Avec Charité, Frédéric-Yves Jeannet signe sans doute le livre le plus écrit de cette rentrée. Langue singulière, construction complexe, portraits étonnants de notre époque. Il a accepté de s’expliquer sur son travail et son exil volontaire.
Chronic’art : Dans Charité, on est frappé par la manière dont vous parlez du xxe siècle. Pourquoi avez-vous eu envie d’embrasser ainsi un siècle qui se termine à peine et dont personne aujourd’hui ne se sent encore très éloigné ? Vous en sentez-vous particulièrement détaché ?
Frédéric-Yves Jeannet : J’ai essayé de mettre entre ce siècle et nous une certaine distance, car celle-ci permet en général de voir les choses plus clairement. Il s’agit, par rapport à l’histoire que nous vivons, d’éviter la myopie. Cette distance est parfois ironique, lorsqu’il s’agit d’événements ridicules comme l’affaire Monica Lewinsky. Si je mentionne parfois dans le même mouvement des faits historiques importants et des événements ou personnages minuscules (Mao, Martina Hingis, Pol Pot et Leonardo di Caprio), ce n’est pas, comme on me l’a reproché, pour poser une équivalence entre eux, mais d’une part pour me moquer de l’information à scandale qui mélange tout, d’autre part pour que cela soit emporté dans le grand flux du temps qui charrie tout sans distinction. Sans être détaché de ce siècle auquel j’appartiens forcément, puisque j’y ai vécu l’essentiel de ma vie, j’ai souhaité, en me projetant quelque peu dans l’avenir, en situant les événements récents dans un passé indéterminé, quoique encore assez proche, exorciser le désastre et les atrocités qui ont marqué le xxe siècle : l’Holocauste, la bombe atomique, les différents génocides. Notre tâche, à laquelle ce livre voudrait participer, consiste à éviter à tout prix que ce désastre historique, ces altérations du cours de l’Histoire ne se prolongent ou reproduisent dans le siècle où nous entrons.
Pour le dire simplement, Cyclone, votre premier roman, a pour sujet la figure du père, et Charité, la figure de la mère. Du fait de cette sorte d’équivalence, on est assez tenté de les rapprocher l’un de l’autre. Pourtant, le père, dans Cyclone, en se suicidant, a quitté son fils, alors que la mère, dans Charité, est quittée par son fils. Pourriez-vous nous parler de ce qui, pour vous, différencie le plus fortement Charité de Cyclone ?
Tout d’abord, Cyclone n’est pas un roman, ni mon premier livre. Je n’ai jamais écrit de romans. Aucune mention de genre ne figure sous les titres de mes livres. Ce n’est pas non plus de l’autobiographie directe, littérale. Depuis le premier, publié en 1985 (1), ce sont tous des textes hybrides, composites : ni roman ni essai, ni autobiographie ni poème. Ils comportent sans doute certains aspects de l’un ou l’autre genre, mais toujours accompagnés d’un brouillage et d’une transgression des limites établies. J’ai cherché à traverser de multiples frontières en écrivant. J’ai évité la troisième personne, si caractéristique du roman classique, mais celle que j’utilise le plus souvent, la première du singulier, n’implique pourtant pas une équivalence absolue entre auteur et narrateur. Comme disait Proust, c’est un autre moi qui a écrit ça. Au demeurant, on sait depuis Rimbaud que « Je est un autre« .
Des rapports complexes et douloureux unissent et séparent le narrateur et son fils aîné absent, d’une part, son père mort d’autre part, et enfin la figure double de cette mère qui apparaît surtout dans le volume publié aujourd’hui. Les lieux et personnages récurrents font de chaque livre le prolongement du précédent. La différence réside dans la structure temporelle, spatiale, historique, qui change de l’un à l’autre. Ici une structure musicale ternaire, celle de l’oratorio de Händel, articule le texte, distribué selon une temporalité particulière : le déroulement de trois journées (du vendredi soir au lundi matin), au cours d’un voyage au Japon, qui correspondent aux trois parties du Messie de Händel (prophéties, passion et résurrection), et à l’alternance de deux jours et trois nuits dans le texte sur Motherwell. Cela répond en outre à la tripartition même du mythe d’Œdipe qui oriente les rapports des personnages. La triple distribution temporelle se superpose à une évocation du passé du narrateur inverse à l’ordre chronologique, en remontant du présent de la dernière version du texte (1999) vers l’enfance et le passé le plus ancien, avec une accélération exponentielle à mesure que ce passé devient plus flou.
Dans Charité, on trouve, juxtaposés, des passages écrits il y a plus de vingt ans et d’autres qui font référence à l’été 1999, mais aussi à des textes que vous avez déjà publiés une première fois, comme cet article sur Motherwell, comme si vous cherchiez délibérément à rendre hétérogènes les éléments qui constituent votre livre. Pourtant, vous semblez avoir assuré à Charité une structure très solide en l’adossant au développement rigoureux de deux œuvres musicales. Ce rapport d’une structure difficile à percevoir en surface, mais sensible en profondeur, fait penser au travail des « Nouveaux Romanciers ». Pouvez-vous nous décrire la façon dont vous avez travaillé à ce livre ? Comment, à votre table, vous assemblez ces morceaux qui pendant longtemps ont résisté les uns aux autres ?
J’accumule depuis très longtemps, depuis mon adolescence, des matériaux fragmentaires (lettres, documents, brouillons et notes éparses), qui par leur nature même sont sans doute hétérogènes. Cette matière me sert de point de départ. Les circonstances et sollicitations m’ont amené à publier bon nombre de ces textes dans des revues et journaux, comme préfaces à des catalogues, etc. De 1975 à nos jours, j’ai ainsi publié çà et là au moins la moitié du matériau de mes livres. Mais il s’agissait de rassembler tout cela pour en faire autre chose qui donnerait un sens à ma « vie écrite ». Tout mon travail depuis des années consiste donc à assembler, ordonner et faire jouer entre eux comme les pièces d’un puzzle, ou plutôt d’un casse-tête en trois dimensions, ces éléments divers, dans des structures complexes qui prennent la forme de mosaïques ou de patchworks où rien n’est le produit du hasard. Une fois ces matériaux recopiés, organisés, j’écris plusieurs versions du texte entier. La lecture du Nouveau Roman a certes occupé dans ma formation une place essentielle et très visible : Simon, Sarraute, Ollier, Pinget, Duras… et j’entretiens depuis vingt-cinq ans un dialogue avec Michel Butor, qui constitue la trame du livre De la distance, publié il y a dix ans et réédité par le Castor Astral en même temps que paraît celui-ci. Ce livre ancien peut d’ailleurs servir d’explication et de commentaire sur ma méthode. Mais les écrivains du Nouveau Roman m’ont aussi ouvert la porte aux textes plus anciens dont ils s’étaient nourris : Montaigne, Flaubert, Balzac, Joyce, Faulkner, Woolf, etc.
Depuis l’âge de seize ans vous vivez, exilé volontaire, loin de la France. Cet exil marque profondément votre écriture. Aujourd’hui, pourtant, vos livres paraissent en France, sont lus par des lecteurs et des critiques français ; vous voilà ramené sur cette terre que vous aviez fuie. La distance que vous avez cherchée à prendre se trouve-t-elle remise en question ?
Je mettrais plutôt l’accent sur l’apport qu’a constitué pour moi cet exil, l’expérience irremplaçable qu’il m’a offerte, sur les plans linguistique, littéraire, culturel, social, etc. J’ai en effet quitté la France en 1975, à seize ans, et adopté la nationalité mexicaine quelques années plus tard. J’ai trouvé ailleurs une forme de l’exil qui me convenait, un exil par rapport à la langue qui m’a permis, tout en vivant et en écrivant dans d’autres langues (l’espagnol et l’anglais), de réaffirmer mon appartenance et mon attachement à la langue maternelle en l’étudiant de près dans les textes classiques, en traduisant plusieurs auteurs français en espagnol, etc. L’exil a été très utile à cet égard, il m’a apporté cette distance qui permet d’observer plus attentivement la langue : c’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles le français que j’utilise peut paraître singulier. Ce n’est pas le français habituel, écrit ou parlé, tel qu’on le trouve dans les romans actuels, mais un peu comme une langue ancienne qui puise sa morphologie et ses sources ailleurs. Je n’appartiens donc à proprement parler ni à la littérature mexicaine ni entièrement à la française, même si je me suis nourri de ces deux traditions, ainsi que de l’anglo-saxonne. J’ai le sentiment de me situer dans une sorte de langue exilée, et dans le prolongement d’entreprises plus anciennes qui n’entretiennent qu’un rapport très lointain avec la littérature française contemporaine. Que mes livres paraissent en France ou ailleurs ne modifie pas ce rapport à la langue, et ne remet pas en cause la vie que j’ai choisie, cet éloignement définitif. Je suis en paix avec la France, et profite mieux de loin, en y allant rarement, de ce qu’elle peut m’offrir.
Charité, c’est assez frappant, entre en résonance avec beaucoup de livres publiés récemment en France. Comme de nombreux écrivains français (Georges Perec, Serge Doubrowsky, Hélène Cixous ou plus récemment Christine Angot) vous cherchez à transformer la matière la plus intime de votre vie en littérature et, en le faisant, vous vous éloignez du récit et de la narration. Votre livre a-t-il vocation de manifeste dans cette France dont on dit, aux Etats-Unis, qu’il ne s’y publie plus rien? Considérez-vous plutôt Charité comme une offensive ou comme un dialogue avec la littérature française actuelle ?
Ce que j’écris n’est ni une offensive, ni un manifeste. Je n’ai rien à combattre, il n’y a pas de conflit, je me situe ailleurs. Peut-être qu’une sorte de dialogue s’instaure en effet, à distance -mais si c’est le cas, c’est à mon insu- avec la littérature contemporaine, encore que je connaisse assez mal tout ce qui est postérieur au Nouveau Roman. Parmi les écrivains mentionnés, l’œuvre d’Hélène Cixous me paraît essentielle, j’aime beaucoup Perec, mais n’ai pas lu Doubrowsky. Je ne connais pas assez l’oeuvre de Christine Angot pour en parler, mais j’éprouve de l’estime pour elle et quelques autres qui prennent leur vie comme matériau pour écrire. Cela ne me semble pourtant pas un phénomène nouveau : la littérature s’est toujours nourrie de l’expérience individuelle. Et ce n’est pas dans les anecdotes de la vie personnelle que réside l’intérêt d’un texte, mais dans la transformation à laquelle cette vie est soumise pour devenir littérature. Ici encore, j’éprouve une grande difficulté à me situer par rapport à cette problématique, qu’il s’agisse de l’autofiction ou de l’autobiographie, car j’écris dans l’isolement le plus complet, dans un éloignement tant géographique que mental, poursuivant avec difficulté la même entreprise obstinée, toujours à deux doigts d’y renoncer et au bord du silence.
Propos recueillis (par mail) par
Lire la chronique de Charité et de Cyclone.
(1) Si loin de nulle part, Edition du Lieu (A. C. A. L. P. A.)