La sortie d’Intimité fait un bel écho à l’expérience intérieure dont Wong Kar-waï avait déjà tiré les ficelles avec In the mood for love, permettant d’observer au microscope l’effort et l’effet d’une conquête, d’un dérapage sentimental finalement contrôlé. Voilà ce qu’occasionnera le nouveau film de Patrice Chéreau pour ceux qui l’aimaient assez pour le suivre jusqu’ici.
Le corps couché est replié sur lui-même, le sexe a disparu sous la cuisse, les bras sont étendus en croix, la tête inclinée au sommet calcule l’angle du tableau, la joue se réchauffe contre l’épaule mais l’oreille est devenue sourde et le regard vide. Les cheveux ne sont plus en bataille. L’environnement est pauvre et le corps qui a connu la rougeur du plaisir se refroidit dans la solitude et l’abandon. C’est une description possible du Night portrait (1977-78) du peintre Lucian Freud ou comment celui-ci peint une absence à soi, enlisant dans l’épaisse matière de la couleur, une vie presque défunte à ressusciter.
Il paraît juste d’évoquer cette référence picturale parce que c’est précisément le ton donné, comme un pressentiment, par le générique d’Intimité le dernier film de Patrice Chéreau, où l’oeil-caméra caresse en plans fondus et enchaînés le corps endormi de Jay, personnage masculin principal superbement incarné par Mark Rylance. C’est ce corps endormi qui s’éveillera sous notre regard au matin minuté d’un temps bien réel et au seuil d’un autre temps sans repère cette fois, temps qui permet à tout homme de retourner à ce qu’il est et à ce qu’il désire le plus comme à l’original de tout ce qui le compose. Dans Intimité, Chéreau nous montre que cela se fait parfois à travers le reniement aventureux d’une vie contentée. Et puis ce ne sera pas la première fois qu’on aura vu la caméra de ce cinéaste convoiter un corps, l’apprivoiser dans la caresse, l’approcher de près, le frôler jusqu’à l’indécence dans l’attente d’un éveil et d’une révélation, comme si, dans cet accompagnement, il préparait l’objet de son étude à l’entrée en sa matière.
L’expérience du mètre
Il n’est que de se souvenir l’embrasement qu’occasionnait le frottement des trajets individuels dans le ballottement d’un train que ceux qui l’aimaient ont pris, au départ d’une gare qui rappelait miraculeusement celle où dérape la vie d’Henri dans L’Homme blessé. Ce sont deux gares qui promettent un trajet, qui promettent un fameux travelling comme un changement radical de paysage. Il est peut-être toujours question dans ce cinéma-là et d’ailleurs dans le cinéma en général, même s’il s’agit rarement d’allers-retours en première classe, d’aller « voir ailleurs si on y est ».
Et Intimité raconte encore comment la curiosité vient à bout d’une géographie dans une scène où Jay poursuit Claire à travers Londres (l’isolement mental des personnages rappelle celui du couple de Possession d’Andrzej Zulawski) : personnage de Jay qui vogue sur cette scène de trafic vertigineusement démontée, ou l’intuition en poupe, l’élan se gonfle comme une voile, poussant Jay à se croire capitaine du navire, mais le temps d’une inattention, la situation se retourne et Jay va guider cette fois Claire qui l’a identifié et qui se met à son tour à le suivre, jusqu’au pub où elle ne pensait l’avoir jamais conduit.
Se demander, à ce moment-là précisément, quelle chance Jay croyait-il véritablement offrir à l’histoire de se poursuivre, se demander pourquoi l’issue d’une passion chez Chéreau se noie toujours à la hauteur de sa ligne d’horizon, et pourquoi la résolution d’une identité achoppe toujours au lieu d’une certaine réconciliation. Voilà des questions qui taraudent en profondeur son cinéma et qu’on a vu résolues différemment et de manière définitivement plus optimiste dans Breaking the waves ou encore dans Eyes wide shut. Il y a une obsession de la catharsis qui place les préoccupations cinématographiques de Patrice Chéreau tout près de celles de Lars von Trier et Thomas Vinterberg. On trouve pratiqué, chez ces cinéastes de l’affect, un cinéma qui convoque nos ventres toujours féconds d’une bête qu’on voudrait moins immonde.
L’entrée en chair
Comme on l’a dit, les films de Patrice Chéreau obéissent tous à un rituel. Ils sont toujours le moyen de soulever un drap, d’y découvrir un corps, inactif, devenu étranger à lui-même, malade, en fièvre et peut-être contagieux qui cherche secours et secousses. Et les minutes de la projection comme un temps chirurgical s’essaiera au miracle en cherchant les points névralgiques, palpant le corps pour y détecter la tumeur et pour l’extraire. Du visage projeté de Margot devenue reine, dans le velours rouge qui ne demande qu’à s’entacher des crimes de l’église, au front meurtri d’un adolescent qui cherche sa virilité dans L’Homme blessé, il n’y a qu’un pas. Et un autre encore, de la visite que fait Claire à Jay dans Intimité à la visite en forme de viol faite cette fois à Claire dans La Chair de l’orchidée.
Il y a dans le cinéma de Patrice Chéreau l’ambition de nous projeter dans un drame, de frapper l’esprit jusqu’au sang, afin de mobiliser nos forces guérisseuses sur un organisme en souffrance qui nous était jusqu’ici étranger et qui à force de notre intention, trouve la forme possible de sa guérison. Et le contrat semble toujours s’écrire ainsi : en charcutant notre matière et notre intimité, nous aurons enfin le moyen de comprendre et de guérir la leur. Que ce soit à travers la passion amoureuse de deux hommes dans L’Homme blessé, la reprise en main d’un journal dans Judith Therpauve, le conflit familial et religieux dans La Reine Margot ou la famille de Ceux qui m’aiment prendront le train, notre intrusion se fait toujours douloureusement, violemment, à travers une prise de risque maximale, qui légitime tous les motifs de l’action.
Aux antipodes de cette expérience intérieure et de ce mode de progression, on pourrait trouver l’exploitation désespérée et broussailleuse des ressources intellectuelles et psychanalytiques de Paul dans Comment je me suis disputé… d’Arnaud Desplechin dont la difficulté qu’éprouve le personnage à se résoudre vient au contraire d’une conscience parasitée par le raisonnement et la mémoire. Jay et Paul agissent dans des temps différents. Jay s’est exclu d’un temps cadenassé en quittant sa famille, Henri fait de même, Margot se joint encore à eux en s’attachant à Henri de Navarre, et Judith Therpauve remet son rôle de grand-mère à plus tard…
Les figures outils
Par ailleurs, Intimité recadre, renforce les contours des figures chères au cinéma de Patrice Chéreau. Il fait suite à Ceux qui m’aiment prendront le train comme une vapeur prolongerait la chimie. Cette chimie complexe des relations familiales et amoureuses dans Ceux qui m’aiment prendront le train et dans La Reine Margot qui donnait lieu, avec le souci d’un dosage savant des rôles attribués à chacun, à des réactions et des révélations toujours plus spectaculaires et magistrales, est devenue plus économe et plus efficace dans Intimité.
Il y a dans son cinéma des figures récurrentes, des figures outils, fidèles sans lesquelles rien ne peut se produire, sans lesquelles rien ne s’active. L’exploration du corps malade dans le film se fait toujours à travers la mise en relais d’un ou plusieurs tandems conçus et évalués comme des mécanismes de forces exactement complémentaires. Ces deux figures, par exemple Maurier et Therpauve, Margot et Henry de Navarre, Jean et Henri ou bien les dissemblables frères Emerich, sont les indispensables rouages du mécanisme de découverte de la vérité, sans qui l’expérience de vie ne peut avoir lieu, sans qui, la progression spirituelle perd tout motif. Ces éléments actifs nourrissent toujours une attirance mutuelle que l’environnement extérieur menace et agresse. C’est dans leur interaction que la force de vie réside, c’est dans la coïncidence de leur séduction que le plaisir a lieu, que la jouissance s’embrase et que la vie puise un sens.
Mais non loin de là, autour d’eux, tourne toujours le fou génial, l’esprit libre et errant, nourri d’une expérience sensationnelle qui semble les éconduire pour mieux les conduire et qu’ils viennent consulter comme un Sphinx. C’est la figure sublime de Hirsh, incarné par François Simon dans Judith Therpauve, ancien directeur regretté et respecté que Simone Signoret vient consulter en vue de lui soutirer quelques conseils précieux. C’est aussi les personnages du docteur errant dans L’Homme blessé, et c’est aussi le personnage de Viviane joué par Vincent Perez dans Ceux qui m’aiment prendront le train.
Retournons au plus intime de cet univers. Retournons à Intimité. Si cette dernière réalisation se révélait être, avec le temps, le « film malade », le symptôme de l’œuvre cinématographique entière de Patrice Chéreau, cela s’expliquerait peut-être par le fait qu’il marque pour son réalisateur, le deuil d’un partage créatif entre la mise en scène de théâtre et la mise en scène de cinéma, et qu’étant tourné hors du pays d’origine, il serait le fruit d’une fameuse géographie parcourue, d’une absence à soi désormais laissée dans l’abîme d’une période révolue. Et au-delà de ce divorce, de cette rupture de ton, de cette santé enfin trouvée, un état de grâce reconquis pour un cinéaste qui pourra enfin nous raconter qui nous sommes sans avoir à prouver qu’il existe aux yeux de juges plus sceptiques et moins sincères.
Lire notre critique d’Intimité
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