Le réalisateur Im Kwon-taek a tourné avec Le Chant de la fidèle Chunhyang son 97e film. Ce qui, en 38 ans de carrière, relève de l’exploit. Mais ce Coréen de 64 ans se moque d’une quelconque gloire. Il renie ses premiers films de commande et peaufine depuis les années 80 un style élégant et subversif, avant tout profondément ancré dans l’histoire et l’esprit de son pays.
Le premier sentiment qu’inspire Im Kwon-taek, c’est le respect. 97 films à 64 ans, ce score le place d’emblée dans une catégorie de cinéastes très « sélect », aux côtés de John Ford. On est habitué au stakhanovisme chez les cinéastes asiatiques (il n’est même pas le cinéaste coréen le plus prolifique !), mais, par exemple, huit films en 1970, chapeau ! Deuxième sentiment, la perplexité. Car il est difficile de définir un style, autant qu’une éthique, chez ce cinéaste qui a traversé plus de trente ans de dictature militaire en tournant quand il le fallait des panouilles de propagande.
Im Kwon-taek n’est pas un subversif comme Hou Hsiao-hsien, ni un génie à la hauteur de Kurosawa. Un petit maître alors, comme disent certains des auteurs de série B ? Le terme ne le dérangerait pas. Car le troisième sentiment qu’inspire le bonhomme, c’est la sympathie, quand il déclare à propos de sa période boulimique : « Ce qui importait, c’était de ne pas avoir faim. Je n’avais aucune ambition pour le cinéma. » Ou encore, très récemment « ce n’est pas un passé dont je suis particulièrement fier » (1). De toutes façons, ces films-là ont presque tous disparu. Pour mémoire, son premier, en 1962, s’appelle Adieu à la rivière Duman. Il n’a pas vingt ans quand il commence à fréquenter les équipes de tournage de l’armée. La Corée sort de la guerre, un des lointains parents du petit Kwon-taek est en Corée du Nord. Son père est communiste, c’est sa mère qui l’a élevé. Bref, le cinéma pour le fils Im, c’est avant tout un bon job qui lui apportera riz et honneurs. En 1973, Im Kwon-taek tente tout de même de réaliser un film « d’auteur » avec sa 51e œuvre, Les Mauvaises Herbes. Il contrôle tous les postes et accorde une grande importance au premier rôle féminin. Echec commercial. Dans les années 60 et 70, les films coréens les moins formatés sont de toute façon censurés. Sa deuxième tentative, en 1978, avec L’Arbre généalogique, lui réussit plus. Im Kwon-taek a désormais posé son regard, centré sa mise en scène sur ses personnages.
Naissance d’un cinéaste
C’est Mandala, en 1981 (on en est déjà au 75e…), qui le fit connaître en Occident, via le Festival de Berlin. Plus formaliste que les précédents, Mandala est une étape vers le juste équilibre qui le caractérise depuis : une caméra élégante, un rythme au bord de la contemplation, un sens aigu de la mise en espace et des personnages observés à distance, avec une prédilection pour la mise en perspective historique. Chez Im Kwon-taek, pas de psychologisme. On regarde les hommes souffrir. Ou plutôt les femmes. C’est là l’originalité de son cinéma dans une société coréenne patriarcale et militarisée.
En 1986, il réalise deux portraits de femmes. Ticket décrit le monde des prostituées et Mère Porteuse le calvaire d’une villageoise qui doit faire un bébé à un noble puis s’en séparer. Avec ce film, Im Kwon-taek touche le fond de l’âme coréenne en appuyant là où ça fait mal : la question de la maternité. Pour une société centrée sur la famille, oublier sa progéniture ou ses parents parce qu’ils sont du mauvais côté (au Nord) relève de la torture. Dans Mère porteuse, à travers les cloisons infinies des maisons bourgeoises, au long des incessants rituels du XVIIIe siècle, Im Kwon-taek enferme l’adorable Soon-ok dans un cadre implacable et la fait ployer sous une fatalité ancestrale. Une musique déchirante et l’actrice magnifique, Kang Soyon, accompagnent la mise en scène dans des sommets de pureté. Im Kwon-taek ne triche pas avec le mélo.
Au cœur de l’histoire
Par le mot « Han », les Coréens définissent un état d’esprit propre à leur civilisation, une sorte de résignation fataliste, de refuge vers la douceur quand la révolte est impossible. Im Kwon-taek trouve des traductions originales à ce sentiment : l’héroïne du film Adada (1998) est muette, celle de Viens, viens, viens plus haut (1988) se fait moine bouddhiste, ce qui revient presque au même. Les hommes aussi subissent le poids du destin, mais c’est parce qu’une femme a souffert encore plus qu’eux. Le noble du Chant de la fidèle Chunhyang s’en veut d’avoir laissé son épouse aux mains d’un tyran. Dans Le Journal du roi Yonsan, un tyran similaire est traumatisé par l’absence… de sa mère. Ces deux films, comme Mère porteuse, sont aussi des précis d’histoire coréenne. Le Chant de la fidèle Chunhyang est une des légendes les plus connues du pays, l’adaptation de Im Kwon-taek est la quatorzième. Avec son statut de vieux sage, Im Kwon-taek fait des petits cours édifiants, complexes et subtils, pour aider son peuple à retrouver son identité : « Ce que j’essaie de faire, c’est traduire dans une forme cinématographique le rythme de la vie de mon pays. » Im Kwon-taek n’est décidément pas un révolutionnaire.
Ca peut énerver. Antoine Coppola (qui n’est pas frère de Sofia) le traite dans son essai Le Cinéma sud-coréen, du confusianisme à l’avant-garde (2) de « porte-parole institutionnel du cinéma coréen mélodramatique », qui, « soudain soucieux de qualité au tournant des années 90, marque ses mélodrames d’une nouvelle empreinte religieuse ». En grand connaisseur du cinéma local, Antoine Coppola lui préfère des collectifs de cinéastes marxistes ou Pae Yonggyun, le réalisateur inclassable de Pourquoi Bohdi-Dharma est-il parti vers l’Orient ? qui subjugua l’Occident.
Hors des modes
Im Kwon-taek ne sera jamais à la mode. Il ne parle même pas anglais, comme ça c’est clair. Contrairement aux cinéastes asiatiques connus ici, à l’exception des Coréens, il est champion du box-office dans son pays et satisfait amplement ses compatriotes qui adorent se lamenter sur leur sort. C’est l’anti-Wong Kar-waï. Mais ça ne l’empêche pas d’être moderne. Le Chant de la fidèle Chunhyang, sous ses airs de joli conte coloré, est une entreprise audacieuse que Im Kwon-taek a eu du mal à imposer à ses techniciens. Le cadreur et les acteurs ont mis des mois à trouver un rythme de l’image calqué sur le pansori originel. Son style ne peut plus ménager que des surprises. Dans deux ou trois ans, logiquement, il célébrera son centième film. L’ »avant-garde » asiatique devrait être de la fête, car il ne faut jamais oublier une règle d’or là-bas : le respect pour les anciens.
(1) Dans un article sur Im Kwon-taek au cœur du livre « Le Cinéma coréen », Editions du Centre Georges-Pompidou, 1993, Chong Songil tente de définir le « style » Im Kwon-taek d’avant les années 80. Malheureusement, le propos est assez brumeux, peut-être à cause de la traduction
(2) L’Harmattan, 1996
Lire notre critique du Chant de la fidèle