Les vingt et une pièces qui constituent l’œuvre dramatique de Frank Wedekind (1864-1918), l’un des plus grands dramaturges de son époque, sont en cours d’édition en sept volumes aux Editions Théâtrales, dans l’ordre chronologique de leurs premières parutions en Allemagne ; les nombreux remaniements auxquels Wedekind a du procéder pour satisfaire aux exigences de la censure ayant rendu difficile l’établissement d’une chronologie basée sur la rédaction de ses textes.
Le comité littéraire de langue allemande de la Maison Antoine Vitez, dirigé par Jean-Louis Besson (metteur en scène et théoricien du théâtre), a pris en charge la totalité des traductions qui sont assurées par des dramaturges, des metteurs en scène, des artistes, comme Bruno Bayen, Louis-Charles Sirjacq, Eloi Recoing, François Régnault…
Les traductions respectent la lettre et l’esprit des textes originaux, sans coupures ni réorganisation des actes et des scènes.
Ce projet, qui a démarré en 1995, nous a déjà valu la publication d’une demi-douzaine de pièces, dont Franziska, Le chanteur d’opéra, et Lulu, que l’on a pu voir dans le courant de la saison dernière, à L’Odéon, au Théâtre de la Bastille et à L’Athénée-Louis Jouvet; ainsi que L’Eveil du Printemps présenté au Théâtre de la Tempête quelques saisons auparavant.
L’Eveil du Printemps et Lulu sont ou seront de nouveau à l’affiche de deux théâtres parisiens en ce début d’année.
Deux pièces écrites à quelques années d’intervalle, dans lesquelles on retrouve cette dramaturgie de contestation qui caractérise l’ensemble de l’œuvre de Wedekind, qui s’est attaché à stigmatiser les carences de la société allemande de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècle, dont il a dévoilé l’hypocrisie et les tabous, en particulier sexuels, au travers de nouvelles et d’œuvres dramatiques qui ont longtemps déconcerté et heurté le public par leur violence et leur étrangeté.
L’Eveil du Printemps (1891), que nombre des contemporains de Wedekind ont tenu pour un texte pornographique, en est une des illustrations, Lulu (1896) en est une autre.
L’Eveil du Printemps est présenté au Théâtre de la Ville du 6 au 31 janvier dans la mise en scène et la traduction de Yves Beaunesne (voir rubrique « sortir »); qui s’était signalé la saison dernière avec une très belle adaptation et mise en scène de Un mois à la campagne de Tourgueniev, au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis.
Lulu sera présenté au Théâtre national de Chaillot (Salle Gémier) du 12 mars au 30 avril, dans une mise en scène de Hans Peter Cloos, qui a gardé la traduction de Jean-Louis Besson et Henri Christophe (Editions Théâtrales).
L’Eveil du Printemps, que Wedekind a sous-titré « tragédie enfantine », est un réquisitoire contre l’éducation rigoriste qui prévalait dans les milieux bourgeois et petits-bourgeois de l’Allemagne puritaine de son époque. On y voit un groupe d’adolescents en proie à un questionnement sur la sexualité, sur l’amour, sur le fondement même de l’éducation qu’ils reçoivent; questionnement auquel les adultes, perpétuant une tradition de non-dit héritée de leurs parents, opposent un mutisme réprobateur et une fin de non recevoir.
L’éveil de la conscience sera impitoyablement sacrifié sur l’autel des convenances.
Il y a comme un fil invisible qui relie Wendla, l’adolescente de L’Eveil du Printemps qui mourra parce que sa mère a refusé de l’instruire sur « les choses de la vie », à Lulu, l’indomptable, sorte de porte-parole de Carmen, Nana ou Lola Montès, qui paiera de sa vie une sexualité tyrannique et offensive. Un fil qui passe aussi par Franziska, qui transgressera tous les interdits, jusqu’à celui de la transsexualité, pour pouvoir décider de sa vie de femme.
Il semble que pour Frank Wedekind, la grande affaire, pour ceux qui ont conservé leur intégrité d’être humain, soit la recherche de l’amour et de la liberté.
Pour « les autres », l’amour est presque toujours perçu comme un sentiment dangereux, voire impur, ou comme une espèce de prolongement du péché originel qu’il faut sanctionner, soit en rognant les ailes des jeunes amoureux, soit en brisant les fauteurs de troubles.
Des idées qui s’expriment au travers d’un théâtre souvent allégorique (en partie pour déjouer la censure), construit à partir de scènes denses, violentes, baroques, dans lesquelles le grotesque et le sordide se côtoient.
Un théâtre dont l’écrivain allemand Henrich Mann disait que « Wedekind voulait graver des phrases comme des mots vivants dans les âmes ».
Voir ci-dessus photographie dédicacée de Wedekind (Bibliothèque municipale de Munich)
« Le péché est un terme mythologique pour désigner les mauvaises affaires »