Avec Milan Kundera, il est l’autre géant du roman tchèque. On connaît pourtant mal l’oeuvre (abondante) et la vie (mouvementée) de Bohumil Hrabal (1914-1997), qui résista des décennies durant à la violence du totalitarisme communiste sans jamais se résigner à partir. A l’occasion de la traduction de deux livres inédits, retour sur un écrivain essentiel du XXe siècle.

Quand certains sont partis, Hrabal est resté. Ce n’était ni par courage, ni par choix : il est resté parce qu’il ne pouvait simplement pas se résoudre à quitter Prague, la Bohème et sa Moravie natale, comme s’il ne pouvait pas exister ailleurs. Bohumil Hrabal est né en 1914 à Brno, une ville tchèque réputée pour ses brasseries : c’est sans doute de là que vient son intarissable amour pour la bière, qui transparaît dans son oeuvre à travers les seaux de boisson qu’il commande avec ses amis. Convaincu qu’il était le dernier à pouvoir rendre compte de ce que sa patrie a été (et demeure encore malgré tout, dans un temps où, au nom du progrès et des lendemains qui chantent, l’homme est peu à peu privé de toutes ses libertés), Hrabal s’est toujours refusé à émigrer. Quitte à payer le prix exorbitant de son obstination.

Ecrire dans un monde totalitaire

Dans un pays (la Tchécoslovaquie) et à une époque (l’ère glaciaire du communisme) où les intellectuels n’avaient qu’une seule alternative, être dans la ligne du parti ou devenir dissident, lui n’a pas voulu choisir : Hrabal est et reste Hrabal. L’Etat tchèque l’accusa de subversion, de pornographie, de passéisme ; dans le meilleur des cas, il le toléra d’un mauvais œil. Hrabal sera constamment obligé de faire des compromis pour pouvoir vivre et écrire sans perdre son identité, tiraillé entre les exigences d’un régime totalitaire, ses propres principes littéraireet ce qu’il pensait devoir à ses lecteurs. La pression du régime communiste l’obligeait régulièrement à remanier ses textes pour en donner une version acceptable. Premier des deux inédits aujourd’hui publiés, Jarmilka (dans lequel il met en parallèle nazisme et stalinisme) fut d’ailleurs interdit de publication. Les textes du deuxième, le recueil Ballades sanglantes et légendes, publié en 1968, ont eu plus de chance : ils furent les seuls à être édités intégralement, sans réécriture ni censure, lors de l’éphémère libéralisation éphémère qui précéda le coup de Prague. L’entrée des chars soviétiques dans la capitale tchèque mettra fin à cette brève période d’espoir. Ses livres furent mis au pilon ; il contournera la censure en les publiant sous forme de samizdats. Certains textes existèrent ainsi dans plusieurs versions différentes : celles qu’autorisait le régime et celles qu’il interdisait. Des variantes entre lesquels Hrabal renonça d’ailleurs à choisir, préférant envisager son œuvre comme une suite de mouvements et de combinaisons perpétuellement recommencées.

Du néopoétisme au réalisme total

Si Hrabal ne publie ses premiers textes qu’en 1963, son parcours d’écrivain commence bien avant, dès les années 1930. « J’aimerais appeler poésie tous mes textes », disait-il au cours de sa première période, influencée par le néopoétisme : « Je commençais à construire ma maison par le toit, j’insistais toujours sur la façade et les fioritures, je pensais que les amoncellements de métaphores et d’images sont en quelques sorte naturels, je considérais ces mines de mots comme des matériaux de construction ».
C’est son expérience du travail aux aciéries de Kladno qui lui fera opérer un tournant décisif vers ce qu’il appela (avec le poète Egon Bondy) le « réalisme total » : pendant un an, il cesse d’écrire pour écouter les gens et observer le monde ; son écriture devient de plus en plus personnelle, son identité d’écrivain s’affirme. Au début des années 1950, il tisse des liens d’amitié avec un groupe d’artistes qui influencent fortement ses recherches formelles : au coeur de cette petite communauté, on trouve le poète Egon Bondy et surtout l’artiste Vladimir Boudnik, chef de file de « l’explosionalisme » et auteur d’un manifeste demeuré célèbre : « Pour que les choses soient claires : de même que nous n’avons pas appartenu au système précédent, nous n’appartiendrons pas non plus au prochain ». Si Hrabal se considère comme le témoin d’une époque révolue et le chantre d’un empire Austro-hongrois moribond, distillant nostalgie et désespoir dans des situations souvent comiques, il ne veut pas pour autant être enchaîné au passé. Pour lui, le passé reste le sol à partir duquel se construire, vivre sa vie d’homme et assumer la responsabilité de son existence. Une philosophie qui le rapproche des existentialistes, ainsi qu’on le remarquera à propos de son plus célèbre récit, Une Trop bruyante solitude.

Entre palabre et collage

Au fur et à mesure de son effervescente recherche sur la forme, Hrabal expérimente une multitude de procédés. Il a notamment recours à la pabeni (la palabre, sorte de bavardage souvent issu des conversations de bistrot, qui reflète le bon sens et les préoccupations des classes populaires), et s’ancre ainsi au plus profond de la tradition tchèque. La palabre renvoie au réalisme par la crudité de l’écriture ; avec elle, l’écrivain devient simple témoin, transcripteur de paroles saisies au vol et qui deviennent littérature par la place qu’elles occupent dans l’œuvre. Hrabal utilise aussi le collage, mêlant descriptions, anecdotes, dialogues et monologues intérieurs selon une technique empruntée aux arts plastiques (et illustrée notamment par un artiste comme Jiři Kolař) et au cinéma (le montage), l’exploitant jusqu’au non-sens dans certaines nouvelles de Balades sanglantes et légendes. Introduction idéale à l’œuvre de Hrabal, ce recueil donne une vue d’ensemble de ses thèmes de prédilection (de la mort et du suicide, le passé enchaîné au présent) et de son style. Lançant des rafales de mots pour faire éclater les cloisons du silence, tissant des labyrinthes pour conduire vers la lumière, Bohumil Hrabal nous renvoie dos à dos avec nos angoisses. Son œuvre, comme le dit Petr Král, reste « à jamais liée à la joie d’un homme et d’une pensée se découvrant libre, malgré et contre les barrages dont on a pris soin de les entourer ».

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Bohumil Hrabal, Ballades sanglantes et légendes (12 textes inédits, traduit du tchèque par Xavier Galmiche) et Jarmilka (2 textes et un entretien inédits, traduit par Benoît Meunier), L’Esprit des péninsules