« Won’t stop, can’t stop », de Jeff Chang, n’est pas un livre sur le hip-hop. D’ailleurs, c’est bien ce que dit son sous-titre : « Une histoire de la génération hip-hop ». Pas du hip-hop : de la « génération » hip-hop.
Y a-t-il un concept plus fantomatique et plus contestable que celui de « génération » ? De la Beat generation à la Generation X, ces mots-bannières ont en général été inventés, ou popularisés par des observateurs extérieurs aux mouvements ou aux groupes qu’ils prétendaient qualifier, et qui ne s’y sont eux-mêmes jamais reconnus. Parce que ces étiquettes faciles agrègent des gens qui n’ont en réalité que peu à voir les uns avec les autres, sinon de partager la promiscuité d’une même époque. Parce que, appliquées à la création, elles écrasent toute la subtilité des jeux d’influences sous une idée unique, forcément réductrice. Et cette « génération hip-hop » dont Jeff Chang veut nous raconter l’histoire ne fait pas exception à la règle. Voilà pourquoi ce livre monumental n’est qu’une demi-réussite. Voilà pourquoi, après une première moitié absolument magistrale, Jeff Chang s’abîme ensuite dans une seconde partie de plus en plus frustrante à mesure qu’il approche du terme de son récit -2002. Et, dans son refus total d’évoquer le hip-hop en tant que mouvement musical à partir de 1992, Can’t stop won’t stop devient symptomatique des apories d’un certain discours sur le rap, d’une certaine vision de ce monstre subculturel né dans les poubelles du Bronx dévasté du début des années 1970 et devenu en trente ans, sous les yeux effarés du plus grand nombre, la culture dominante de la jeunesse des villes du monde entier. On y revient.
Mais avant cela, il faut repartir des poubelles du Bronx. C’est là que Can’t stop, won’t stop commence car, s’il y a eu un jour une « génération hip-hop », c’est bien là, à ce moment-là, qu’elle a existé. Précisément parce que le hip-hop n’existait pas et que c’est là, à ce moment-là, qu’ils l’ont inventé. « Ils » ? Vous connaissez l’histoire : Kool Dj Herc, Afrika Bambaataa, Grandmaster Flash, les breakbeats, les B-Boys, les graffitis, la Zulu Nation, tout ça. Sauf que non. En fait, vous ne connaissez pas l’histoire, et Jeff Chang vous la raconte avec une maestria ébouriffante. C’est là le principal apport de ce livre, qui justifie à lui seul sa place dans la bibliographie hip-hop : sur plus d’une centaine de pages, il fait revivre ce South Bronx d’avant le rap, purgatoire bétonné quadrillé par les gangs d’adolescents, qu’effleuraient jusqu’à présent les historiens subculturels, faute de matériau (même le Yes yes y’all de Charlie Ahearn, la plus complète histoire de la Old School à ce jour, n’y consacre que quelques pages avant de plonger complètement dans le vif de son sujet -les tourne-disques, les danses, les tags). Les premiers chapitres du livre sont ainsi autant de récits saisissants qui semblent tout droit sortis des Guerriers de la nuit de Walter Hill (telle cette réunion de trêve entre gangs, autorisée par la Mairie et couverte par la presse, en 1971), ou de New York 1997 de Carpenter (comment ne pas penser au Duke of New York / Isaac Hayes en lisant le portrait fouillé d’Afrika Bambaataa en parrain et prophète de la rue). Il n’est que marginalement question de musique, ou de danse, ou de peinture à la bombe dans ces développements, et c’est là où le pari de Jeff Chang est réellement réussi : c’est bien une génération qu’il nous donne à voir, des jeunes d’âge voisin, immergé dans un même environnement et partageant les mêmes aspirations, qui s’inventèrent tous ensembles, seuls contre tous, un nouvel avenir.
Mais Can’t stop won’t stop ne renonce pas pour autant à être aussi une histoire (sub) culturelle de cette « génération » ; pour cela, Jeff Chang nous emmène à Kingston derrière le jeune Clive Campbell, qui n’était pas encore Kool DJ Herc ; il fait revivre le funk voyou des Ghetto Brothers (l’émanation musicale de ceux-là même qui avaient organisé le sommet inter-gang évoqué plus haut) ; il exhume les première traces médiatiques de l’émergence du graffiti comme art sauvage des centres-villes… Puis le hip-hop est devenu autre chose : d’étendard innommé de la jeunesse new-yorkaise des années 1970, il est devenu un phénomène de mode, un gimmick publicitaire, une catégorie vestimentaire, un medium alternatif. Et c’est là où le récit de Jeff Chang commence à perdre de sa substance, à mesure qu’il sépare de plus en plus cette fameuse et évanescente « génération hip-hop » du mouvement musical qui lui a donné son nom. Après un roborative évocation du New York arc-en-ciel du début des années 1980, où rappers, rockers, graffers et Malcolm Mac Laren partouzaient autour des danseurs du Rock Steady Crew, Chang attaque sa « Troisième Boucle » consacrée aux années 1984-1992 par une longue évocation de la situation sociologique de la communauté Noire américaine et du militantisme post-Droits Civiques au milieu de la décennie 1980. Puis il enchaîne sur une émission de radio de Long Island animée par Carl Ridenhour et Hank Shocklee -et démarre ainsi l’extravagante aventure de Public Enemy, des débuts à Fear of a black planet. Mais, bien loin d’être une simple mise en situation, les premières pages de ce chapitre sont, en réalité, le deuxième début du livre : petit à petit l’histoire musicale et culturelle s’efface devant une analyse précise et documentée de la persistance d’un racisme institutionnel dans la société américaine, et des actions de ceux qui essayent de le combattre.
Et la frustration commence alors à gagner le lecteur. En effet, outre que cet amoncellement de chiffres et de souvenirs de manifestations est d’une lecture plutôt chiante, elle vient parasiter l’évocation d’une époque que la mémoire collective hip-hop n’a pas retenue comme le Golden age pour rien. Car si Public Enemy et les NWA de Ice Cube ont droit à de longs développements fourmillant de détails et attachés à mettre en exergue leur pertinence et leurs ambiguïtés politiques et sociales, au-delà de leur réussite artistique, de nombreux héros de cette époque dorée sont passés par pertes et profits : la figure de Rakim n’est qu’esquissée ; KRS-ONE et BDP, les Native Tongues -pourtant pas les moins signifiants, socialement et culturellement- sont effleurés en passant ; l’afro-centrisme, l’ésotérisme Five-Percenter, si important dans la structuration du rap des années 1985-2005, de Rakim au Wu-Tang et à Nas, à peine survolés ; le nom de Big Daddy Kane n’est pas cité une seule fois. Dans sa dernière « boucle », consacrée à la période 1992-2002, Jeff Chang abandonne tout à fait les rappers pour raconter l’histoire -tronquée, au demeurant- du magazine The Source (qui a envie de lire l’histoire du magazine The Source ?) et les exploits de fantomatiques « activistes hip-hop » dont on a peine à croire qu’ils sont plus actifs encore que les militants des droits civiques, comme l’auteur le suggère à un moment.
L’émergence ambiguë du gangsta-rap dans les années 1990 n’est traitée que de manière oblique, et le fait majeur de ces dix dernières années, la réémergence du Sud des Etats-Unis comme épicentre de la musique Noire américaine, grâce aux bataillons du Dirty South, est tout simplement oubliée. C’est le parti-pris de l’auteur, rappellera-t-on, qui n’a pas voulu faire une histoire du hip-hop, mais une histoire de la génération hip-hop. Sauf que cette histoire-là est bien moins intéressante que cette histoire-ci. Car cette génération hip-hop qui, semble-t-il, serait arrivée à maturité dans les années 1990, Jeff Chang ne la définit jamais : s’agit-il d’activistes qui écoutent du hip-hop ? mais en quoi leurs goûts musicaux influeraient-ils significativement sur leur engagement ? ou simplement d’activistes qui sont contemporains d’une époque dominée par le hip-hop ? mais alors, en quoi cette génération serait-elle plus « hip-hop » que, mettons, « jeux-vidéos » ou « Internet » ?
Et comme on est de moins en moins convaincu par le concept à mesure que le livre avance, on regrette de plus en plus que Jeff Chang n’ait pas davantage mobilisé ses qualités si évidentes dans la première partie du livre pour parler réellement du hip-hop des années 1990-2000, de ses succès, de ses échecs, de ses paradoxes. Car il y a là à l’évidence une matière aussi riche et complexe que le Bronx du début des années 1970. Sauf que, dans ses derniers chapitres, Can’t stop won’t stop ne dîne plus à la table du rap qu’avec une longue cuillère, regrettant le mercantilisme et l’exploitation dont cette musique est désormais empreinte, du haut de sa splendeur commerciale. Or tout le début du livre souligne au contraire les origines bâtardes et violentes du mouvement hip-hop, et les nombreuses truanderies qui ont accompagné son développement dès avant son irruption discographique. La différence entre le rap des années 1990-2000 et le rap des années 1970 n’est donc pas une différence de nature, mais juste une différence d’intensité, doublée d’un effet de nostalgie. Les crapulerie de Sugarhill Records dans le New Jersey hier ne valaient pas mieux que les crapuleries de Cash Money à La Nouvelle Orléans aujourd’hui ; et la musique est aussi bonne, et aussi riche à analyser -qui dira que Juvenile rappant au milieu des décombres de sa ville ravagée par Katrina dans le clip de Get ya hustle on / What’s happenin’ est moins signifiant socialement et politiquement que Big Bank Hank récitant dans une discothèque Rapper’s delight ? et qui dira, par ailleurs, que les disques si « activistes » de The Coup vaudraient d’être écoutés aujourd’hui s’ils n’étaient pas d’abord funky ?
Cette « Génération hip-hop » n’existe pas. Il y a juste de la bonne musique qui, par ailleurs, peut être écoutée, voire peut être faite, par des gens qui ont un engagement politique. Mais cela n’est pas suffisant pour faire une génération, ni un livre d’histoire. Ce qui n’est pas le cas, heureusement pour Can’t stop won’t stop, de la geste de Bambaataa, de Kool DJ Herc ou de Public Enemy. Jeff Chang aurait gagné à abandonner son sous-titre, et à croire véritablement dans son titre : oui, le hip-hop ne peut pas s’arrêter, et oui, il ne s’arrêtera pas, pas plus en 2006 qu’en 1992.
Won’t stop, can’t stop, de Jeff Chang
(Allia 2006)