Eté 2007 pourri, décidément : le 28 juillet, Isidore Isou est décédé à son domicile parisien, rue Saint-André-des-Arts, à 82 ans. Il y a trois ans, le peintre Roberto Altmann, ancien membre du groupe lettriste, nous avait livré ses souvenirs. Petit retour en arrière.
Isou ? Génie pour certains, inconnu pour d’autres, il a fondé le mouvement lettriste qui, en son temps, a fait frémir Paris. Avec lui, c’est tout un pan de la création d’après-guerre qui s’éteint. Les lettristes ? Un groupe profus, pluridisciplinaire, ténébreux, généreux en actes et en pensées, radical, agressif, voire un poil déjanté, allégrement pompé depuis et, parfois, fidèlement investi suivi par des disciples solitaire,s parfois encore actifs pour certains d’entre eux. Une avant-garde qui, dès 1949, voulait faire se soulever la jeunesse par l’effet d’un Traité d’économie nucléaire (titre de l’un des premiers livres d’Isou), qui a sans pitié fait la nique à Tzara et donné quelques beaux films (le fameux Traité de Bave et d’Eternité) avant de se structurer, d’éclater comme un groupe de rock pour aussitôt se resserrer, toujours autour d’Isou. Bref, un courant, un système, une « morale originale » qui n’a pas hésité à se comparer à la Renaissance ou au Romantisme, désireuse de créer des formes d’art inédites et de soutenir coûte que coûte l’idée de « novation ».
On sait que le lettrisme, après la période glorieuse, a par la suite perdu un peu de sa fraîcheur. Il n’en a pas moins continué de susciter l’intérêt, comme en témoignait voici quelques mois une profusion d’événements et de rééditions autour d’Isou et du mouvement (profusion dont Chronic’art s’était fait l’écho) : une exposition, à Saint Etienne, des oeuvres de la première vague lettriste (Dufrêne, Wolman, Lemaître, Spacagna) et de la seconde vague (Satié, Sabatier, Poyet, Caron, Altmann) et, surtout, la parution d’un pavé de 1300 pages d’Isou, La Créatique ou la Novatique, bilan d’une vie de novateur, de » créateur de créateurs « , concentré de souvenirs et d’égarements (« J’ai donné à de faux camarades la capacité d’avoir l’immortalité et les conditions de vie d’un Georges Braque ou d’un Fernand Léger, écrit Isou, mais ils m’ont accablé en retour d’ennuis financiers »), de méthodes de novation, de dépassement de l’individu au service d’une recherche du bonheur, d’un paradis, d’une immortalité à atteindre par le biais de la création. Un ultime livre en guise de testament, de fondement du système de création permanent inventé par Isou, et d’encouragement des camarades à continuer dans le bon sens.
Innover, donc, toujours innover. Quitte à le faire dans un quasi anonymat. Le peintre Roberto Altmann en a fait les frais. Ex-lettriste, il a disparu de la circulation après s’être coupé du groupe. Originaire de la Havane, il part s’installer au Liechtenstein. Mais on ne se refait pas : il y intègre une frange lettriste locale, fonde avec Spacagna la revue O (une lettre qui le fascine), dont les volumes se vendent aujourd’hui 250 ® l’exemplaire sur le marché de l’occasion, puis le groupe « Apeîros » et « l’apèriodique utopique » (sic) qui va avec. Bien qu’ayant beaucoup exposé, il reste un peintre de l’ombre, qui enrobe ses toiles d’étranges linceuls et bandelettes comme pour les dérober à la vue. Modeste ? Plus que cela : selon ses amis, il est l’humilité faite homme. En 2004, on avait retrouvé sa trace. Une interview restée lettre morte à l’époque, que nous exhumons aujourd’hui de nos archives en guise d’hommage à Isou.
Chronic’art : Quand avez-vous rencontré Isidore Isou ?
Roberto Altmann : En 1962, il est tombé sur une de mes aquarelles exposées à Paris. Il y a perçu un penchant, une proximité avec le lettrisme, un courant mûr à l’époque, et divisé. Depuis quelques années, leurs actions collectives en étaient au point mort. Isou était isolé, opposé à l’Internationale lettriste fondée par Debord, Wolmann et Brau (laquelle était d’ailleurs elle-même plombée par l’absence de ce dernier, parti en Indochine).
Vous connaissiez déjà le mouvement lettriste avant de l’intégrer ?
J’ai découvert la peinture lettriste à une exposition de la galerie Weller. C’était laid, peu inspiré ; même les toiles de Spacagna n’étaient pas à mon goût. Lorsque Isou a voulu m’intégrer, en 1962, j’ai hésité et n’ai accepté qu’à une condition : pouvoir apporter à travers ma peinture du sang neuf au mouvement. On est devenu amis, et j’ai concocté avec lui de chouettes scandales dans divers lieux. Je me suis efforcé de peindre en renouvelant sans cesse, avec d’autres lettristes comme Spacagna, mon approche du support et de la création. Mais comment agir et créer comme autodidacte lorsqu’on évolue dans un groupe aussi cerné par la théorie ? Le problème s’est très vite posé…
Comment l’avez-vous réglé ?
En passant à l’action. Isou et Maurice Lemaître ne s’accordaient déjà plus à l’époque. Les réunions au café tournaient systématiquement à la scène d’injures. Autour, personne ne bougeait. Alors Spacagna et moi, on a pris les devants, on a écarté Lemaître et on a essayé d’exprimer une autre voix lettriste, qui a tout de suite enthousiasmé Isou. On s’est aussi investi dans la bibliophilie pour créer des structures de diffusion ses textes (que j’étais le seul à pouvoir vraiment corriger) et de nos créations. D’autres lettristes comme Roland Sabatier ont ensuite repris le flambeau.
Le peintre Spacagna est-il longtemps resté dans l’aventure ?
Non : en 1967, il quitte le navire, taille son chemin et me laisse seul avec les revues qu’on avait créées. J’étais débordé de travail. Il était moins impliqué que moi dans l’animation, l’organisation collective. Ce départ a signé la fin de notre amitié.
Et en 1968, le soulèvement de la jeunesse théorisé par Isou prend forme…
L’année ne fut pas si joyeuse que vous pouvez le croire. Sur approbation de ses proches, Isou est interné en hôpital psychiatrique. Moi et Lemaître nous y étant opposés et nous étant portés caution pour qu’il aille plutôt en clinique… A sa sortie, il a voulu nous faire payer symboliquement le prix de cet internement : tout le monde devait s’agenouiller devant lui et confesser être bon pour l’asile ! J’ai été le seul à rester digne et à refuser. La riposte n’a pas tardé : il s’est déchaîné contre moi. En 1969, j’ai finalement quitté le mouvement et Sabatier, que j’ai présenté au groupe, a pris ma place.
Qu’est-ce qui a fait défaut au groupe pour se développer vraiment ?
L’honnêteté. Toute l’histoire, la saga du courant lettriste est plus ou moins tronquée car elle a été diffusée, colportée par des artistes peu scrupuleux.
Qu’avez-vous fait ensuite ?
Au Lichtenstein, j’ai relevé le niveau d’une galerie minable pour en faire un centre d’art digne de ce nom, où j’ai exposé des avant-gardes. Une première là-bas. J’y ai fait venir des actionnistes viennois avec les moyens du bord. Il n’y avait pas d’argent pour la culture, l’Etat avait peu de pouvoir et le processus de démocratie directe avait peu d’impact. Tout passait par le privé. Puis j’ai quitté la ville pour vivre dans la montagne. Pas pour les gens qui y vivent, mais pour pouvoir déclamer des poèmes lettristes face aux paysages. Depuis, les légendes locales m’intéressent plus que les développements théoriques et sectaires.
Un exemple de légende ?
A Triesenberg, un village alpin où j’ai vécu en réclusion dans mon atelier, s’est tenu un des derniers grands procès en sorcellerie du dix-huitième siècle. La protestation des intellectuels a mis fin aux massacres. Aujourd’hui, un carnaval cultive un peu idiotement cette mémoire en exhibant sorcières et masques hideux…
On vous rendait visite là-bas ?
Bernard Heidsieck est venu à Vaduz. J’ai d’ailleurs manqué de peu de l’éditer. D’autres artistes me rejoignaient parfois pour une cure de grand air et de promenades à l’aube. Des maîtres calligraphes, des artistes, ainsi que mon ami, le philosophe d’influence derridienne Marc Froment-Meurice, issu d’une grande famille de joailliers qui exerçait déjà du temps de Balzac… Il est peu connu mais il a fait des choses extraordinaires.
Quelle direction a pris votre travail aujourd’hui ?
La pratique de l’autocorrespondance m’a passionné. Du Lichtenstein, je me postais une lettre vers mon autre domicile parisien ou à la poste de Clairegoutte, un village de l’Est de France, une terre de dragonnades où j’ai un temps vécu. Je m’y suis arrangé avec la postière pour qu’elle mette mes lettres de côté. Celles-ci forment l’œuvre à part entière. Mais grâce à ses tampons, c’est la Poste qui l’a façonnée, autant que moi ! On n’est plus vraiment dans de l’art, plutôt dans la création de gestes partagés.
Et en peinture ?
Je me fie plus au premier jet qu’avant, je construis, j’élabore moins. Et me dirige vers un art, disons, de plus en plus spirituel. Si ce mot a un sens.
Propos recueillis par
Voir en archives notre chronique du recueil Contre l’IS d’Isou