Uppercut séminal de la baston à l’ère de la 3D made in PlayStation, « Tekken » revient dans une sixième itération. De loin, la plus aboutie. L’occasion de discuter des évolutions successives de la série et de se faire gentiment remettre à notre place par son réalisateur, le très martial, Katsuhiro Harada.
Dans le cénacle très fermé des jeux de combats, Tekken occupe une place à part. Malgré quinze années d’existence et un statut d’incontournable du jeu de combat, la série n’a jamais acquis la légitimité d’un SoulCalibur ou d’un Virtua fighter. La sortie de Tekken 6 était donc pour nous l’occasion de poser quelques questions à Katsuhiro Harada, véritable tête pensante de la série depuis maintenant plus de dix ans, afin de s’entretenir sur l’évolution de Tekken et, plus généralement, sur sa vision des jeux de combat.
Chronic’art : Tekken possède une histoire plus développée que la majorité des jeux de combat. Pourquoi avoir conçu toute une mythologie autour de chaque personnage de Tekken ?
Katsuhiro Harada : Quand le premier épisode de Tekken fût développé, nous n’avons pas accordé beaucoup d’attention à l’histoire ni au background qui accompagnent les personnages. Ce genre de choses était souvent située très bas dans la liste de nos préoccupations. Le plus souvent, moi ou à quelqu’un d’autre de l’équipe s’en chargeait avec pour objectif d’écrire un contexte scénaristique basique, simple. Pour tout vous dire, lorsque quelqu’un me questionnait sur l’histoire et que je ne savais pas quoi répondre, j’inventais quelque chose, quoi qui me passe par la tête à ce moment là, et le plus souvent, cela devenait « la version officielle » des faits. Comprenez bien qu’à ce moment là, l’objectif était alors de poser le strict minimum en terme de narration pour que nos équipes puissent élaborer les croquis préparatoires des personnages. Mais au fur et à mesure que la série et que les joueurs ont évolué, nos fans ont voulu en savoir plus sur l’univers de Tekken. C’est ce qui nous a conduit au résultat que nous avons aujourd’hui. Dans la passé, les éléments biographiques n’étaient rédigés que pour accompagner la naissance d’un nouveau personnage. Désormais, ils constituent une part importante du travail que nous accomplissons pour nos fans.
Avez-vous des techniques d’écritures pour créer des personnages dotés d’une présence physique et d’une personnalité fortes ?
La première chose qu’il faut remarquer, c’est qu’aucun des personnages de la série n’a ce que l’on peut appeler : « une vie facile ». Tous commettent des erreurs et tous portent des fardeaux psychologiques avec lesquels ils doivent vivre. Dans ce but, nous nous référons aux gekiga japonais (le gekiga est un style de manga publié dans les années 60 et 70 et dont la ligne éditoriale, sombre et dramatique, cible essentiellement les adultes, ndlr) lors de l’élaboration des croquis et de la modélisation. En d’autres termes, les personnages de Tekken représentent des visions déformées de gens que l’on peut rencontrer dans la vraie vie et cela se traduit physiquement par de profondes cicatrices, des rides, des sourcils massifs, une ossature anguleuse et ainsi de suite. C’est la psychologie qui dicte l’apparence physique. De cette manière, aucun personnage du jeu n’a l’air trop stylisé ou trop marqué par un quelconque effet de mode.
Quand vous avez travaillé sur Tekken 4, vous avez fait appel à un écrivain pour donner une tonalité plus sombre et plus réaliste à l’histoire et aux personnages, pourquoi ?
Vous en savez beaucoup sur nos jeux (rires). Evoquer ce sujet fait remonter beaucoup de souvenirs. Sur quasiment tous les points, le développement de Tekken 4 tenait de l’expérimentation car nous tentions beaucoup de choses pour la première fois. Nous avons donc consulté un écrivain pour avoir un avis extérieur et neutre qui nous permette de travailler l’histoire dans les moindres détails. Ceci dit, Tekken 4 a été le seul épisode pour lequel nous avons fait appel à un écrivain.
Rétrospectivement, Tekken 5 est beaucoup plus proche de Tekken 3 plutôt que de Tekken 4. Pourquoi avoir à nouveau changé de direction ? Peut-on dire qu’avec Tekken 5, la série a définitivement trouvé son identité ?
Du point de vue du joueur, ce constat est tout à fait légitime, mais pour nous, développeurs, qui travaillons sur la série depuis quinze ans, ce n’est pas tout à fait juste. Tekken 4 était le premier épisode de la série dans lequel les personnages se déplaçaient sur une grille en 3D depuis leur position. Avant cela, le jeu était beaucoup plus proche des jeux de combat en 2D et le joueur ne pouvait pas vraiment se déplacer dans l’espace 3D. Pour l’équipe de développement, c’était un projet très important, pas seulement vis-à-vis de l’attente des joueurs, mais surtout d’un point de vue technologique. C’était un cap vital que la série se devait de franchir et, avec le recul, je peux aujourd’hui vous dire que nous n’aurions jamais pu concevoir Tekken 5 et 6 sans l’expérience que nous avons retirée du développement du quatrième épisode. Dans cette optique, les mécanismes de game design de Tekken 5 sont donc aussi éloignés de ceux du troisième épisode que ne peuvent l’être les mécanismes d’un jeu 3D de ceux d’un jeu 2D. Personnellement, je considère Tekken 5 comme un épisode best of qui a réussi à mixer ce qu’il y a eu de meilleur dans toute la série. Une bien belle manière de célébrer le dixième anniversaire de la série.
Exceptée la partie visuelle, qu’est-ce que la puissance des consoles actuelles a pu apporter à la série Tekken ?
Plus de 90% des jeux de cette génération tournent à 30 images par seconde, mais en tant que jeu de combat, Tekken se doit de rester à 60 images par seconde. De fait, le moteur du jeu demande beaucoup de ressources pour pouvoir s’afficher correctement. En outre, cet épisode est aussi le premier à proposer un effet de blur (le blur ou flou cinétique est un effet graphique consistant à appliquer un effet de flou sur les éléments en mouvements, ndlr) totalement ajustable, impossible auparavant. C’était une de nos exigences lorsque nous avons établis dans la liste des fonctionnalités et des améliorations graphiques nécessaires, à nos yeux, pour un jeu de combat moderne digne de ce nom.
Depuis Tekken 4, les arènes n’ont jamais cessé de se complexifier, quels genres d’interaction pouvons nous espérer voir dans la série ?
L’ajout de nouvelles interactions n’est pas seulement quelque chose d’assez impressionnant visuellement, cela modifie également le déroulement d’un affrontement d’un point de vue purement stratégique. Je suis persuadé que nous continuerons à développer cet aspect lors de nos prochains jeux.
Une fois qu’un jeu de combat a établi son gameplay, il y a très peu de chance de le voir véritablement changer, se réinventer. Les grandes séries de jeu de combat comme Tekken, Virtua fighter, Dead or alive ou Street fighter (pour ne citer qu’elles) ne sont-elles pas prisonnières de leur conception d’origine ?
Dire que les jeux de combats sont « prisonniers de leur conception d’origine » c’est comme de dire que les FPS sont prisonniers du principe de « vise-et-tire » ou que les jeux de courses de celui de « conduire une voiture ». Mais je ne peux pas répondre à votre question tant que nous ne nous sommes pas accordés sur la définition de ce que doivent être les bases d’un jeu de combat. Pour autant, je peux vous dire que le concept original d’un jeu est différent du « gameplay établi » d’une série. Si vous prenez l’exemple des FPS ou des jeux de courses ; ils se sont construits progressivement, au fil des épisodes, et leur gameplay s’éloigne parfois de ce que les développeurs ont conçu au tout début de la série. J’insiste, mais vous devez aussi réaliser que la grande majorité des jeux ont construit progressivement leur gameplay au cours d’un processus impliquant plusieurs épisodes, chacun tirant les leçons des erreurs commises auparavant. Indépendamment de cela, chaque jeu a besoin de ce qu’on peut appeler une base, un noyau ou un socle autour duquel le game design est construit. En dehors des jeux de combat, on peut voir les gens utiliser l’expression « cette série s’est réinventée » uniquement parce que les graphismes sont plus jolis, que l’histoire est nouvelle ou qu’une série a subi une soi-disant révolution uniquement parce que les mécaniques de jeu ont très légèrement évolué. Je n’ai pas beaucoup de considération pour les critiques de jeu vidéo qui utilisent ce genre de notion car ils laissent leurs émotions les submerger pendant qu’ils jouent. Imaginons qu’un jeu soit « prisonnier », comme vous le prétendez, qu’il se libère et entreprenne de tout changer par rapport aux précédents titres. Vous croyez que c’est ce que la majorité des joueurs souhaitent ? Une rupture de cette ampleur est stupide ; personne n’y jouera. Mettre de côté le coeur du game design du jeu reviendrait presque à changer de genre. Ce serait comme passer du champagne à un bouillon de poulet. Le public pourrait avoir complètement changé et vous encourez le risque que votre jeu ne ressemble plus du tout un jeu de combat. Le vin peut avoir beaucoup de variétés et de goûts différent, mais on l’appelle toujours vin, n’est ce pas ? Et si un joueur s’attache à une série, alors il sera capable de saisir le changement et l’évolution qui la parcourent. Il est souvent dit que Tekken a changé le coeur de son game design à chaque itération. Tekken 3 a établi de nouveaux standards, Tekken Tag Tournament est totalement à indépendant et nous avons modifié tellement de choses dans Tekken 4 que le résultat n’est plus vraiment Tekken. Tenter d’additionner dans un jeu tout ce qu’une série comme Tekken peut comporter, c’est comme se mettre à la place d’un politicien qui essaye de résumer toutes les attentes de son peuple en une seule phrase. Ca n’a aucun sens. Qu’attendent les joueurs d’une série, n’importe laquelle – pas seulement, les jeux de combat ? Pourquoi une série de jeu portant le même nom continue de se vendre sur le long terme ? Si vous comprenez l’enjeu de ces questions, alors la réponse devient évidente.
Propos recueillis par
Tekken 6 – Xbox360 / PlayStation 3
(Namco Bandaï)