Jet ear party recèle de longues plages de « blues progressif ». Kane y roule et déroule inlassablement des boucles entêtantes, expurgeant le genre de toutes ses accidents pour n’en garder que l’essentiel : le riff ciselé, exemplaire, répété ad infinitum. Une quête initiée lors de ses années passées à jouer avec les plus grands du courant minimaliste new-yorkais, mais surtout, la quête ultime du genre duquel il est issu et aux sources duquel il puise son inspiration, le blues.
Musique minimaliste et musiques populaires ont toujours été étroitement liées, les secondes colorant de leurs vocabulaires les principes austères de la première. C’est ainsi aux sources du jazz que puisent Terry Riley et Philip Glass, et de celles du rock que Rhys Chatham et Glenn Branca tirent l’inspiration de leurs monumentales symphonies pour guitares électriques (cf. An angel moves too fast to see (1989) pour le premier, Hallucination city (2001) pour le second). Jonathan Kane, lui, revisite depuis 2005 et son premier opus, February, l’histoire du blues. Et quoi de plus logique, finalement ? « Le blues est une forme d’art intrinsèquement minimaliste, rappelle-t-il. John Lee Hooker ne quitte souvent pas l’accord de premier degré ! ».
Enfant du blues (le premier groupe qu’il forme avec son frère Anthony ouvre pour les plus grands du genre au début des années 70), Jonathan Kane commence à fréquenter la scène expérimentale new-yorkaise au début des années 80, participant à la création des Swans de Michael Gira, et conférant au groupe le groove rampant qui deviendra sa marque de fabrique. À l’affût de toutes les rencontres musicales, Jonathan Kane enchaîne les collaborations, s’illustrant notamment avec des acteurs majeurs du courant minimaliste new-yorkais : Rhys Chatham d’abord, qui le choisit pour asseoir la rythmique explosive de ses symphonies pour guitares électriques ; La Monte Young ensuite, qui en fait le batteur attitré de son Forever Bad Blues Band, dans les années 90.
Cette lente maturation musicale, entre la chaleur intemporelle du vieux Sud et les caves enfumées du downtown new-yorkais des années 80, arrive à son terme en 2005, quand Jeff Hunt, tête du label expé Table of the Elements, offre l’occasion à ses artistes d’interpréter, en vue d’une compilation, une œuvre contemporaine de leur choix. La compilation ne sortira jamais, mais l’interprétation de Kane, celle du Guitar trio (1977) de Chatham à la sauce blues, sera pour lui le point de départ d’une nouvelle carrière, celle de compositeur. Creusant la veine d’un « blues minimaliste » aux riffs tranchants, à la basse obstinée et au groove implacable, Jonathan Kane amasse peu à peu les pépites qui formeront son premier album, February (2005). Avec Jet ear party, tout juste sorti chez Radium (Table of the Elements), il poursuit sa quête inlassable du riff exemplaire. Explications.
Chronic’art : D’où sort le titre de ton nouvel album, Jet ear party ?
Jonathan Kane : De la traduction BabelFish d’une chronique hollandaise de mon disque February… l’expression « parties de guitares » est devenue « jet ear partie » !
Tu as débuté ta carrière de musicien avec le Kane Brothers Blues Band, groupe que tu as formé avec ton frère Anthony, et qui a ouvert pour les plus grands du genre dans les années 70. Qu’as-tu appris du blues ?
Que l’émotion et l’intensité étaient primordiales, mais que le groove avait la priorité sur tout le reste. Aussi, que si tu ne dégoulinais pas de sueur après avoir fini de jouer, c’est que tu n’avais pas fait grand chose !
Ta carrière a véritablement décollé quand tu es arrivé à New York, et que tu as formé les Swans avec Michael Gira. C’est ainsi que t’ont approché des compositeurs minimalistes comme Rhys Chatham ou La Monte Young. Qu’as-tu appris en jouant avec eux ?
Que l’évolution du son était nécessaire à l’évolution de la musique. Cela m’a autant frappé que le fait que Muddy Waters, Howlin’ Wolf et Little Walter électrifient leur blues en se branchant sur des amplis dans les années 50. Aussi, que la répétition et la quête d’un état de transe n’étaient pas si différents que de chercher à faire danser les gens. J’essaie de faire les deux.
Quand t’es venue l’idée de mélanger les principes de ces deux traditions musicales ? Qu’est-ce qui t’a poussé dans cette direction ?
J’expérimente avec des hybrides du blues depuis plus de 25 ans, mais travailler avec La Monte Young et Rhys Chatham m’a certainement guidé vers les paysages sonores que j’explore actuellement avec ma musique.
Comment décrirais-tu l’évolution de ta musique depuis ton premier album, February ?
J’essaie de distiller les sonorités d’un groove obstiné, implacable, tout en étendant les principes de la musique de transe et du sérialisme.
Quand et comment as-tu composé Jet ear party ? Que voulais-tu accomplir avec cet album ?
J’ai commencé à écrire certaines de ces chansons lors de la tournée que nous avons faite pour soutenir la sortie de February, en 2005. Le reste, depuis. Je voulais pousser plus avant les sonorités de February, tout en y introduisant de nouveaux éléments. Je voulais aussi que ma batterie soit plus explosive que sur mes autres disques.
Comment l’as-tu enregistré ?
Sur un ordinateur portable, dans mon studio de Long Island City et dans le Nord de l’État de New York, à Bovina. Mon producteur, Igor Cubrilovic, a quelques micros russes assez extraordinaires, qui donnent l’impression que les enregistrements que tu fais sur ton portable ont été faits au Radio City Music Hall !
Il y a sur cet album un tas de collaborations : l’harmonica de ton frère Anthony, la cornemuse de David Watson, les voix de Lisa Burns et de Peg Simone… Pourquoi cela ? Peux-tu m’en dire un peu plus sur ces collaborations, et ce qu’elles apportent à ta musique ?
L’harmonica et la cornemuse sont deux de mes instruments préférés. Ils sont capables de me mettre dans des états émotifs limites. Mon frère, Anthony Kane, et David Watson, respectivement à l’harmonica et à la cornemuse, sont les meilleurs instrumentistes que l’on puisse trouver à New York. C’était un vrai plaisir de les faire jouer dans ce contexte musical, et de me rendre compte que cela sonnait encore mieux que ce que j’avais imaginé ! Lisa Burns et Peg Simone, elles, chantent un duo sur la chanson Up in flames, écrite par Lisa et Holly Anderson. Cette chanson est une chanson d’amour mystérieuse et éthérée, une balade soul harmonique, si tu préfères. Je n’aurais pas pu imaginer une meilleure façon d’introduire des parties vocales dans ma musique.
Sur tous tes albums, tu rends hommage à l’un ou l’autre de tes héros musicaux. Sur February, c’était Richie Havens, avec une version maison de Motherless child, puis ç’a été Mississippi Fred McDowell, avec I looked at the sun, qui reste l’une de mes pièces préférées. Cette fois, c’est Sly Stone, avec une version complètement déjantée de Thank you (falletinme be mice elf agin). Pourquoi celle-là ?
Eh bien, d’abord, parce que j’adore la chanson ! C’est avec cette chanson que Larry Graham a inventé la basse slappée typique du funk… et c’est une des raisons pour lesquelles ma version n’a aucune basse pendant les quatre premières minutes… Je veux dire, qui pourrait concurrencer Larry Graham ? Ensuite, parce qu’elle est en mi, et que c’est ma tonalité préférée, même si j’ai dû m’accorder en mi bémol, pour faciliter la tâche à la cornemuse… Enfin, parce qu’il était possible d’en faire une pièce « drone » avec un bon vieux groove de derrière les fagots, mais qui a tout de même une mélodie accrocheuse et sacrément bluesy.
Sur tes albums, tu enregistres quasiment tous les instruments toi-même. Qui est February live ?
Jon Crider, Peg Simone et David Bicknell à la guitare, Adam Wills à la basse, et moi à la batterie.
Qu’apportent ces musiciens à ta musique ? À quoi ressemble un concert de February ?
Mon groupe est incroyable. Mes musiciens suivent mes instructions à la perfection, mais ils ont chacun un style et une approche singuliers, qui apportent quelque chose de différent au son. Lors de nos concerts, les gens crient et nous interpellent, ce que j’adore. Mais ce que j’aime vraiment, c’est quand les gens dansent. Ça arrive finalement assez souvent, et quand c’est le cas, on joue encore mieux !
Où devrait-on écouter ta musique ? Dans la campagne majestueuse de l’Etat de New York, ou bien dans les rues frénétiques de la ville ?
Dans une voiture, lors d’un long voyage, c’est le meilleur endroit, mais n’importe lequel fera l’affaire si c’est joué au volume maximum !
Aujourd’hui, tu joues toujours de la batterie, mais tu es aussi un guitariste et un compositeur accompli. Comment t’identifies-tu ? Comme un batteur, comme un guitariste, comme un compositeur ?
Comme tout cela, et aussi comme bassiste. Pour mettre des priorités, je dirais que je suis un batteur et un compositeur qui joue, écrit et arrange à la guitare. Pour être honnête, en ce moment, je joue bien plus de guitare que je ne joue de batterie !
Que devient le Kane Brothers Blues Band ? Jouez-vous toujours ensemble, de temps en temps ?
Ça fait un moment que nous n’avons pas joué ensemble, mais nous aurons sans doute l’occasion de le faire dans quelques temps. Le Kane Brothers Blues Band est toujours prêt si quelque chose d’intéressant se présente !
As-tu d’autres projets musicaux en cours ? Que devient ce nouvel enregistrement des Kropotkins, autre groupe de « blues alternatif » auquel tu participes ?
Je travaille à un duo avec Peg Simone ; nous jouons tous deux de la guitare, et elle chante. Nous venons de terminer une piste de vingt minutes qui apparaîtra sur son nouvel album. Je crois que Dave Soldier n’est pas loin d’avoir terminé le mixage du nouveau disque des Kropotkins… Les Kropotkins, c’est son bébé, comme February est le mien.
Ecoutes-tu toujours beaucoup de blues, de jazz ou de funk aujourd’hui ? As-tu entendu récemment quelque chose d’intéressant que tu pourrais conseiller ?
J’écoute beaucoup de ces genres. Surtout les classiques, dont je ne me lasse absolument jamais. Mais il y a pas mal de nouveaux artistes intéressants dans le coin, et pas nécessairement dans ces styles de musique… J’aime beaucoup Megafaun, Collections of Colonies of Bees, Agathe Max, New Randy, Tinarawen, pour en nommer quelques-uns.
Quand reviens-tu en Europe ?
On prévoit de tourner à l’automne 2009 ou à l’hiver 2010, pour soutenir Jet ear party.
Propos recueillis par
Lire notre chronique de Jet ear party