Avant une carrière solo émaillée de lives epoustouflants de drôlerie, Jonatahn Richman, Harpo Marx de la pop, était le leader des Modern Lovers, groupe également mésestimé et pourtant fondateur du punk new-yorkais et de la new-wave qui lui succéda. Petit rappel des faits.
Boston, début des 70’s, l’indigence culturelle des années Nixon bat son plein. Là, comme ailleurs, les radios diffusent indéfiniment du rock désormais FM décliné sous ses formes hard ou progressive, qui ont pris le pas sur l’exubérante créativité musicale héritée des années 60. Quelques artistes singuliers continuent toutefois de publier des chefs d’œuvre dans l’indifférence généralisée, de Tom Rapp à Tim Buckley, en passant par Apaloosa ou Bruce Palmer. Laminée par la logique commerciale, l’originalité musicale ne voit alors le jour qu’à travers l’émergence de scènes locales aux identités fortes. Développées quoique fragmentées, ces différentes scènes offrent une expression musicale dénuée de toute forme d’allégeance au succès. Ainsi, le Massachusetts n’échappe pas à la règle, Boston et ses banlieues universitaires offrant des ressources, culturelles et structurelles, favorables à l’apparition d’une scène rock durable.
A la fin des années 60, c’est au Boston Tea, mythique club du centre ville, que le Velvet Underground donne le plus grand nombre de concerts, avant de se dissoudre dans la moiteur du Max Kansas City new-yorkais. Que ce soit à Boston ou à New York, un lycéen ne manquait aucun des concerts du groupe : Jonathan Richman, qui déménagea à Manhattan afin de suivre les ultimes démêlés musicaux de ses héros de velours. On dira ainsi qu’il a assisté à plus de concerts que le groupe n’en a jamais donné. De retour dans son faubourg de Boston, il quitte ensuite le lycée et monte un groupe avec ses voisins et amis, une tradition déjà fort avancée dans le comportement culturel de la suburbia américaine, depuis l’explosion du rock garage du milieu des années 60. Baptisés The Modern Lovers par romantisme désabusé, la formation, sous sa première mouture, circa 1970, comprend Jonathan Richman, 19 ans, cheveux courts (en opposition avec l’utopisme hippie alors en vogue) et idées longues, au chant et à la guitare, John Felice (futur Real Kids) à la guitare, David Robinson à la batterie et Rolfe Anderson à la basse. Ce dernier sera remplacé par Ernie Brooks six mois plus tard alors que Jerry Harrison fait son apparition aux claviers. Le line-up restera inchangé jusqu’à la dissolution du groupe en 1974.
Dès ses premières performances dans les clubs locaux, le groupe se distingue par son originalité, sur la forme et sur le fond, ne souffrant guère la comparaison avec ses contemporains comme Aerosmith que l’on retrouve au sein du même circuit local.
Leur seul nom propulse les Modern Lovers à des années lumières dans les cieux du Nouveau-Monde. A l’expressionnisme primaire et confus des débuts succède rapidement une singularité musicale rare, aux paroles formidables et aux performances scéniques mémorables, alors que les autres groupes s’embourbent dans le rock lourd tendance FM, en une mauvaise imitation d’un genre alors dominant. Les thèmes abordés sont eux aussi en inadéquation totale avec l’époque : dénonciation des hippies, de leurs idéaux et de la consommation de drogues en tout genre, croisade contre la solitude collective et le mal-vivre des dortoirs universitaires, déni des amours faciles et légères, passion pour la peinture européenne, la conduite nocturne et les radios AM. Jonathan et les siens commencent à attirer l’attention, de manière restreinte certes, mais passionnée. Par pur exotisme dirait-on aujourd’hui. Des maisons de disque s’intéressent alors au groupe. C’est John Cale, avec qui Jonathan était resté en contact depuis la dissolution du Velvet, qui produit les premières sessions d’enregistrement du groupe, pour le compte de Warner Bros.
Pour des raisons aussi diverses qu’obscures, le disque ne sortit pas à cette époque, personne ne prenant le pari d’anticiper sur la naissance du punk, cinq ans avant tout le monde. Sans le vouloir mais en sachant parfaitement donner toute sa valeur à chaque mot et à chaque note, moyens limités pour une tension illimitée, le groupe précipite l’avènement de la new wave, du punk et de la fin des 70’s, dès 1971. Jack Nitzsche, fameux producteur, ne s’y était pas trompé, quand, à l’écoute des premières bandes du groupe, il avait déclaré que « ce serait le disque définitif des années 70 ». En effet, même si les « sessions John Cale », corpus du premier et unique album du groupe, ne sortirent qu’en 1976 sur Beserkley, les cinq années écoulées ne firent qu’attiser leur éclat. De Roadrunner à Pablo Picasso et son orgue hypnotique, en passant par Hospital, écrite en réponse au concept de la princesse juive et probablement la plus grande chanson d’amour de tous les temps (« I’ll Take The Subway To Your Suburbs Sometimes » est l’une des plus belles allitérations de la langue anglaise) sur laquelle Jonathan raconte qu’il fréquente les pâtisseries toute la journée, en raison d’un manque de douceur dans sa vie, ou Old & Dignified à l’optimisme extra-lucide, cet album reste l’un des chefs-d’oeuvre de la musique populaire américaine du XXe siècle.
En 1972, Iggy Pop a remplacé Lou Reed dans le panthéon musical de Jonathan. Cela s’entend aisément à l’écoute de I wanna sleep in your arms ou d’ Astral plane, versions enregistrées cette même année dans la cave aménagée en studio de Dinky Dawson. Produites par Kim Fowley, autre perdant magnifique de l’industrie du disque américaine, ces sessions sont tout aussi historiques que celles de John Cale l’année précédente. Venu de Los Angeles camper un mois durant dans le salon des parents de David Robinson, Kim Fowley ne cessait de répéter à des Modern Lovers transcendés, « pensez aux disques Sun, pensez à l’histoire ! ». Que ce soit en Californie ou sur la Côte Est, aucune compagnie de disques n’était prête à entrer dans l’histoire. Ces nouvelles chansons parlent du monde moderne (« I’m in love with the modern worl ») et de ses tumultes. Les sessions Kim Fowley restent séminales que ce soit à l’écoute du son cru et sans concession de Walk up the street, déclinant et décrivant sur un mode uptempo les nuits froides et solitaires du campus d’Harvard où Jonathan n’a pourtant jamais étudié. Don’t let the youth go to waste, est une remarquable exhortation à ce que la jeunesse ne court pas à sa perte, que l’on retrouve également sur Dance With Me, une chanson à la pureté sibylline (« Your face is your sex when your smile »). Incapables de comprendre l’importance des Modern Lovers en 1971, 1972 ou 1973, les labels de l’époque ont incontestablement contribué à l’implosion musicale du groupe, la magie originelle de la formation se dissolvant dans les brumes automnales de la Nouvelle-Angleterre en 1973.
Les sessions Kim Fowley ne verront le jour qu’en 1981 tandis que certains morceaux en public comme Live at the Longbranch Saloon, enregistré à Berkeley en 1972, seront réédités au cours des années suivante. Quintessence du génie du groupe, ces morceaux live saisissent le groupe à son sommet. On y entend Jonathan et ses amoureux modernes pleurer, prêcher, rire, reprendre le Velvet Underground et Question Mark & The Mysterians, charmer les filles de la Côte Ouest, danser et redonner vie au romantisme désuet de leurs années de jeunesse.
Après 1973, Jonathan se mit au rock’n’roll acoustique en reprenant le nom Modern Lovers, puis poursuivit une carrière solo inaltérable, Jerry joua du clavier chez les Talking Heads, David de la batterie avec The Cars, Ernie accompagnant Elliott Murphy.
The Modern Lovers nous parlent aujourd’hui plus que jamais, nous ayant ému à l’infini. I’m straight en dit par exemple plus long sur l’état des relations amoureuses à la charnière des 60 ‘s et 70’s que n’importe quelle étude sérieuse sur le sujet. Séduit pour l’éternité, quel digne passé pour la jeunesse !
Lire la chronique de Her Mystery not of high heels and eye shadows
Dans l’excellent webmag US Salon, retrouvez des articles sur Jonathan Richman et une hilarante interview de Jojo dans une cabine téléphonique.
A écouter :
1976 The Modern Lovers – The Modern Lovers – Beserkley
1981 The Modern Lovers – Original Modern Lovers – Bomp !
1994 The Modern Lovers – Precise Modern Lovers – Rounder
1998 The Modern Lovers – Live At The Longbranch and More – Last Call