Le Grand Action propose depuis le 20 janvier à Paris, une rétrospective Jim Jarmusch en sept long-métrages. L’occasion de revenir sur le réalisateur et sa filmo, des origines à Dead Man…
Les origines
Les premiers pas cinématographiques de Jim Jarmusch nous ramènent aux temps préhistoriques du cinéma indépendant américain. Le tâcheron Reagan allait bientôt devenir président, Roger Corman finissait de former ses émules, le Festival Sundance du beau Robert en était à ses balbutiements, la notion d’indépendant (maverick) n’était pas encore l’élément principal d’une stratégie marketing développée en vue de conquérir le marché européen, les génériques précisant « a film by » se comptaient sur les doigts de la main, Warhol et Morrissey se perdaient dans leurs dernières tentatives de cinéma underground, Michael Cimino coulait Universal avec ses visions pionnières, Terence Malick avait déjà pris sa retraite, Martin Scorcese déprimait, John Cassavetes continuait à se battre dans le plus grand silence, tandis que Wim Wenders allait bientôt tourner plusieurs versions d’Hammett pour son ami Francis qui pensait alors qu’il allait devenir roi.
A cet époque, Jarmusch est étudiant en cinéma au Harpur College de l’Université de New-York à Binghamton. Il est l’élève de Nicholas Ray dont il va devenir l’assistant de production sur Nick’s Movie. Pendant le tournage, il rencontre bien évidemment Wim Wenders qui est le co-réalisateur du film, mais aussi Robby Müller qui sera le futur chef-opérateur d’un grand nombre de ses films.
La filiation
Dès sa gestation, la cinématographie de Jarmusch va se placer sous le double parrainage de Ray et de Wenders. Chez le premier, il va reprendre le thème de la fêlure, mais dans son Amérique des années quatre-vingt, celle-ci sera pacifiée et désincarnée : simplement une mise-sur-la-touche qui conduit à la déambulation et au vagabondage (on est bien loin des personnage de Farley Granger dans They Live by Night ou de Robert Taylor dans Party Girl) ; la magie est absente puisque le monde n’est plus susceptible de créer des enchantements, les personnages ne rêvent pas d’un monde meilleur, celui-ci ne peut pas exister.
Chez le second, il sera fortement influencé par le travail du noir et blanc dans Alice dans les Villes, par ses road-movies en général, et plus particulièrement par la distanciation hautaine d’Au fil du Temps comme par son traitement quelque peu démagogique de la musique.
Jarmusch va totalement se retrouver dans les questionnements et les errances wendersiens qui sont plus de nature esthétiques qu’éthiques ; il mettra alors plus de quinze ans avant de rejoindre à nouveau Ray grâce à son dernier film de fiction : Dead Man. De la déambulation à la quête, presque vingt ans de cinéma…
Permanent Vacation (1980)
Ce film de fin d’étude en couleurs -marqué par la disparition de la figure tutélaire de Ray, décédé la veille du premier jour de tournage- raconte la dérive désabusée d’un jeune vagabond de seize ans, dénommé Parker comme par hasard (ou pourquoi pas Monk, Davis, ou encore Mingus ?) dans le Manhattan de l’époque. Déjà, dans ce premier film, ce que l’on appellera plus tard la Jarmush’s touch est présente : second degré, humour de potache, brillance formelle un peu vaine, minimalisme hautain. Le film, malgré ses fautes d’orthographe -somme toute assez plaisantes- sonne bien, mais il porte déjà en lui les stigmates qui feront plus tard le charme et la limite du cinéma de Jarmusch ; la désinvolture affichée cède souvent le pas à la paresse. Le vagabondage de son personnage n’a pas d’objectif sinon un éventuel départ pour l’Europe, qui fait plus figure de référence obligée aux cinématographies aimées de Jarmusch qu’à un réel désir de changement.
Dans une séquence, le héros entre dans un cinéma qui projette The Savage Innocents de Nicholas Ray : ce n’est pas un simple hommage post-mortem, mais plutôt l’affirmation d’une filiation et d’un héritage difficiles à assumer. Le choix du film n’est pas innocent : une commande de la Paramount que Ray accepta avant de sombrer définitivement avec 55 days at Peking, une œuvre loupée avec quelques éclairs de génie -comme un vrai premier film- où la grâce du metteur en scène n’intervient qu’occasionnellement.
C’est aussi pendant le tournage de Permanent Vacation que Jarmusch va rencontrer John Lurie du groupe Free-Jazz The Lounge Lizards, à qui il va demander de signer la musique originale. Cette collaboration va se poursuivre dans les prochains films, tant sur la plan musical que sur le plan scénique, Lurie devenant un de ses interprètes masculins préférés. Le film, passé totalement inaperçu outre-atlantique, aura un petit succès d’estime dans quelques salles et festivals européens.
Stranger than Paradise (1984)
C’est en 1984, lors du Festival de Cannes, que le grand public va réellement entendre parler de Jim Jarmusch avec Stranger than Paradise qui obtient la Caméra d’Or (à ce propos, le jury était très divisé : une partie souhaitant récompenser Boy meets Girl de Leos Carax, l’autre le Jarmush). L’histoire est simple : deux glandeurs, Willie (John Lurie) et Eddie (Jim Edson) accueillent aux États-Unis la cousine hongroise -Eva- (Esther Balint) du premier. Elle vient juste de quitter sa Hongrie natale, elle déprime pas mal, comme eux d’ailleurs… Ils en tombent plus ou moins amoureux, ne savent pas trop quoi faire d’elle, tentent de l’amuser, loupent leur coup et grâce à un heureux hasard, décident de partir tous ensemble en voiture pour la Floride, annoncée comme un nouvel Eden -terre promise inavouée : le road-movie peut commencer ; le désenchantement règne. À l’arrivée, la Floride sera glaciale et rien de nouveau n’adviendra… Ah si, comme dans Permanent Vacation ou Parker partait en Europe, Willie décidera finalement de s’envoler pour la Hongrie…
Le film marque tout d’abord par son traitement de l’image. Il est photographié en noir et blanc, mais à l’inverse des précieux européens de l’époque (Ruiz, Carax, etc.) qui privilégient une image très travaillée, voire esthétisante, Robby Müller (le chef opérateur) va choisir la brutalité des contrastes, la densité des gris et l’aveuglement du blanc ; ce maniérisme glacé -désincarné paraît plus juste- se pose en réponse à la préciosité baroque (clipesque) de l’époque. Le résultat est saisissant : les séquences apparaissent comme des applats non colorisés et mobiles où seules la géométrie et les mouvements des corps comptent. Jarmusch ne filme pas les Etats-Unis mais simplement des paysages mentaux ; l’effet de distanciation est immédiat. Cette distance est accentuée par l’utilisation de longs noirs entre les plans, de fondus, et d’interminables travellings latéraux contemplatifs qui rythment le film comme une respiration, lui permettant d’évoluer de façon singulière, au gré des déplacements de ses personnages, comme en poésie quand on casse une ligne ou une strophe : nous sommes bien encore dans la déambulation. Celle-ci ne mène toujours à rien, mais elle sert quand même à faire un film qui est un succès en Europe. Jarmush devient la coqueluche indépendante du moment. En compagnie d’Amos Poe, de Sara Driver (sa productrice et compagne) et de Susan Seidelman, il est désormais le porte étendard branché d’un hypothétique cinéma underground américain.
Down by Law (1986)
L’arrivée du film en Europe fait figure d’évènement. Il est dédié à Pascale Ogier (Les nuits de la pleine lune d’Éric Rohmer), comédienne française, fille de Bulle Ogier, et décédée à la suite d’une overdose. Il a été tourné dans des conditions tout à fait correctes et bénéficie, à sa sortie (à Cannes comme en salles), d’une couverture médiatique fort soutenue. Soit l’histoire de trois lascars aux trajectoires diverses -John Lurie, Tom Waits et Roberto Benigni- que tout sépare, et qui se retrouvent pour des raisons différentes, ensemble en prison, dans la même cellule de 6m2. Entre les deux laconiques (Waits et Lurie, parfaits en héros pince-sans-rire) et le trublion meurtrier (Benigni, assez joliment génial pour sa véritable première apparition au cinéma), il y a un gouffre (l’océan atlantique plus précisément), mais le courant finit par passer. Ils décident de s’évader, et comme par enchantement (ou plutôt par un raccord des plus simples) : ils s’évadent. Ils ne seront pas rattrapés, traverseront les bayous, trouveront un refuge momentané dans une auberge italienne dans laquelle Benigni rencontrera l’âme sœur (la scène de la danse est splendide), et finalement, se sépareront : retour à la case départ, rien n’a bougé et tout peut recommencer à zéro ; nous avons simplement déambulé, c’est-à-dire passer d’un point à un autre sans faire grand chose.
Down by Law démarre comme Stranger than Paradise : travellings latéraux, personnages décalés et hautains, scènes improbables, choix du noir et blanc (ici plus brillant, plus léché) etc. Deux choses ont changé, d’une part la musique, c’est maintenant Waits qui officie et non plus Lurie (on y gagne en légèreté…), d’autre part le rire : celui-ci n’est plus pensé comme un hocquettement nerveux ou un pincement des lèvres, mais bien au contraire, est envisagé comme moteur principal de la fiction, et seul trait d’union possible entre les différents personnages. Down by Law est le film le plus drôle de Jarmush. Cela tient bien évidemment à la présence de Benigni, mais surtout à la qualité de la construction des situations comiques. Jarmusch pose ici les derniers jalons de son burlesque contemplatif, et s’en sert à merveilles. De Waits, regardant – ahuri – ses chaussures dans la rue à la comptine « I scream, you scream, we all scream for an ice-cream » chantée (hurlée ?) dans la cellule, ça fait mouche. Les trouvailles sont essentiellement scénaristiques, et la plupart du temps, hors du récit filmé : hors-champ comme hors-diégèse. Le romanesque est simplifié à l’extrême tandis que les personnages gagnent en profondeur ; la brillance formelle a remplacé l’authenticité maladroite -mais profonde- des films précédents : on s’amuse beaucoup plus, mais au final, on est moins touché. Jarmusch s’approche ici de Wenders et quitte peu à peu Ray : l’emballage a pris le pas sur les propositions ; qu’importe les questions (on préfère la contemplation allumée et vagabonde à la réelle dérive) puisque tout peut se résoudre avec l’aide d’un joli faux-raccord et d’une musique mythique.
Le film, bien entendu, sera un succès en Europe où Jarmusch est désormais une star cinéphilique. Aux États-Unis, la situation ne change pas…
Mystery train (1989) et Night on Earth (1992)
Autant le dire tout de suite, ces deux films en couleurs se ressemblent, et ils sont ratés. Pour le premier, il s’agit de parler d’une journée dans un hôtel de Menphis à travers les destins ou le quotidien de plusieurs personnages, pour le second, c’est la même chose, mais dans des taxis, et dans différents points du monde (New-York, Helsinski, Paris, Rome etc.) avec une pléiade de stars (Gena Rowlands, Wyona Ryder, Béatrice Dalle, etc.). Mystery Train finit de marquer l’attachement de Jarmush à la musique américaine et s’attaque sagement aux amoureux du mythe Presley : Menphis ville du King, présences physiques de Screamin’Jay Hawkins (sa musique illustrait les travellings de Stranger than Paradise) et de Joe Strummer des défunts Clash. Night on earth amuse (ou plutôt ennuie sérieusement) la galerie avec son casting hétéroclite et international qui n’est qu’un mauvais prétexte pour rameuter tous les potes, relations ou idylles : Waits, Benigni, Kaurismaki et consorts (à la même époque, Wenders s’embarque dans la réalisation de Until the end of the World, qui est une sorte de grand frère de Night on Earth, le chic, le toc, et les nouvelles technologies en plus…).
Se souvenant sûrement des cours de cinéma de Nicholas Ray qui expliquaient que chaque scène d’un film doit être indépendante et travaillée en faisant abstraction de ce qui la précède ou de ce qui la suit -une suite de bonnes scènes conduisant invariablement à une bonne histoire, Jarmusch fait un contresens et réalise deux mauvais films à sketches, clos sur eux-mêmes et tournant en rond : on ne vagabonde même plus, on fait du sur-place, on glande en attendant des jours meilleurs qu’on s’efforce de ne surtout pas définir. Désormais nous sommes au Club-Méditerranée des intentions cinématographiques d’un réalisateur qui n’a plus rien à dire. Mystery Train et Night on Earth sont censés se reposer formellement sur l’idée d’actions simultanées, et jouer en permanence sur l’intelligence du spectateur, sa faculté à repérer l’ordre des séquences, leur déroulement dans le temps, leur possible interprétation, mais ça tourne en rond, puisque celui-ci est pris pour le dindon de la farce, et finalement pour un con. Jarmush ne propose plus qu’un voyage organisé (bien sécurisé) de seconde classe dans une Amérique mythique et mitée, ou dans un monde fermé, bercé par des plaisanteries hésitantes qui ne font plus rire personne, et quelques morceaux de musique (il faut bien faire une bande originale…). Le vagabond s’est transformé en clochard qui ne bouge plus de son repaire, se contentant de faire la manche à l’aide de vieilles histoires qui constituent son seul et unique fond de commerce. On ne peut que constater amèrement l’excellente qualité de l’image (Robby Müller comme d’habitude, Prix de la Commission Technique à Cannes pour Mystery Train), et la virtuosité du montage (Jay Rabinowitz) : en vain, on n’y croit plus, la désincarnation est maintenant totale.
Les deux films seront logiquement des échecs tant en Europe qu’aux États-Unis. Jarmusch traverse une période où il se sent tari et épuisé, réalise quelques courts-métrages avec ses amis (Benigni, Lurie encore…) puis décide finalement de passer à toute autre chose.
Dead Man (1996)
Ça commence bien comme un film de Jarmusch, avec un travelling latéral qui filme un paysage sauvage en noir et blanc comme dans Down by law ou Stranger than Paradise, mais déjà ça change un peu puisque le travelling a un contrechamp, le visage d’un jeune homme, William Blake (tiens, tiens…), interprété par Johnny Depp. La musique aussi a changé, c’est désormais Neil Young qui s’y colle, et c’est meilleur que d’habitude. Le jeune homme voyage, figure obligée, mais cette fois-ci, il va quelque part. Où ? À l’ouest, vers la frontière sauvage, vers un espace mythique qui n’est pas sans rappeler le paradis perdu cher à Nicholas Ray. Pourquoi ? On ne sait pas trop : il doit sûrement chercher quelque chose, lui-même sans doute… Très vite, il se retrouve blessé, atteint d’une balle dès les premières minutes du film, et il va lentement agoniser durant tout son déroulement (d’où le titre). Pendant son agonie, il avance encore, et rencontre un certain nombre de personnes (Lance Henriksen – le méchant de l’histoire, Gabriel Byrne, Robert Mitchum, John Hurt, Iggy Pop) qui pour la plupart, lui veulent du mal et lui tirent dessus, et un indien, Nobody (Gary Farmer), qui lui, lui veut plutôt du bien. Dans la dernière partie du film – la plus belle, il va placer le corps mourant de Blake dans une barque décorée comme un monument funéraire. La barque va dériver. Du fleuve, elle passera à l’océan pour nous offrir des plans éblouissants où Blake accède à un autre niveau de l’existence, tandis que Jarmush devient réellement cinéaste.
Ce sont ces plans qui manquaient à l’œuvre de Jarmusch, pour que celle-ci cesse d’être simplement une esthétisation sympathique de la déambulation, et devienne, grâce à un mode d’expression inspiré et serein, un poème sur une dérive qui se transforme en quête mystique. Construit linéairement mais s’effilochant au fur et à mesure de la perte de conscience de Blake, le film s’approche du rêve pour devenir une sorte de vision somnambule et hallucinatoire, toujours entre deux états, que ceux-ci soient géographiques, mentaux ou physiques (la vie et la mort). La syntaxe habituelle de Jarmush, déclinée et rebattue dans tous ses précédents films (fondus au noir, travellings contemplatifs, etc.), est ici totalement revisitée, et réinvestie dans un onirisme nouveau qui ne fait que montrer -sans maniérisme- la mort en marche -au travail. Le film fonctionne comme une autopsie, et en ouvrant le vieux cadavre du western (donc de l’Amérique et de ses mythes), Jarmusch tombe sur les restes en décomposition de son propre cinéma. Tant mieux, il les exhume, laisse ce qu’il fallait abandonner et garde ce qu’il n’aurait jamais dû perdre. La boucle est maintenant bouclée, en vingt ans de cinéma, Jarmusch s’est enfin dégagé des figures encombrantes de sa jeunesse ; il peut maintenant commencer à filmer.