Judith Magre est sous les feux de l’actualité. Au cinéma et au théâtre. Elle nous reçoit dans son appartement situé dans un quartier mythique de la capitale, où, à quelques pas de là, vécut Gérard Philipe…
Chronic’art : Le dossier de presse du spectacle mentionne le nom de Grégory Masurovsky. S’agit-il du mari de Shirley Goldfarb ?
Judith Magre : Absolument. Il vit encore. Grégory est peintre, il fait des tableaux magnifiques. C’est un très bel homme. C’est lui qui a récolté les quatre-vingt-sept carnets de Shirley, dont il a fait un livre. On peut le trouver en ce moment à la librairie du Théâtre du Rond-Point. Caroline Loeb en a extrait de quoi construire une heure de spectacle.
Comment s’est passée cette collaboration ? A-t-il mis son grain de sel dans le spectacle ?
Pas du tout ! En fait, Caroline le connaissait et il lui a confié le livre. Pierre Loeb, son père, possède une galerie d’art très célèbre. Shirley et Grégory y allaient à chaque vernissage. On les croisait dans tous les vernissages parisiens d’ailleurs. Ils étaient vraiment fauchés et étaient devenus des pique-assiettes professionnels… Ils ne s’en cachaient pas. Mais ceci dit, avant tout, ils étaient peintres et ces soirées leur donnaient aussi l’occasion de rencontrer du monde. Après avoir confié les carnets de Shirley à Caroline, Grégory ne s’est plus occupé de l’opération. Nous avons dû revoir quelques petites choses dans le texte. Grégory est bien sûr venu très souvent à Avignon lorsque je présentais le spectacle l’été dernier. Ensuite il est venu plusieurs fois au Rond-Point. Parfois, il reste à la sortie du spectacle pour attendre certaines personnes qui ont assisté à la représentation et qu’il connaît.
Il est fier et heureux pour Shirley ?
Plutôt oui ! Et comme le spectacle marche bien, il est très content. Vous savez, Shirley a toujours voulu être reconnue, admirée. De son vivant, elle l’a très peu été ; alors là, il est particulièrement heureux que l’on parle d’elle. Par ailleurs, on présente actuellement une exposition de ses tableaux au musée de Pontoise.
C’est un personnage de théâtre cette femme ?
Oui… puisqu’on en fait un spectacle ! Mais toutes les vies peuvent être théâtrales… et puis, ça se termine toujours, soit par sa propre mort, soit par celle de ceux qui nous entourent … et ça c’est pathétique ! Quand on est jeune, la vitalité est telle qu’on ne souffre pas de la même façon de la mort de quelqu’un, même de celle d’un proche.
Ses amis, je pense à Bacon ou à Joan Mitchell, décédée il y a cinq ans, ont été célèbres de leur vivant. Pas Shirley Goldfarb. En sortant du spectacle, si l’on connaît un peu mieux sa vie, l’image de ses tableaux reste une grande inconnue…
De son vivant, elle ne parvenait pas à vendre, ou si peu. Elle parle d’un petit monochrome que Michel Butor lui a acheté. Elle dit aussi que Grégory et elle sont un petit peu connus de quelques collectionneurs. Je connais par exemple la galeriste Mado Boulakia qui possède un tableau de Shirley. Mais ce n’est évidemment pas pour elle la grande reconnaissance. Ce qui pour moi est vraiment très intéressant dans ses écrits et dans le spectacle, c’est lorsqu’elle parle de son rapport à la peinture. Quand elle dit : « L’acte de peindre est la seule déclaration importante et je me fiche que les gens se moquent de moi. Quand je suis en face d’une toile, que je la touche avec mon couteau, j’ai la vie que j’aime. C’est la seule vie que j’aime », je crois profondément que c’est en effet ce qui la touchait le plus.
L’avez-vous connue ?
Je l’ai rencontrée. Mais je ne lui ai pas parlé. Je sais seulement à quoi elle ressemblait. Sur scène, je n’ai absolument pas essayé de lui ressembler, ni physiquement ni vocalement. Je ne voulais pas savoir trop de choses sur elle, mais m’en tenir à ce qu’elle disait, à ce qu’elle avait écrit dans ces extraits de carnets. Beaucoup me disent qu’elle était insupportable, qu’elle était ceci ou cela, mais les gens l’aimaient beaucoup. Je pense à Pierre Bergé, grâce à qui elle avait pu donner une soirée de récital au théâtre de L’Athénée. Beaucoup la trouvaient arrogante et odieuse. Comme toujours, on est odieux avec les gens qui sont odieux avec nous et on est tendre et gentil avec ceux qui le sont.
En fait, je n’ai pas voulu écouter ce que certains disaient à propos de Shirley, et d’ailleurs, j’ai préféré ne pas trop en parler avec Grégory. Ce qui m’intéressait, c’est ce qu’elle disait sur elle : son rapport avec son art, son côté paumé. Quand elle est arrogante, il y a toujours de l’humour. Elle dit : « Je suis dans mon propre musée, quoi de plus satisfaisant pour un artiste qui sait qu’il est un génie ! » Elle y croit, et en même temps, elle se moque d’elle-même !
Shirley est lucide et très seule : elle en mourra. Ce n’est peut-être pas un hasard si elle a eu un cancer.
Il y a beaucoup de gens qui ont cette maladie sans être seuls pour autant. On peut éprouver un sentiment de solitude même en vivant avec quelqu’un ; car finalement elle vivait avec son Grégory qu’elle adorait et avec leur fils. Ils habitaient, dans l’extrême pauvreté, la promiscuité, dans une seule pièce sans aucun confort, tous les trois, plus les chiens et les chats. Ca ne facilite pas les rapports amoureux. C’est pour ça qu’elle s’extasie quand elle dit : « Grégory m’a fait l’amour dans l’après-midi, c’était formidable. » Peut-être que ça se passait tout le temps… peut-être pas. Ca ne me regarde pas. Je ne veux même pas le savoir ! (Elle rit)
N’était-elle pas aussi un témoin des années 70 ?
Enormément de monde passait à Saint-Germain-des-Prés. Dans les années 70-80, j’ai moi aussi beaucoup fréquenté ce quartier. J’y ai rencontré énormément de gens : Giacometti par exemple, que Shirley avait aussi rencontré. En revanche, je n’ai connu ni Warhol, ni Bacon…
Vous formez un drôle de tandem avec Caroline Loeb. Comment l’avez-vous rencontrée ?
Michel Hermon est un de mes grands amis. C’est lui qui me l’a présentée un soir lorsque je suis allée voir son spectacle que mettait en scène Caroline. On s’est très bien entendues et c’est comme ça qu’elle m’a choisie pour interpréter Shirley. Elle m’a apporté ces carnets que je ne connaissais pas. En fait, je dois avouer que je ne connaissais pas non plus cette fameuse chanson : C’est la ouate ! Je ne l’avais jamais entendue. Caroline était sidérée ! Avant tout, je connaissais Caroline comme metteur en scène. L’hiver dernier je suis allée l’entendre dans son tour de chant à l’Espace Kiron. Elle n’interprétait pas C’est la ouate. Je viens de l’écouter pour la première fois il y a deux jours, parce que Caroline s’est enfin décidée à me donner le CD. Très sympa !
Dans ses carnets, Shirley parle énormément de la célébrité. C’est très troublant. Vous ne pensez pas qu’elle s’est trompée de vie ?
Il y a certaines personnes qui sont très sûres et déterminées dans leurs choix, qui savent toujours ce qu’elles veulent faire. Shirley a étudié le chant. Elle chantait des tas de chansons en yiddish des nuits entières (avec une voix magnifique). Elle dit aussi avoir voulu être comédienne. Ensuite, on lui a enseigné la peinture, elle a même été modèle. Lorsqu’elle est arrivée à Paris, la peinture l’a happée. Tout ça, elle le raconte. Elle dit aussi : « Mais pourquoi je ne peins pas tous les jours huit heures pas jour. Je manque de discipline ! » Elle avait besoin d’être vue, d’être remarquée. Elle était dépendante de cela autant que de l’acte de création lui-même. Les instants les plus forts pour elle étaient ceux où elle se retrouvait face à une toile.
C’est quoi pour vous la célébrité ?
Je n’en sais rien. Ca doit être bien. Je crois qu’on ne peut parler des choses que lorsqu’on les connaît… Pour être célèbre, il faut vraiment être une super star du cinéma, du showbiz ou de la politique. Et encore…
Vous n’êtes pas célèbre !?
Non. Il y a un certain nombre de gens qui vont au théâtre, qui me voient et m’aiment bien, mais je ne peux pas appeler ça la célébrité. Ceci dit, si l’on est un peu connu, par moments, c’est très agréable pour des raisons bassement pratiques et matérielles. Par exemple, on va au restaurant, les gens vous reconnaissent, alors on a plus facilement une table. Il m’est arrivé d’en profiter, pour passer en premier sur une liste d’attente, par exemple,c’est pratique ! Quand les gens vous aiment bien et qu’ils vous témoignent leur affection, même quelquefois d’une manière maladroite, c’est très agréable.
De quelle marque sont les vêtements que vous portez aujourd’hui ?
Je n’en sais absolument rien ! J’enlève toujours les étiquettes parce qu’elles me grattent et que c’est tout à fait désagréable. Ce pull c’est Pôles peut-être, ou alors Plein Sud… Ce pantalon est très très vieux. C’est un Sonia Rykiel. Mes vieilles chaussures viennent de chez Walter Steiger, qui avait sa boutique à côté d’ici. Pendant un temps, j’achetais toutes mes chaussures chez lui et puis il a déménagé boulevard Saint-Germain et c’est impossible de se garer devant le magasin, c’est très emmerdant ! (Elle rit)
Je vous pose cette question, car le spectacle s’ouvre sur Shirley qui fait la liste de ce qu’elle porte et mentionne toutes les marques. C’est très enfantin, et en même temps on a l’impression que ce sont des trophées de guerre.
Absolument ! Quand on est très pauvre, le moindre truc qu’on s’offre est extraordinaire. Lorsqu’elle parle de son cachemire Yves Saint-Laurent, on sent que c’est formidable. C’est vrai qu’un cachemire de Saint-Laurent, c’est magnifique ! (Elle rit)
Quand le spectacle est terminé à qui pensez-vous en saluant ? A Shirley ?
Jamais. Je ne pense jamais à elle. Je dis des choses qu’elle a écrites et que je m’approprie complètement. Je n’ai jamais son image devant moi.
A part jouer, quelles sont vos autres activités ?
JE NE FAIS RIEN ! Je ne sais rien faire ! J’ai un piano, je sais les notes car j’ai fait du solfège lorsque j’étais enfant. Je pianote, quoi ! Je peux juste déchiffrer une partition si j’ai à chanter dans une pièce, c’est tout. Par contre, j’ai des amis qui viennent jouer ici et je trouve ça très agréable.
Propos recueillis par
Judith Magre est actuellement à l’affiche du film de Didier Martiny, Le Pique-nique de Lulu Kreuz, d’après un scénario de Yasmina Réza. Elle est également sur la scène du Théâtre du Rond-Point dans Shirley (jusqu’à fin mars).
Le musée de Pontoise expose des toiles de Shirley Goldfarb