Directeur de l’animation et réalisateur de pas moins de 23 séries télé, producteur de nombreux films (dont « Le Tombeau des lucioles »), fondateur du studio d’animation Ghibli, écrivain pour enfants et réalisateur émérite de longs métrages, Hayao Miyazaki est en passe de devenir au Japon une véritable légende. Surnommé à tort « le Disney nippon », Miyazaki a su libérer le cinéma d’animation de ses retranchements extrêmes : en échappant à la mièvrerie, à la violence gratuite, à tous les poncifs du dessin animé commercial. Le maître, qui donne fort peu d’interviews, a accepté de répondre à nos questions. Rencontre avec un homme aux répliques lapidaires, parfois évasives, qui préfére toutefois laisser parler ses films.
Chronic’art : Comment un projet aussi colossal que Princesse Mononoké a-t-il germé dans votre esprit ?
Hayao Miyazaki : Pas facile. Il n’y a rien de précis qui m’ait donné envie de faire ce film. Je dirais plutôt qu’il y avait un chaos d’images dans ma tête… J’avais en fait toujours réfléchi à l’idée de faire un film historique, sur le Japon féodal. Princesse Mononoké est le résultat de trente ans de réflexion.
Pourquoi avez-vous tenu à mêler le Japon du XVe siècle à un univers aussi fabuleux et comment en êtes-vous arrivé à avoir l’idée d’une telle fusion ?
C’est au XVe siècle que s’est véritablement définie l’actuelle façon d’être des Japonais. Depuis cette époque, ils n’ont pratiquement pas changé leur manière de vivre, leur rapport au monde, leur expression artistique… Tous ces principes si primordiaux se sont déterminés et fixés dès cette période. Et la raison pour laquelle j’ai choisi de traiter ce sujet, en y apportant des éléments fabuleux, c’est que, durant cette époque, les Japonais ont tué leurs dieux. C’est au XVe siècle que les Japonais ont commencé à tuer la nature… Ils ont voulu faire cesser la suprématie de la nature sur l’homme, et l’ont alors détruite petit à petit.
Beaucoup voient dans Princesse Mononoké, en toile de fond, votre engagement écologique. Est-ce quelque chose que vous cherchez vraiment à exprimer, au point d’en faire la morale de votre film ou est-ce simplement une lecture comme une autre ?
Oui bien sûr, cet amour de la nature, ce respect de la nature est une des dimensions du film. Mais ce n’est pas la plus importante. J’ai surtout voulu répondre à l’angoisse et à l’inquiétude que les jeunes éprouvent aujourd’hui vis-à-vis du monde moderne.
Ici, les camps adverses -celui de Mononoké, sous la bannière de la nature et celui du peuple des forgerons, sous celle d’une industrialisation nécessaire- ont tous deux d’excellentes raisons de combattre. Ashitaka, le personnage principal, est tiraillé entre ces deux groupes. Avez-vous voulu faire de ce protagoniste la personnification de notre conscience ?
Je dirais plutôt la personnification de la manière dont il faut vivre dans ce monde. Effectivement, Ashitaka sait observer attentivement les deux camps. Mais s’il prend parti, il peut se détruire lui-même… En fait, le rôle de l’être humain est d’évoluer en connaissant ces deux aspects que la vie lui propose, sans pour autant opter pour l’un ou pour l’autre. Il doit essayer de trouver son propre chemin, trouver un juste milieu en respectant et en intégrant ces deux choses essentielles… C’est quelque chose de très difficile, qui amène à une prise de conscience : celle de la difficulté d’être.
N’essayez-vous pas au travers de vos films de faire passer un message purement écologique ? Au fond, d’influencer le spectateur ? Comme dans cette scène de Mon voisin Totoro où une jeune enfant fait la rencontre d’une statue shinto. Celle-ci représente un dieu de la campagne et de la fertilité et le message véhiculé est fort…
La civilisation actuelle nie beaucoup trop l’existence du monde rural en le mettant de côté. Je ne veux pas dire que la nature est supérieure à l’homme, mais je pense sincèrement qu’il faudrait la réintroduire au coeur de notre société. Si on suit les principes de la civilisation actuelle, à force de commettre des actes complètement absurdes, horribles, l’homme va finir par se détester lui-même. Notre but n’est pas de nous détester, et c’est pour ça qu’il faut accorder une place plus importante à la nature. Ce message n’est donc pas purement écologique, il incite l’homme à réintroduire en lui-même celle qu’il a trop dénigré durant les siècles derniers. A se réconcilier avec elle.
Pensez-vous que le dessin animé soit capable -tout autant que le cinéma dit traditionnel- d’avoir sur le spectateur un impact politique, le renvoyant à sa vie concrète ?
Je pense que c’est quelque chose de différent. Je ne veux pas pour autant dire qu’il y en ait un qui soit supérieur à l’autre. Je ne crois pas que l’on puisse comparer film et dessin animé, la force de leur impact respectif sur le spectateur.
Mais le dessin animé ne se cantonne pas au seul domaine du spectacle ou du spectaculaire…
Non. De toute manière, il y a aussi beaucoup de films de fiction qui sont purement spectaculaires. Le simple divertissement n’est pas réservé à un genre ou à un autre. Certains films d’animation se cantonnent au domaine du spectacle, d’autres non.
Mon voisin Totoro se présentait ouvertement comme un hommage à Lewis Caroll. Peut-on dire de la même façon que Princesse Mononoké renvoie explicitement à l’univers de Tolkien ?
J’aime beaucoup Lewis Caroll, mais je n’ai pas spécialement pensé à lui en réalisant Mon voisin Totoro. S’il y a eu une inspiration, elle n’a pas été consciente. Avec ce film, j’ai simplement voulu exprimer tout mon respect et ma reconnaissance envers la nature. En ce qui concerne Princesse Mononoké, je me suis plutôt inspiré de la grande épopée de Gilgamesh.
On peut être partagé quant aux interprétations à avoir des Totoros… Sont-ils purement imaginés par les deux jeunes protagonistes du film, ou sont-ils des personnages réels que ces deux jeunes filles rencontrent ?
Ce sont avant tout des personnages qui représentent la forêt, des esprits de la forêt.
Mais par rapport au caractère de ces personnages, nos interrogations sont-elles légitimes ou avez-vous voulu installer une logique propre au film, incitant le spectateur à accepter les Totoros sans se soucier de savoir s’ils sont réels ou non ?
Je tenais absolument à faire naître une certaine ambiguïté. Les Totoros peuvent à la fois être le fruit de l’imagination des enfants et des personnages concrets, de réels esprits de la forêt. Ils sont là, ils sont évidents. On peut alors interpréter ça comme on le souhaite.
Par l’utilisation que vous faites des éléments fantastiques -la manière assez spéciale dont les animaux parlent dans Princesse Mononoké par exemple-, cherchez-vous à vous différencier d’une certaine logique du dessin animé classique imposée par Disney durant ces cinquante dernières années ?
Non, pas du tout. Ces films sont tellement différents qu’il n’est absolument pas besoin de se référer à Walt Disney. Il n’y a aucun point de comparaison, donc aucune raison d’en parler.
Il y a pourtant dans vos dessins animés une certaine volonté de contourner la nécessité de réalisme. Dans Mononoké, les animaux ne parlent ni avec une voix mentale, ni avec une voix calquée sur des mouvements de lèvres humains. Vous avez trouvé là un compromis entre les deux, un compromis assez inhabituel…
Walt Disney fait parler ses personnages animaux comme des êtres humains. En ce qui me concerne, je les fais parler comme des animaux, je pense. Ceci, en utilisant des mots que nous connaissons, c’est le seul compromis que j’ai pu trouver… Nous aurons peut-être un jour la faculté de comprendre les sons que les animaux émettent. Ces sons ne s’articulent pas comme ceux du langage humain. Je cherche donc à me rapprocher de ce qui pourrait être cette langue… Mais je ne pense vraiment pas à Walt Disney dans ma démarche.
Le studio Ghibli que vous avez fondé vous a-t-il permis de créer plus librement ?
Oui, je l’ai fondé pour pouvoir créer les oeuvres que je n’aurais peut-être pas pu réaliser ailleurs.
On a entendu dire que Princesse Mononoké était votre dernier projet. Pensez-vous qu’il existe derrière vous une ou plusieurs personnes susceptibles de suivre votre parcours ?
Princesse Mononoké n’est pas mon dernier film. Je travaille à nouveau sur un projet (Sen to Chihiro no Kamikakushi)… En ce qui concerne un successeur possible, qui pourrait prendre la suite, j’en connaît un mais il n’est pas encore assez formé pour se lancer dans la réalisation d’un long métrage. De toute manière, je n’ai pas l’intention de prendre ma retraite tout de suite.
Propos recueillis par et
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