Entité audiovisuelle à nulle autre pareille, Ghost Box se fraie depuis quelques années un chemin à part dans le monde de la musique indépendante. Rencontre au sommet avec ses deux instigateurs, le musicien-sorcier Jim Jupp et le graphiste-démiurge Julian House.
Ghost Box, ce non-label aux productions confidentielles (plus pour longtemps, semble-t-il), dévoile les impressions d’un monde imaginaire imprégné de magie, d’occultisme et de rites païens issus d’un patrimoine culturel éminemment british. Ghost Box donne corps à une fantasmagorie à la fois littéraire, sonore et cinématographique, où texte, musique et graphisme s’imbriquent et s’enrichissent mutuellement. Dans cet univers excentrique et intemporel, les paradis perdus de l’enfance flirtent avec la parapsychologie, la quiétude désuète des cottages anglais dissimule des forces surnaturelles inquiétantes, et les parades nuptiales s’apparentent à des messes noires… En l’espace d’une poignée de disques-objets (Belbury Poly, The Focus Group, The Advisory Circle, Roj…), rares et précieux comme des améthystes, Ghost Box a redéfini une esthétique du collage rétrofuturiste, entremêlant folk pastoral, samples de library music, disco cosmique et rock psychédélique disloqués dans des méandres electro-acoustiques ténébreux et des imprécations d’outremonde. De ces ritournelles diffractées émanent des visions oniriques, oscillant perpétuellement entre rêves merveilleux et cauchemars venus du fond des âges. Rencontre au sommet entre les deux instigateurs de ce monde parallèle, le musicien-sorcier Jim Jupp et le graphiste-démiurge Julian House, partagés entre érudition de haut vol et humour pince-sans-rire.
Quand et comment est né Ghost Box ? Quel fut le point de départ de ce label qui n’en est pas vraiment un ?
Jim Jupp : Nous avons démarré Ghost Box en 2003, Julian House et moi, de façon à mettre en forme notre musique et nos idées sur un site internet et à vendre quelques-uns de nos CDs auto-produits par la même occasion. La charte graphique et le design étaient pour nous l’aspect le plus important, je ne suis même pas sûr que nous raisonnions alors en terme de label, il s’agissait d’avantage de créer un portail ouvrant sur notre propre monde parallèle d’images et de sons. Pendant une période de deux ans, Julian et moi nous sommes réunis régulièrement pour développer une sorte de manifeste esthétique basé sur les choses qui nous fascinaient l’un comme l’autre: les histoires d’horreur, les vieilles émissions télé bizarres, l’électronique « vintage », le psychédélisme, le folk, le krautrock et la library music. Tout cela s’est retrouvé dans nos premiers enregistrements et Julian s’est mis à concevoir une identité visuelle pour homogénéiser l’ensemble. Les choses ont continué à évoluer de la sorte, le design étant toujours étroitement lié au contenu sonore. Il nous arrive même de trouver les titres et la pochette avant même que la musique existe, si tant est qu’elle existe un jour. Le label a démarré en 2004 et durant les premiers mois, nous ne vendions que des CD-R auto-produits en quantités très limitées. Mais ça a décollé d’une manière inespérée, ce qui nous a encouragés à manufacturer les disques et à créer une boutique online.
Pouvez-vous nous faire un tour d’horizon des artistes liés à Ghost Box ?
Tout a démarré avec Belbury Poly et The Focus Group (respectivement, mon projet et celui de Julian). Nous avons toujours eu l’intention de garder un catalogue réduit et de ne sortir que des disques d’artistes qui ont totalement compris l’univers et la démarche de Ghost Box. Tout ce qui sort sur le label doit correspondre à l’esthétique que nous avons développée ou étendre celle-ci vers une direction qui nous semble logique. Le premier artiste extérieur que nous avons signé fut The Advisory Circle, alias Jon Brooks. Il avait entendu parler de nous à l’époque où Julian avait réalisé l’artwork de l’un de ses albums de library music sur Lo Editions. Nous connaissions et admirions déja son travail sous le nom King of Woolworths et nous avons tout de suite su que ce serait parfait pour notre label, sachant que nous partagions pas mal d’influences musicales. Mount Vernon Arts Lab, alias Drew Mulholland nous a contactés après que nous l’avons mentionné dans une interview dans Wire, et il nous a fait l’honneur d’accepter que nous rééditions son album « The Seance at Hob’s Lane ». Nous connaissons Roj depuis des années – Julian et lui ont fait partie de la même école d’art dans le South Wales (tout comme James Cargill de Broadcast). Nous avons réalisé qu’il avait amassé un paquet de matériau inédit et hautement original qui correspondait idéalement à notre esthétique, nous lui avons donc demandé de réaliser un album pour nous. Quant à Eric Zann, nous préférons laisser planer le mystère… Tous les artistes et ceux qui écrivent les notes de pochette développent continuellement le monde de Ghost Box, et nous sommes ravis de former un collectif plutôt qu’un label. Nous espérons qu’en 2010, il y aura encore plus de collaborations entre les différents artistes du label et encore davantage d’interactions entre l’écriture, l’image et le son.
Le design sophistiqué des pochettes est truffé de références cryptiques: les couvertures pop de bouquins des années 60, les affiches de films fantastique, l’art cinétique, les génériques de Saul Bass…
Julian House : Oui, l’inspiration principale des pochettes Ghost Box vient des livres de poche Penguin, des LPs de library music, des vieux cahiers d’école. J’ai toujours aimé les choses qui se déclinent en série, où le mystère provient de l’interconnection d’éléments qui peuvent s’appréhender individuellement mais qui forment un tout quand on les rassemble. Il y a aussi quelque chose d’hermétique, d’occulte dans cette notion d’incomplétude permanente, de pièce manquante. Cela fait appel au côté collectionneur que nous avons tous, mais aussi à l’impression que quelque chose existe au-delà de l’objet que tu tiens entre tes mains. Chacun de ces objets individuels correspond à un point d’entrée distinct dans un univers. Ma fascination pour les cahiers d’écolier à moitié oubliés vient encore d’ailleurs : ils évoquent cette période de la vie où l’on peut engager des relations très fortes avec des images dont on ne sait presque rien. Les notes de bas de page et les renvois sur les disques Ghost Box fonctionnent de la même manière : ils tracent les limites d’un monde mais ne remplissent pas l’intérieur, laissant un espace vacant dans lequel prennent forme les choses fantasmagoriques. Jim a raison de mentionner l’esthétique du collage comme élément central du projet. Il y a un côté ludique et spontané dans le collage, mais ily aussi une face cachée liée davantage au surréalisme et à l’inconscient. Burroughs a presque atteint une définition « magick » du collage avec son concept de Third mind. Le principal mystère dans ce jeu du collage réside dans l’idée que deux éléments combinés peuvent révéler un sens caché, et possèdent un attrait visuel autant que philosophique. La « chose manquante » suggérée par un montage ou un contexte fragmentaire nous ramène à l’indicible qu’on trouve dans les fictions de Lovecraft. L’autre chose qui nous lie à Lovecraft est la manière dont ses récits se référent constamment à des textes magiques et à de vieux grimoires maudits, des références tellement récurrentes qu’elles finissent par donner l’impression que ces ouvrages existent bel et bien dans la réalité, ce qui renforce l’impression d’authenticité de l’ensemble. La fiction finit par influer sur le monde réel.
Qu’évoque pour vous le terme Hantologie, auquel un journaliste de Wire vous a associés? Avec quels autres artistes vous sentez vous des affinités ?
Jim Jupp : Mordant, Ghost Box et Trunk ont été mis dans le même sac et ont bénéficié d’une énorme publicité grâce à un article de Simon Reynolds publié dans Wire, qui nous a associé au terme Hantologie, inventé pour l’occasion. Ce n’est pas un mot que nous utilisons pour nous définir mais c’était très flatteur de percevoir que la communauté des bloggers avait besoin d’inventer un nouveau genre pour définir ce que nous faisions. Le problème principal avec cette expression, c’est que je ne suis pas tout à fait sûr de savoir à quoi ele se rapporte précisément. C’est un terme tout ce qu’il y a de plus vague, et si j’ai bien compris, il semble pouvoir s’appliquer à bien d’autres choses qu’à l’étrange type de musique que nous produisons. J’ai appris que c’était un emprunt à Derrida, hors le jeu de mots homophonique sur « Hantologie » et « Ontologie » fonctionne sans doute mieux pour les francophones que pour les anglo-saxons. Cette scène s’est principalement développée autour de Birmingham dans les années 90 avec des groupes comme Broadcast, Pram et Plone, qui ont été des influences majeures pour nous, et avec lesquels nous continuons d’entretenir un fort lien de parenté. Si tant est qu’il y en ait un, le berceau de l’Hantologie serait plutôt à chercher dans ce coin là.
Ghost Box se réfère beaucoup à des traditions rurales ancrées dans un folklore et une mythologie spécifiquement britannique : des rituels païens à la magie noire, avec tout ce que ça induit comme notion mystérieuse et inquiétante, voire dangereuse… Il y a quelque chose d’insulaire et de mystérieux dans l’identité même du label, comme une vie secrète en autarcie qui ne serait pas liée à l’industrie musicale ou à l’actualité, mais qui induirait une notion « psychogéographique » bien plus large…
Tout ce qui gravite autour du mythe et de la magie joue en effet un rôle important dans l’esthétique de Ghost Box, mais ce qui nous tient le plus à coeur est l’idée que le cosmique vienne empiéter sur la banalité. C’est une idée très présente dans la science-fiction et les récits surnaturels anglais. Dans les scénarii de Nigel Kneale ou dans les histoires de John Wyndham, les événements bizarres ou les phénomènes paranormaux surviennent toujours dans un environnement familier où règne un esprit de paroisse – des petits villages de campagne ou de vieilles universités. Si la « psychogéographie » s’applique à ce que nous faisons, c’est davantage dans notre manière d’explorer des territoires fictionnels et de cartographier des mondes parallèles que dans des références à des localités précises de la campagne britannique.
Sur le dernier album de Belbury Poly (Time and scale), nous avons exploré les notions de temps et de mesure et comment celles-ci fonctionnent au sein du monde de Ghost Box. Les maquettes de paysages miniatures nous ramènent non seulement à un âge innocent où l’ordinateur ne faisait pas partie de nos passe-temps mais elles inspirent aussi quelque chose de fascinant et d’inquiétant, en particulier les celles présentées dans les musées, avec leurs gigantesques reconstitutions de voies ferrées qui traversent la campagne. C’est presque un processus occulte en soi – un acte créatif qui s’apparente à celui d’un démiurge imposant le contrôle sur une réplique du monde en circuit fermé, sans impératifs extérieurs, et c’est un peu cela à quoi s’apparente le paysage mental de Ghost Box : il est fabriqué à partir de fragments de véritables paysages, de bouts de musique, de collages et de fiction sous-jacente, que nous contrôlons de A à Z. Pour moi, l’installation Hell des Frères Chapman est l’exemple ultime de ce processus magique. Nous voulons induire la notion selon laquelle le monde de Ghost Box est un lieu où le temps ne s’écoule pas d’une manière normale – c’est comme une tranche de temps, disons entre 1960 et 1980, où tout est empilé et se déroule au même moment, où les influences culturelles se nourrissent aussi bien du passé que du futur.
Ghost Box fait aussi remonter à la surface les souvenirs de l’enfance, épicés d’un humour noir et d’une excentricité typiquement britannique. A la fin des années 70 en France, il y avait aussi toutes sortes de programmes TV de vulgarisation scientifique, illustrées par des bandes-sons synthétiques un peu kitsch. Or, en les écoutant rétrospectivement, elles éveillent des sentiments à la fois heureux, terrifiants et mélancoliques. C’est à la fois totalement naïf et utopique, avec la conscience nouvelle d’un monde revenu de l’idéalisme hippie, qui annonce la révolution technologique des années 80-90, les prémices du tout-digital et l’ère du consumérisme forcené… Cherchez vous délibérément à réactiver cette part perdue de l’enfance? Pensez-vous que Ghost Box soit perçu de la même manière par quelqu’un qui n’est pas né dans les années 70 ?
La plupart de la musique qui sort sur Ghost Box a trait à la mémoire, sans qu’il s’agisse pour autant, j’ose espérer, de seule nostalgie. Il s’agit davantage de recréer les sentiments d’étrangeté, de beauté et d’émerveillement émanant des souvenirs de la télévision et de la musique dans lesquels notre enfance a baigné, plutôt qu’une réplique fidèle des sons et des images – une archéologie émotionnelle si l’on veut, ou la nostalgie d’un monde parallèle venu du passé. Mais je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’être né à telle ou telle époque pour ressentir cela. Julian et moi sommes nés juste à la fin des sixties, mais c’est en partie notre amour de la musique psychédélique et des films de cette période qui entre en jeu dans Ghost Box.
L’angoissant et le merveilleux, l’innocence et la perversion, l’utopie et la dystopie, les réminiscences du passé et les visions futuristes… Ce sont des notions indissociables dans l’esthétique sonore de Ghost Box. Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous fascine dans cette ambivalence ?
J’imagine que ça provient de notre passion pour les fictions « cosmiques » et les récits d’auteurs tels que Arthur Machen, HP Lovecraft et Algernon Blackwood, portés sur d’étranges forces surnaturelles. Nous sommes inspirés en particulier par leur utilisation de références occultes (authentiques, imaginées ou un mélange des deux) et de descriptions historiques qui conjurent l’horreur venu d’un passé très ancien, enfouie dans le temps mais dont la menace est tapie derrière la surface de la réalité quotidienne. Cela fait partie de la manière dont notre mémoire digère la préoccupation pour le surnaturel et l’occultisme dans les programmes TV et les films de la fin des années 60 et du début des années 70 – quand les photos truquées, les raccords insolites et les techniques bizarres, comme la nuit américaine, étaient le nec plus ultra des effets spéciaux. Cet aspect très cheap et carton-pâte ne fait qu’accentuer l’impression de merveilleux. C’est tout un monde d’étranges textures visuelles qui s’est perdu avec l’avènement de l’ère numérique. Les films d’horreur britanniques font bien évidemment partie de nos grandes influences, comme ceux produits dans les années 60-70 par les studios Hammer et Amicus.
D’où provient votre intérêt pour la sorcellerie, les Electronic Voice Phenomena, l’intelligence extra-terrestre, le satanisme et tout ce fascinant bric-à-brac ésotérique ? Y croyez-vous sincèrement ou est-ce davantage une forme de fascination, mi-sérieuse mi-amusée ?
Toutes ces choses présentent pour nous un intérêt qui se situe au-delà du fait d’y croire littéralement ou pas, c’est plus comme si nous prenions en compte le surnaturel et l’occultisme en particulier comme des expressions fondamentales de la créativité humaine. Je pense qu’il s’agit d’une bonne chose pour l’imagination que de se pencher sur le miraculeux dans une époque sans religion. En mon for intérieur, je ne suis absolument sûr de rien tout en restant ouvert d’esprit, quoique plutôt sceptique quant à la plupart des manifestations surnaturelles. La part d’attirance pour ces sujets provient aussi de la manière particulière dont ils ont été présentés dans les médias populaires des années 1970: les documentaires télévisés avec Arthur C Clarke ou Leonard Nimoy, les bouquins de gare de Von Daniken et autres témoignages racoleurs sur les extra-terrestres, ainsi que toutes ces revues sensationnalistes du type Reader’s Digest et ces éditions kitsch consacrées au Surnaturel qui semblaient tous utiliser les mêmes photos de médiums spirites, d’églises hantées et de cérémonies vaudoues. Je ne pense pas que Ghost Box aborde tout cela si sérieusement, nous nous y référons sur un mode pince-sans-rire plus qu’autre chose. Nous prenons surtout un énorme plaisir à mélanger et à assembler des références provenant de vieux bouquins étranges, de films et de disques. C’est avant tout cette approche spontanée du collage qui fait surgir toutes sortes de bizarreries involontaires.
Julian House : Le collage sonore est le dénominateur commun de tous les artistes du label : la distorsion de l’espace-temps permise par le sampling, la mise en relation d’élements qui n’ont rien à faire ensemble. Avec The Focus Group, j’essaye vraiment de donner une qualité non-euclidienne et bancale à mes échantillons, c’est un peu comme de la musique cubiste.
Pensez-vous que la technologie, l’astrophysique et la science la plus poussée sont de futures portes d’entrée potentielles vers ces dimensions parallèles ? Vous intéressez vous aux théories de la physique quantique et aux découvertes drastiques sur la conception possiblement ‘holographique’ de l’Univers ?
Jim Jupp : Absolument. Toutes ces spéculations exotiques issues de la physique quantique sont proprement fascinantes. J’ai toujours été particulièrement conquis par l’idée de Bohm d’un ordre intrinsèque – un terrain sous-jacent à notre conception de la réalité, dépourvu de dimensions physiques ou de temps linéaire, où absolument tout existe potentiellement mais ne prend forme qu’à partir du moment où le pouvoir créatif de l’esprit le matérialise dans la réalité. C’est une notion magnifique car elle légitime la possibilité de « mondes parallèles », de la non-existence du temps, de la transcendance de la mort et de la nature holographique de l’univers. Bien entendu, ce ne sont que des spéculations à l’heure actuelle, et je pense que ça peut aussi devenir dangereux, dès lors où les mots « physique quantique » ouvrent la porte à toutes sortes de conneries: des élucubrations new age aux manuels de vulgarisation les plus spécieux.
La musique de Ghost Box s’apparente à une véritable expérience psychédélique. Etes-vous portés sur les psychotropes ?
Julian House : Notre musique possède en effet une haute teneur psychédélique, en particulier l’album de Broadcast avec Focus Group qui est rempli de sous-entendus lysergiques liés au rock et au cinéma underground de la fin des années 60. Mais le processus est basé sur l’idée même du psychédélisme, dans une lignée proche de Burroughs, du surréalisme et, comme l’a énoncé Jim, des théories de la physique quantique. L’idée de dimensions parallèles et de ponts entre ces dimensions est présent dans tout ce que nous faisons. Ghost Box est un univers imaginaire, auquel on accède par des disques-portails.
Ken Hollings et les protagonistes de la revue Strange Attractor semblent entretenir des obsessions similaires aux vôtres. Est-ce que ses livres et son champ de recherches – les ésotérismes à l’ère moderne, c’est-à-dire de la fin des années 40 à nos jours – influencent l’esthétique du label ? Pourquoi avoir fait appel à lui pour les notes de pochette de l’album de Roj ?
Jim Jupp : C’est Woebot, un ami commun, qui nous a présenté à Mark Pilkington, l’un des contributeurs de Strange Attractor. Nous nous intéressons à cette revue depuis longtemps, et nous étions impatients de nous rencontrer et d’échanger des idées. Le travail esthétique de Roj nous faisait penser aux genres d’expérimentations sur bandes que William Burroughs et Brion Gysin faisaient quand ils vivaient à Paris. Ken est un puits de savoir sur le sujet, sur les histoires cachées de la culture américaine et la période d’après-guerre. Il est aussi particulièrement doué pour adopter des styles d’écriture très particuliers… Nous lui avons confié une mission délicate : écrire sur un ton populaire des notes de pochette sybillines qui feraient référence à la parapsychologie de pacotille, au spiritisme, aux expérimentations sur bandes, à Marshall McLuhan, à Burroughs et aux EVP. C’était aussi vague que cela, mais il a parfaitement su comprendre notre intention et saisir la musique de Roj. Il a largement contribué à ce que je considère comme le livret le plus réussi du label jusqu’à présent.
Vous semblez également partager pas mal d’affinités avec les labels FInders Keepers et Trunk…
Oui, nous sommes très fans de tout ce qu’ils sortent. Le public de Ghost Box rejoint complètement celui de ces labels de rééditions, obsédés tout comme nous par les vieilles musiques de film, la library music, le psychédélisme et le folk – toute une culture cachée appartenant à cet outremonde que constitue la parenthèse enchantée des années 60 et 70 et qui ne demande qu’à être exhumé.
Ne croyez-vous pas que la tendance exponentielle de la société actuelle à tout rendre visible et disponible sur internet, à rendre public nos vies privées comme nos denrées culturelles et à vivre dans un flux continuel d’informations et de données matérialistes finit par renforcer cette attirance pour des mondes imaginaires, qui vient combler le vide métaphysique de l’époque ?
D’un côté, Internet est une opportunité géniale, cela permet à des petits labels et des musiciens inconnus comme nous de faire parler d’eux et de toucher un public très large comme ça n’aurait jamais pu être possible avant. De l’autre, la numérisation graduelle (scans et uploads) de l’ensemble de notre culture signifie que l’époque où la découverte d’une perle cachée s’apparentait à une chasse au trésor est en train de toucher à sa fin : si tu as un souvenir incertain d’une vieille émission de télé, il suffit de la chercher sur internet. Si tu tombes sur un vieux disque mystérieux, tu peux connaître sa cote et une biographie de l’artiste en moins d’une minute. La tâche du collectionneur a perdu toute sa magie : il ne s’agit plus de faire des découvertes, mais des acquisitions. Il ne tient plus qu’aux artistes eux-mêmes de mettre à disposition leurs archives sur Internet pour laisser aux objets physiques et aux performances le privilège de la discrétion et de la rareté. Ce qui est bien sûr plus facile à dire qu’à faire à une époque où gagner un peu d’argent avec la musique est devenu impossible, puisque la plupart des gens se font un plaisir de vous la piquer.
Ghost Box s’apparente à une oeuvre d’art total plutôt qu’à un label traditionnel. Dans la mesure où le travail visuel de Julian House est si essentiel à l’identité du label, avez-vous des projets d’événements qui englobent à la fois le son et l’image ?
Nous avons plusieurs événements en préparation et nous espérons réitérer le succès de la Belbury Youth Club Night que nous avons organisé à Londres début 2009. Nous projetterons des vieux programmes télé bizarres et des films d’animations de Julian, il y aura des concerts d’artistes proches du label ainsi qu’une exposition et nous prévoyons de passer des disques par la même occasion. Le seul hic, c’est que les journalistes s’attendent à ce que nous concevions quelque chose de consistant et de stimulant intellectuellement, alors qu’on aura surtout envie de faire la fête et de se marrer. La prochaine soirée est prévue en mars à Birmingham.
Quels sont vos derniers chocs artistiques ? Que nous conseilleriez-vous de lire, de voir ou d’écouter que nous sommes susceptibles d’ignorer ?
Je ne sais pas si ces téléfilms ont déja été diffusé en France, mais je conseille absolument aux gens qui s’intéressent à Ghost Box de regarder les Ghost stories for Christmas qui passaient à la télé anglaise chaque soir de Noël pendant les années 70. J’ai un épisode particulier en tête, Whistle and I’ll come to you my lad. Pour ce qui est des livres, je recommande tous les livres de Arthur Machen ou Cette hideuse puissance de CS Lewis, un roman de science-fiction méconnu, bien plus adulte que le Cycle de Narnia qui l’a rendu célèbre malgré un sous-texte chrétien très fort. C’est un roman qui n’a rien perdu de son étrangeté, avec une histoire dérangeante pleine d’expériences sinistres et une organisation secrète dévouée à l’éradication de toute vie sur Terre.
Propos recueillis par et
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