Jacques Rozier, c’est un peu le Robinson Crusoé de la Nouvelle Vague : doux rêveur en butte aux flibustiers de tous poils, survivant miraculé, construisant à un rythme de tortue une œuvre libre et buissonnière, braquée vers l’océan. A l’heure où sort un somptueux coffret DVD, rencontre avec un cinéaste précieux, héritier de Renoir et Lubitsch, définitivement hors système.
La première fois que l’on a assisté à un film de Jacques Rozier, les sièges occupés par Mathieu Amalric et Laetitia Casta ont craqué sur nos genoux, pour des raisons encore à ce jour inexpliquées. La deuxième fois que l’on a assisté à un film de Jacques Rozier, le débat prévu à l’issu de la séance a tourné à la pagaille, suite à l’esclandre impromptue d’une des collaboratrices du cinéaste. La troisième fois que l’on a assisté à un film de Jacques Rozier, l’un des cinq DVD promotionnels du coffret publié ces jours-ci affichait ce message sibyllin : « DVD souillé, lecture impossible » (la souillure en question, rassurez-vous, a depuis été corrigée). Tout ça pour dire qu’au moment de rencontrer l’auteur de Maine-Océan, fringuant octogénaire, on s’attendait à l’inattendu, et l’on faisait bien. Entretien maintes fois décalé, balancé entre Paris et Marseille, rendez-vous dans un hôtel des Tuileries à la façade défoncée par les marteau-piqueurs, entrée par une porte dérobée, présentations cordiales, pour finalement dialoguer deux heures durant, à peine dérangés par les allées et venues d’un service insistant (« Voici votre carpaccio, monsieur… – Nous ne déjeunons pas, merci »). L’écrit ne rendra qu’imparfaitement la cadence singulière des phrases de Jacques Rozier, digressions riches en anecdotes savoureuses, timbre d’une infinie douceur, tout en litotes, antiphrases et autres bifurcations (« c’était un homme je ne dirais pas vaniteux, mais… », « je ne dirais pas par esprit de vengeance, mais pour rattraper pour le coup… »). On lui a promis de taire le sortilège, corse et tragique, qui enchante les derniers plans d’Adieu Philippine (« la magie, mieux vaut ne pas en parler »), mais voici un flacon du reste, livré avec cette intuition : rares sont les cinéastes ressemblant autant à leurs propres films.
Chronic’art : Jacques, ce n’est nullement un reproche, mais il semble que les difficultés vous collent à la peau. Cela déteint jusque dans vos films, où les personnages ne cessent d’affronter embûches, complications, itinéraires bis…
Jacques Rozier : Ce n’est jamais simple. Alors je me dis : c’est peut-être mon destin. On pourrait psychanalyser, et dire que je cherche ces difficultés. Mais non, c’est toujours étranger. Cela a commencé dès mon premier film, Adieu Philippine, avec le producteur Georges de Beauregard, que j’avais rencontré par l’intermédiaire de Jean-Luc Godard, aux prémices de la Nouvelle Vague. Georges de Beauregard disait partout : « Je me suis trompé, je n’aurais pas dû produire ce film ». Malgré cela, le film a été sélectionné à la première édition de la Semaine de la critique, à Cannes, où il a reçu un prix. En réaction, Georges de Beauregard, très surpris, n’a pas arrêté de me tailler un costard dans la presse. Un costard qui m’a suivi, tout le temps : j’ai acquis une légende de cinéaste difficile et ingouvernable. C’est vrai partiellement, mais pas complètement.
En quoi est-il plus difficile de faire un film aujourd’hui qu’à vos débuts ?
En ce temps-là, il y avait encore un soupçon d’indépendance chez les producteurs. Le cahier des charges, c’était : faire le film à l’intérieur d’un budget déterminé. On n’était pas contraint d’obtenir l’aval des instances de production et de distribution sur la moindre idée de casting. C’était quand même la liberté. Après, si on regarde les noms initiaux de la Nouvelle Vague, ils sont trois : François Truffaut, Claude Chabrol, Jean-Luc Godard. Truffaut a épousé la fille d’un distributeur. Chabrol n’a pas fait carrière tout de suite, il a compris qu’il fallait s’inscrire dans le système, donc il a tourné quarante, cinquante films… Jean-Luc Godard est pour moi le plus « Nouvelle Vague » de la Nouvelle Vague, un mouvement qui naît, et peut-être meurt, avec A bout de souffle. C’est le film révélation, révolution. De mon côté, suite à mes déboires avec Georges de Beauregard, j’ai vite compris qu’il fallait que je m’occupe moi-même de la production. C’est trop pour un seul homme, ce qui explique le temps écoulé entre mes différents films. J’ai rencontré peu de vrais producteurs, c’est-à-dire des producteurs qui avaient vraiment envie de m’aider. Il y a eu Paulo Branco, sans qui Maine-Océan n’aurait pas vu le jour ; et il y a eu Humbert Balsan, qui était un peu de la même famille – une race d’homme un peu fêlée, mais qui prenait des risques. Ils ont été remplacés par des besogneux, des trouillards. Faire un film tel que je l’entends, de manière indépendante, aujourd’hui, c’est une utopie, et je crois que l’utopie précède l’impossibilité absolue. Si l’on est un tant soit peu réaliste, on sait très bien qu’on ne peut plus travailler comme ça.
Le thème de l’utopie irrigue votre cinéma. Vos films content toujours l’histoire de communautés de fortune parvenant, de manière plus ou moins précaire, à trouver la concorde, l’harmonie, malgré les obstacles sociaux, géographiques, linguistiques ou amoureux…
C’est vrai, je suis dans cette utopie. J’aime bien que ça ne soit pas définitivement tragique. Je ne fais pas des films désespérés, je ne fais pas non plus des films « la vie est belle », comme dans les publicités. Les gens aiment bien ça, je crois, quand ça finit par baigner dans une certaine euphorie, précaire peut-être. Quelqu’un a écrit que mes personnages sont toujours dans des situations d’échec, ce qui est juste : il y a toujours chez eux l’envie de faire quelque chose, et puis ça ne marche pas, et on retombe dans le fossé de la vie courante. Alors on se dit qu’il y a un thème qui revient de film en film. Mais je ne le cherche pas.
Vos longs métrages sont, chacun à leur manière, des road-trips, des fugues de la ville vers l’océan, comme si la mer symbolisait cette harmonie tant recherchée…
Effectivement. C’est très personnel. Il y a la formule de Baudelaire : « Homme libre, toujours tu chériras la mer ». Je le sens profondément. J’aime bien tourner en extérieur, dans des lieux aérés. J’ai toujours eu envie de tourner dans des endroits géologiquement rudes, des endroits rocailleux, complètement déserts… Mais ça, je n’ai pas pu le faire. Adieu Philippine se passe en grande partie en Corse, Du côté d’Orouët sur la côte vendéenne, Les Naufragés de l’île de la Tortue en Guadeloupe et en Dominique, Maine-Océan sur l’Ile d’Yeu… A ce propos, je trouve qu’il y a une erreur de construction dans Fifi Martingale, qui n’est jamais vraiment sorti en salles suite aux difficultés financières du distributeur de l’époque, et que je vais essayer de ressortir prochainement. Le film se passe trop longtemps dans un lieu clos, dans un théâtre. Il y a une fuite à un moment, mais elle arrive trop tard. Du coup, je vais encore resserrer au montage.
Fifi Martingale est le dernier film de Jean Lefebvre. Vos choix d’acteurs sont très hétéroclites : des icônes populaires, comme Bernard Ménez, Jacques Villeret ou Pierre Richard, côtoient des musiciens brésiliens, des marins poitevins, des amateurs… Tous sont captés à des sommets de naturel. Quelle est votre méthode ?
Prenons Jean Lefebvre, qui était un sacré comédien, d’une drôlerie irrésistible. Comme il avait une expérience fabuleuse du théâtre de boulevard, dès qu’il sentait que ça accrochait, il multipliait par dix. Au cinéma, quand on grossit le trait, cela devient vite insupportable. Plusieurs fois pendant le tournage, je prenais Jean à part, et je lui faisais remarquer que ce n’était pas forcément la peine d’en remettre une couche.
Pensez-vous que vos films vous ressemblent ?
J’ai horreur des films autobiographiques. Il y a ce mot de Blaise Pascal : « Le moi est haïssable ». Je ne veux jamais faire d’autobiographie. Après, on rentre toujours, d’une manière ou d’une autre, dans le scénario que l’on écrit… Par exemple, dans Fifi Martingale, il y a l’histoire du directeur de la compagnie théâtrale qui ne peut pas payer ses interprètes. Il va jouer au casino pour pouvoir les rémunérer : ça, c’est Paulo Branco et ses combines obscures ! Ça lui est arrivé vraiment. J’ai transformé ça en comédie.
« On a toujours dans un film une transposition au premier ou au deuxième degré de ce qui se passe pendant le tournage », écrit Jacques Rivette. On a le sentiment, de même, que vos films sont des documentaires sur leurs conditions de production…
C’est toujours drôle mes tournages, je ne sais pas à quoi ressemblent les autres, mais les miens, on dirait des comédies de Woody Allen. Les choses ne marchent pas tout à fait comme on les avait prévues, mais la manière dont elles marchent est encore plus intéressante, alors on la récupère dans le scénario. Je ne crois pas qu’il y ait de Dieu « hasard » ; je crois qu’il y a des choses qui sont données, qu’il faut savoir voir à temps. J’aime faire la synthèse entre deux tendances antagonistes : d’une part, travailler avec un texte très précis, de l’autre, garder la porte ouverte à l’improvisation. Sur ce point, je n’ai rien inventé. Il y a une référence glorieuse, et bien antérieure, c’est La Règle du jeu. Renoir, paraît-il, oubliait le scénario quand il tournait, mais en fait, il retombait dedans. J’ai découvert ses films les moins vus, comme Toni ou Une Partie de campagne, lors de mes études de cinéma à l’IDHEC. En sortant de l’école, j’ai réussi à me faire admettre comme stagiaire à la production de French Cancan, le film par lequel Renoir opérait son retour en France. Je ne le connaissais pas encore, mais Jacques Rivette était également stagiaire sur ce film.
Quel est votre film favori de Renoir ?
Une Partie de campagne. Extraordinairement, ce film, le plus « Renoir » de Renoir, s’est fait en dehors de lui, presque à son insu. Il a quitté le tournage en 1936, et a complètement laissé tomber le projet. Il y a même eu quelques bagarres, des disputes avec Sylvia Bataille… Le film a été monté dix ans plus tard, en 1946, sous l’insistance du producteur Pierre Braunberger, de Jacques Becker et de Marguerite Renoir. Face au premier montage, tous ont trouvé le film moyen, inachevé. Ils l’ont donné à Joseph Kosma, qui est parvenu à résoudre ce problème musicalement, à travers sa seule partition. J’ai un problème similaire sur Fifi Martingale. C’est une séquence qui fonctionne très bien, mais qui ralentit le temps d’exposition. Je vais intégrer une musique de soutien, jouée par des amis qui vont un peu improviser. Je veux être derrière eux et leur dire à un moment : « C’est ça ».
Il y a une mécanique très forte à l’œuvre dans les scénarios de Renoir, que l’on retrouve, comme en écho, dans les vôtres…
Lorsque j’étais môme, je n’étais pas fasciné par les films, mais par les appareils, les projecteurs, les caméras. Mon père était inventeur. Il a trouvé des dispositifs très compliqués dans une technique très pointue : la mécanique de précision. Il s’occupait des machines comptables qui traitaient les positions de banque, avant l’ère de l’informatique. La complication mécanique, c’est arriver à voir clair dans des choses qui ne le sont pas. Je peux ressentir cette influence dans mes scénarios : j’aime bien clarifier des histoires qui pourraient être emberlificotées. Très peu de journalistes ont réussi à résumer Maine-Océan : « Et tout se petit monde va se retrouver sur l’Île d’Yeu… ». Mai>s comment s’y retrouve-t-il ? Moi je réponds : c’est une mécanique à la Feydeau. On ne peut pas raconter La Puce à l’oreille, il faut le voir, par ailleurs dans de bonnes conditions, parce que souvent, il y a un contresens : au lieu d’accentuer le côté réaliste, on accentue le côté mécanique. Il y a une magnifique adaptation de Feydeau par Renoir, avec Michel Simon : On purge bébé. C’est à hurler de rire ! On est ici dans le réalisme transposé, pas dans la mécanique. On ne peut pas jouer Feydeau à toute vitesse, comme si c’étaient des pantins. C’est le même contresens que les metteurs en scène font, ou ont fait, avec Marivaux. Cela a été éclairé par Chéreau. Il a montré que Marivaux, ce n’était pas forcément des comédies avec des petits marquis enrubannés, cela pouvait aussi être tragique. Pour revenir à mes scénarios, c’est vrai que j’aime bien les précisions d’horlogerie, sous réserve que les gens rentrent complètement dedans. Si ça reste obscur, à ce moment là, c’est raté. Fifi Martingale n’est pas raté, mais c’est assez emberlificoté, il y a une mécanique infernale. Je vais encore simplifier.
Fifi Martingale cite de manière assez explicite Ernst Lubitsch. La comédie américaine des années 1930 figure-t-elle parmi vos influences ?
Bien sûr. Frank Capra, Howard Hawks, Ernst Lubitsch… Des comédies remarquables, complètement en prise avec la réalité, au travers de la fiction. Cela existait aussi dans le cinéma français, autrefois. Le cinéma français d’aujourd’hui est trop axé sur les histoires de difficulté conjugale, de chronologie personnelle. Je ne trouve pas que ces films soient en phase avec la réalité sociale, malgré les efforts pour aller dans ce sens. Peut-être n’en vois-je pas assez… Entre les murs de Laurent Cantet a l’air remarquable, mais en même temps, je ne suis pas pressé d’aller le voir, parce que quelque chose de trop documentaire, cela me fait fuir aussi. J’ai envie qu’il y ait une ouverture vers une espèce d’ailleurs, d’imaginaire. Ce qui plaît dans Adieu Philippine, c’est le mélange de documentaire et de fiction, parfois assez délicat à orchestrer. Pour aborder la question de la guerre d’Algérie, par exemple, il fallait procéder par allusions, et éviter d’utiliser le mot Algérie, du fait de la censure. C’était une manière de suivre Beaumarchais : pour dire des choses violentes, prendre le ton de la comédie.
En 1962, Eric Rohmer, rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, choisit un extrait d’Adieu Philippine en couverture du numéro spécial « Nouvelle Vague » de la revue. Le film y est décrit comme le « parangon » du mouvement. Il y a pourtant quelque chose de solaire, de nomade, de tendrement populaire dans vos films qui cadre assez mal avec le parisianisme insolent de la bande des Cahiers…
Je suis d’accord avec vous. Je ne tiens absolument pas à avoir l’étiquette « Nouvelle Vague ». C’est une folie, ça n’existe pas, cela a à peine existé, ou alors à la manière d’une notion mathématique : il y a un premier cercle, et un deuxième cercle, un peu différent du premier… J’étais avant tout lié à Godard. Mes parents se partageaient entre Paris et Cannes. Une année, j’ai dit à Jean-Luc : « Je peux te loger si tu veux venir à Cannes pour le festival ». Il m’a répondu : « Non ! Qu’est-ce que c’est que cette manifestation, on dirait un comice agricole, chaque année les gens se retrouvent, ils ont vieilli d’un cran, donc j’y vais pas ». Quinze jours plus tard, il m’appelle, débarque à Cannes et file au Prisunic s’acheter une brosse à dent, une lettre de Jean Seberg à la main, avec la ferme intention de réaliser le premier long métrage important de Jean-Paul Belmondo. Ce sera A bout de souffle…
Quels sont vos différents projets cinématographiques à venir ?
Je pense sortir Nono Nénesse dans un prochain DVD, un film inachevé, mais dont je peux montrer trois quarts d’heure. La relation entre les comédiens sur le tournage, notamment entre Jacques Villeret et Maurice Risch, s’est trouvée transposée dans le film suivant, Les Naufragés de l’île de la Tortue. Outre Fifi Martingale, il faut aussi que je m’occupe du Perroquet Bleu, une fiction sur l’état de la production européenne. J’en ai déjà tourné la moitié, avec notamment Pedro Armendáriz Jr., qui jouait le rôle du manager mexicain dans Maine-Océan. Mais le film est en panne, à cause d’une entourloupe d’un copain producteur. Ça traîne aussi parce que, pour des raisons financières, j’ai dû déménager dans le Midi. Là, je voulais travailler via Internet, mais j’ai mis quatre mois pour obtenir une connexion, une histoire de fou ; Orange, attendez c’est la pagaille, j’ai envoyé des lettres recommandées, « la ligne n’est pas construite », « il faut une ligne analogique », « le dossier est bloqué au service commercial »… Et puis d’un seul coup, ça se débloque. Encore une histoire simple.
Propos recueillis par
Coffret Jacques Rozier
5 DVDs : Adieu Philippine, Du côté d’Orouët, Les Naufragés de l’île de la Tortue, Maine-Océan + trois courts métrages et des bonus
(Potemkine / agnès b.)