Ovationnée en Australie, Karin Mainwaring est une dramaturge qui dérange. La salle du Vieux-Colombier accueille sa deuxième pièce, Les Danseurs de la pluie, mise en scène par Muriel Mayette avec la fébrilité qui sied à une écriture dense, violente, sans concession. Si Karin Mainwaring revendique à juste titre son penchant iconoclaste, rebelle et anticonformiste, elle sait aussi nous émouvoir et triturer le langage pour en faire un objet éminemment dramatique. Rencontre.
Chronic’art : Votre univers dramatique convoque la férocité d’un Thomas Bernhard, la sensualité et la violence d’un Tennessee Williams, la dimension linguistique dont témoigne John Millington Synge dans Le Baladin du monde occidental, tout en déclinant des thèmes chers à Harold Pinter.
Karin Mainwaring : On a souvent évoqué Pinter ou Beckett à mon sujet. Peut-être avons-nous la même façon de ressentir le temps. Ma patrie, c’est le théâtre, et je l’ai abordé sous différents versants au cours de ma formation de comédienne. Petite, j’étais déjà à bonne école. Ma mère était une comédienne née. Je dois beaucoup à l’observation de ma propre famille et du couple que formaient mes parents. Tous deux m’ont inculqué le sens du théâtre, celui du rythme. Par la suite, j’ai travaillé en régie, six jours par semaine. Ca laisse peu de temps pour découvrir le théâtre australien et contemporain, au sens large. Je ne me considère donc pas comme une experte en matière de références théâtrales, mais je reste proche de l’actualité. Disons que je lis au moins le journal… Après m’être éloignée un bon moment de l’écriture, je me sens aujourd’hui prête à découvrir tout ce patrimoine d’auteurs contemporains.
Vierge de toute influence par conséquent, vous nous immergez dans une pièce à quatre personnages particulièrement dense, qui cultive la férocité, l’humour, dans un climat de tension extrême, de règlements de compte permanents. Pourquoi cette hostilité constante entre chaque personnage, sachant aussi que c’est évidemment un beau ressort dramatique ?
Il me semble que la vie elle-même ne fait guère de cadeau. J’ai cherché à rendre compte de la douleur que j’ai ressentie en voyant évoluer les adultes. Je me sens très concernée par la cruauté de la vie et des rapports humains. Peut-être sommes-nous plus privilégiés dans nos sociétés occidentales ? Traverser la vie sans catastrophe majeure est après tout assez exceptionnel, et lié à la chance plus qu’à une quelconque maîtrise des événements.
Comme ces paysages arides et souvent desséchés de cette Australie natale que vous traversez à moto ?
La nature ressemble à la vie. Elle recèle des pouvoirs et des forces incroyables. Elle est souvent imprévisible. L’homme pense à tort être en mesure de la dominer. Il se croit tout puissant. Si la nature vit sous ses pieds, elle est aussi au-dessus et tout autour de lui. C’est aussi l’un des thèmes de la pièce. Cette attente de la pluie qui peut vous couper du monde, vous priver de toute possibilité de ravitaillement et décider de votre sort.
Vous dessinez des personnages extrêmement contrastés, des figures de maîtresses femmes qu’on aurait pu déplacer en temps de guerre, et celle d’un homme plutôt lâche qui revient au bercail après 25 années d’absence.
Le personnage de Rita, particulièrement difficile à interpréter, campe une femme triste qui porte le poids d’une grande douleur. Abandonnée par son mari, elle lui est restée fidèle tout en sombrant dans l’alcoolisme pour oublier, se détruire. Abîmée par les hommes, elle est incapable d’oublier ce qu’ils lui ont fait subir. Lorsque Dan revient, découvre sa fille, tente de se rapprocher d’elle et de reprendre sa place dans la famille, il lui renvoie une image de sa propre déchéance qui la fragilise encore davantage.
Les scènes d’enfermement, de contraintes -autant d’expressions de la maltraitance exercée sur la grand-mère presque sénile- peuvent paraître choquantes, de même que ses souvenirs sexuels précis. Avez-vous le goût de la provocation ?
J’aime effectivement le vocabulaire interdit, qui me semble particulièrement riche. Contrairement à ce que l’on croit, pour avoir passé quelque temps dans un hospice à rendre visite à l’un de mes proches, je sais que la sexualité reste très présente jusqu’à un âge assez avancé de la vie. La pièce se réfère constamment à ces pulsions physiques inhérentes à la nature humaine. En revivant sa vie de couple passée, qui lui évoque sa jeunesse, la grand-mère s’achemine à grands pas vers sa propre mort. La difficulté pour les comédiens est de rendre compte concrètement de la brutalité des rapports entre les personnages.
Votre écriture souvent crue laisse place à quelques envolées lyriques et à des passages fort poétiques. Est-elle fluide ou revenez-vous à plusieurs reprises sur votre première version pour parvenir à un style aussi ramassé ?
Il me faut beaucoup de temps pour écrire une pièce. J’ai eu peur de ne jamais pouvoir finir celle-ci : pas moins de neuf versions pour ces Danseurs de la pluie. Je travaille très lentement, mais de façon très concentrée, avec un grand souci d’exactitude dans le choix des mots. J’aime cette précision du langage, cette alternance de vulgarité et de sophistication. Outre son sens de l’humour, mon père m’a transmis avec le français ce plaisir raffiné de la langue et du contrôle de l’expression. Mes origines allemandes m’ont donné de la puissance et de l’élan. Quant à la terre australienne, elle m’a fourni le cadre métaphorique de la pièce.
Rita semble elle aussi très chatouilleuse sur le chapitre du langage. Est-ce une façon pour elle de mieux maîtriser ses émotions, ou de se placer en position de supériorité vis-à-vis de son entourage ?
Les mots sont effectivement très importants pour Rita. Lorsqu’elle en manque, qu’elle est poussée au-delà des mots, elle devient violente. Ils l’aident à contrôler la situation, à s’affirmer dans ce milieu où elle vit comme un homme, dans un registre dominé par la brutalité.
L’irruption du personnage de Dan dans ce huis clos de femmes fait resurgir toute la frustration et les ressentiments de l’épouse abandonnée, tout en instaurant une nouvelle stratégie de séduction père-fille et mère-fils. Sert-il de révélateur ?
C’est un catalyseur. Je ne lui ai volontairement pas donné la même épaisseur, les mêmes fondations qu’à Rita, habituellement considérée comme le personnage principal. Il ne sent pas les choses de la même façon. Pourvu qu’il ait de la bière glacée, de quoi vivre et libérer sa sexualité ; il a moins d’exigence.
Propos recueillis par
« The Rain dancers » (Les Danseurs de la pluie) a d’abord été présenté dans sa version courte en 1990 à Sydney. Développée, puis traduite par Jean-Pierre Richard et publiée aux Editions Lansman en coédition avec la SACD, la pièce est en ce moment à l’affiche du Vieux-Colombier. Une adaptation cinématographique est en cours…