qui m’intéresse énormément, cette façon de mener sa vie, d’avancer, la façon dont se nouent les rapports aux autres, avec tout ce qu’on arrange,ce qu’on modifie dans son existence, comme pour s’adapter, en utilisant toutes ces histoires… C’est comme si on arrivait à une version stéréotypée, unifiée de sa propre vie, dans laquelle tous les épisodes ont été évalués, choisis…Voilà ce que tous les personnages ont en commun, malgré leurs parcours différents, leurs succès différents, leur confiance plus ou moins présente.
Aucun ne vous ressemble ?
Non. C’est vrai que c’est une question qu’on me pose souvent, mais non. Peut-être Kevin, mais pas parce qu’il me ressemble, juste parce qu’il est le premier auquel j’ai pensé, celui que je connais presque le mieux, avec lequel j’ai le plus fort lien d’écriture. Sinon, je pense que tous ont un peu de moi, à certains moments…
A propos de Kevin, vous évoquez sa « valise de survie ». Cachée sous son lit, elle contient le minimum vital en cas de départ urgent. Vous en avez une ?
Non ! Non, je n’ai pas de valise de secours. J’aime me dire que si un drame advenait, j’aurais des gens vers qui me tourner. Mon kit de survie, ce serait les gens. Même si il y a beaucoup d’endroits où je pourrais aimer aller. Mais si Kevin a ça, a besoin de ça pour s’accrocher à quelque chose, c’est parce que c’est aussi le symbole extrême de sa solitude, de sa détresse. Quand j’y pense, je me dis que c’est terrible ! Je serais très inquiet si je rencontrais quelqu’un équipé d’un kit de ce genre…
Propos recueillis par
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