Qu’est-on en droit d’attendre d’une chorégraphe qui choisit de baptiser sa compagnie de danse Damaged Goods (« biens endommagés, marchandises abîmées ») ? Rien, sinon tout. A ce compte-là, Meg Stuart, américaine installée à Bruxelles depuis 1994, donne tout. L’émotion et la puissance esthétique, la beauté et la laideur, la joie et la douleur. De quoi combler le public le plus difficile.
Lors de son passage au festival Nouvelles Scènes de Dijon, en octobre 1997, sa suite de solos a fait pleurer d’émotion plus d’un spectateur. Sur le plateau, une clocharde vide ses poches : tickets de métro et morceaux de croissant, miettes d’une vie en train de glisser inexorablement entre ses doigts. Le corps part lui-même en morceaux. Bras tordus, désarticulés, il se disloque en tous sens, au point que chaque membre semble animé d’une vie secrète. Un peu plus tard, dans une odeur de beurre fondu et de poils grillés, elle se colle des cheveux sur les mollets et se fourre des ciseaux dans l’œil. Mutilation, dépossession de soi, Meg Stuart en chorégraphie les spasmes avec intensité. Tirant son inspiration d’une observation aiguë de la réalité d’aujourd’hui, mais aussi de plasticiens comme Francis Bacon et Joseph Beuys, cette jeune femme désenchantée traque le sens profond des corps en prise avec une réalité qui les nie.
Au danseur Mikhail Baryshnikov, qui lui passait commande il y a quatre ans, elle déclarait que « la virtuosité technique n’avait rien à voir avec son travail, qu’elle était simplement intéressée par la vulnérabilité et l’échec ». Dont acte. Dans Appetite (1998), conçu en collaboration avec la plasticienne Ann Hamilton, elle met en scène des danseurs aux corps déformés par des vêtements qui les bourrent comme des poupées de son. Une humanité pleine d’effroi, absente à elle-même, qu’un instinct maintient en vie sans savoir pourquoi. Quand l’immense rideau de scène d’un blanc sale se couvre de traînées noirâtres, on pense tout bonnement qu’il pleure, tant le spectacle ressemble à un sinistre. Meg Stuart, c’est la beauté partagée de la douleur d’être en vie dans un monde au bord du chaos.
Sa nouvelle pièce, Highway 101, se présente comme une installation déambulatoire au fil de laquelle danseurs et spectateurs mélangent leurs trajectoires. « Je voulais faire un projet dans lequel nous visiterions différentes villes », explique la chorégraphe. Un projet à multiples entrées, dans lequel différentes personnes seraient impliquées pendant un an, des danseurs, des artistes de performance, des écrivains et les danseurs de ma propre compagnie, mais aussi des artistes que nous rencontrerions sur place, à chaque halte. Cette idée n’est donc pas celle d’un groupe fixe, mais celle d’un groupe attiré par les changements et les rotations qui enrichissent le processus artistique. »
Dans ce parcours accidenté, le public comme les interprètes sont filmés en live par des caméras de surveillance. Les images du passé et du présent se chevauchent dans une course-poursuite « irréalisante ». « La caméra est une autre façon de fragmenter le corps, une manière d’arriver à de nouvelles perspectives. »
Démultiplication des points de vue, manipulation des sons, que voit-on exactement ? Où est la vérité de l’instant ? Meg Stuart confie que ce spectacle est lié à un souvenir d’enfance. « Pendant longtemps j’ai vécu en Californie. Mes parents avaient divorcé, ma mère vivait dans le sud de la Californie, mon père dans le Nord et je sillonnais la Highway 101. Le week-end, on me déposait sur l’autoroute où mon père venait me chercher. C’était l’endroit où je réalisais que je vivais au même moment dans deux mondes entièrement différents. »
Après Bruxelles et Vienne, la chorégraphe américaine se pose à Paris pour y aiguiser notre perception du monde et augmenter notre perplexité.
Centre Pompidou
Renseignements : 01 44 78 12 33
Jusqu’au 1er octobre 2000
Meg Stuart est née en 1965 à La Nouvelle-Orléans. En 1983 elle étudie la danse à New York et devient interprète de la Randy Warshaw Dance Company pendant trois ans. Huit ans plus tard, elle élit Bruxelles comme ville d’adoption et y crée sa compagnie en 1994. Multipliant les collaborations avec des plasticiens (Vincent Malstaf, Gary Hill, Bruce Mau), des musiciens-performers (Harry de Wit), elle n’a de cesse de bouleverser ses méthodes de travail pour intensifier sa quête.