« Le Château ambulant » était raté. Certains y voyaient le signe d’une décrépitude de l’illustre réalisateur nippon Hayao Miyazaki. Grossière erreur : il revient aujourd’hui avec une oeuvre flamboyante, « Ponyo sur la falaise ».Rappel des épisodes précédents : après un Voyage de Chihiro (2001) qui prêtait déjà le flan à la critique dans sa seconde partie, nous étions restés carrément dubitatifs face au long métrage suivant de Miyazaki : Le Château ambulant (2004). L’auteur faisait en effet mine d’y recycler ses propres motifs thématiques et visuels, usant tel un cache-misère d’une surenchère chromatique épuisante, tirant parfois vers le kitsch le plus repoussant, au service d’un récit de fantasy confus et mollasson. Plus largement, nous nous posions la question du devenir d’un auteur, dont on ne peut guère nier aujourd’hui le génie, mais qui donnait là, sur le plan artistique, des signes d’épuisement, certes compréhensibles eu égard à son âge (il est né en 1941), mais décevants si l’on considère l’absence de compromis et la créativité toujours renouvelée qui caractérisaient jusque-là son parcours. Autant le dire tout de suite, Ponyo sur la falaise balaye ces doutes de fort belle manière : même si ce nouveau long métrage reste marqué par un foisonnement qui frise parfois l’inutilité, il impressionne surtout par sa fluidité narrative, sa concision enfin retrouvée et sa liberté totale sur le plan visuel et structurel, qui confine à la folie douce. Le qualificatif psychédélique vient en effet à l’esprit, non pas que le film ait quoi que soit à voir avec l’esthétique des années 70, mais parce que sa vision s’apparente à un trip hallucinatoire, aussi déroutant, sinon plus, pour les adultes que pour les enfants, dans la mesure où de nombreux éléments du récit sont inexplicables, et témoignent, plus encore que dans ses précédents films, du primat de l’image sur le texte. Il faut souligner à ce titre à quel point la méthode d’écriture de Miyazaki est d’essence fondamentalement visuelle : accumulant les croquis préparatoires dans un premier temps, il élabore ensuite directement le storyboard du film (sautant purement et simplement la phase d’écriture du scénario), l’animation des séquences étant alors lancée en parallèle, avant même que le storyboard ne soit complété. Un processus créatif en flux-tendu, proche du roman-feuilleton de par le fait qu’il est impossible de revenir sur ce qui a déjà été écrit, qui donne en outre la prééminence aux images nées de l’imagination fertile du dessinateur-metteur en scène, au détriment d’une storyline parfaitement claire ou cohérente dès le départ. Dans le pire des cas (Chihiro, Le Château ambulant), la montagne accouche d’une souris: l’accumulation déraisonnable de personnages et de péripéties pendant la première heure débouche sur un dénouement expéditif et incohérent; mais dans le meilleur, comme ici, cette forme d’écriture automatique produit un récit perpétuellement sur le fil du rasoir mais qui retombe, in extremis, sur ses pieds.
Amour-fou et survival
L’intrigue de Ponyo est pourtant simple : Sosuke, un jeune Japonais recueille sur une plage près de chez lui une petite créature au corps de poisson et au visage humain, dont il ne tarde pas à découvrir les pouvoirs magiques et qu’il baptise Ponyo. Bientôt séparée de Sosuke – Ponyo est en réalité la fille d’un magicien qui vit sous la mer -, la créature décide de retourner sur terre sous une apparence humaine pour vivre aux côtés de son sauveur. A partir de là, le récit progresse au fil de digressions souvent surprenantes, dont l’enchaînement ne doit strictement rien à une dramaturgie classique. Miyazaki se paye ainsi le luxe d’étirer certaines séquences en longueur – la découverte du fonctionnement de la maison de Sosuke sur le mode « l’écologie pour les nuls » – ou au contraire de briser le rythme par des ellipses ou des bifurcations inattendues. Ce qui semble guider le réalisateur ici, c’est le pur plaisir de faire se succéder les morceaux de bravoure les uns aux autres, sans ce soucier de ménager le spectateurs ou de livrer les tenants et les aboutissants de l’histoire. Qui est ce magicien qui vit sous la mer ? Quelle est la nature exacte de ses pouvoirs ? Nous n’en sauront rien et cela n’a aucune importance : seul compte ici le jeu sur les formes et les couleurs, sur la métamorphose des éléments (le corps de Ponyo, l’élément aquatique) et l’évolution des personnages, véritable fil conducteur du récit. Cette évolution est double : Miyazaki fait d’une part le récit de l’accession de Ponyo, au départ égoïste et asociale, à l’humanité, et d’autre part celui de l’émancipation de Sosuke vis-à-vis du monde des adultes. Ce gamin, déjà extrêmement indépendant, va effet, au fil de ses aventures, apprendre à se débrouiller seul pour défendre celle qu’il aime. Car Ponyo est une histoire d’amour-fou, au sens surréaliste du terme ; l’amour sauvage et irraisonné qui unit ces deux enfants, tellement énorme et contre-nature qu’il va faire basculer l’univers entier dans le chaos. Dans la seconde partie en effet, le réalisateur largue définitivement les amarres avec une réalité déjà distordue, montrant Ponyo et Sosuke, tels Willard dans Apocalypse now, naviguant sur la route de tous les dangers à la recherche de l’origine du mal. Ce qui frappe ici, c’est la contradiction profonde, politiquement incorrecte, entre l’âge des deux protagonistes et le sentiment qui les unit, ainsi que, d’autre part, les dangers mortels auxquels ils doivent faire face. Ponyo peut ainsi être vu comme un survival impliquant des enfants en bas âge, dans lequel les couleurs aquarelles et la musique sirupeuse ne suffisent pas à ôter chez le spectateur l’impression oppressants que tous deux risquent de succomber d’un instant à l’autre. De là à déclarer que Ponyo n’est pas un film pour enfants, il y a un pas que l’on ne franchira pourtant pas, car il nous semble que Miyazaki renoue ici avec la bizarrerie, la violence symbolique et l’universalité des contes de fées d’antan, auquel il emprunte aussi son schéma directeur: qu’est Ponyo sinon l’histoire d’une princesse et de son chevalier servant, quand bien même ce dernier n’a que 5 ans?
Moraliste cruel
Néanmoins, on reste frappé par la misanthropie qui suinte du film, qui apparaissait déjà notamment dans Le Voyage de Chihiro où les parents de l’héroïne, pitoyables beaufs nippons, se gavaient comme des porcs avant d’être punis pour leur voracité par les Dieux de la Nature. Ici, les adultes brillent par leur absence – si l’on excepte le beau personnage de la mère de Sosuke, dont l’animation traduit le dynamisme et la force de caractère -, et la possibilité de la disparition totale de l’espèce humaine sous les eaux ne semble guère émouvoir outre mesure le réalisateur, tant les hommes ne feraient que recevoir le châtiment qu’ils méritent pour avoir saccagé sa planète : cf. l’invraisemblable quantité de déchets qui jonchent les fonds marins, dans la séquence d’ouverture. Ainsi, contrairement à l’image de vieux sage débonnaire qui lui colle à la peau – c’est Isao Takahata qui est en réalité le seul véritable humaniste du couple-phare (divorcé) de l’animation japonaise -, Miyazaki s’affirme de plus en plus comme un moraliste volontiers cruel, ayant, semble-t-il, perdu foi en l’Humanité, tentant ici, sans trop y croire, de convaincre ses jeunes spectateurs que le futur est entre leurs mains, ayant abandonné l’idée de s’adresser à leurs parents, définitivement perdus pour la cause d’un monde meilleur. Condamné à réaliser des nouveaux films pour cause d’absence de successeur crédible au sein du Studio Ghibli, malgré la volonté maintes fois répétée de mettre fin à sa carrière, Miyazaki n’entend-il pas en contrepartie administrer à ses spectateurs une potion certes magique mais amère ? Cet art du contre-pied s’exprime également sur le plan visuel : contrairement à ses deux précédents longs métrages, Ponyo est dénué d’éléments modélisés et animés sur ordinateur, comme pour prouver la suprématie de l’animation « à la main » face à la déferlante de longs métrages en images de synthèse. Et la démonstration est plus que probante : il serait vain de citer ici toutes les merveilles que recèle le film en terme d’animation, mais s’il ne fallait en garder qu’une, la séquence du tsunami est un pur chef-d’œuvre, se terminant sur une étreinte passionnée prouvant à quel point Miyazaki parvient à exprimer les sentiments de ses personnages par des attitudes corporelles incroyablement justes et touchantes. En d’autres termes, s’il avait réalisé ce film pour prouver qu’il reste le meilleur réalisateur d’animation au monde, il ne s’y serait pas pris autrement : à côté de Ponyo, Wall.E ressemble à un film de fin de fin d’études. Le film ne serait-il pas également une réponse aux Contes de Terremer, réalisé par son propre fils, dont la raideur timorée fait piètre figure face à un tel feu d’artifice ? Si l’on reprend à notre compte l’analyse de Takahata au sujet de son ancien compagnon de route, taxant, par analogie à l’histoire de la peinture, sa production récente de baroque, par opposition au classicisme de ses débuts, il faut pourtant reconnaître que chez Miyazaki, cette décadence est particulièrement flamboyante.
Ponyo sur la falaise, de Hayao Miyazaki
En salles le 08.04.09